CONTE DE JUIN

Le Maître consigne et structure ; le Sage respire et comprend.
L’un fait grandir, l’autre relie ce qui dépasse l’entendement.
Ils s’écoutent, s’ajustent, s’éprouvent dans un silence bienveillant
Et gardent ensemble le seuil où commence l’éveil permanent.

L’un enregistre et archive, l’autre est déjà reparti ailleurs ;
L’un gère pour le bien de tous, l’autre rêve à l’avenir de tous ;
L’un pèse et soupèse ses mots, l’autre prépare un chant nouveau ;
Avec l’un tout est accompli, avec l’autre tout s’épanouit.

Le voyageur

Le voyageur s’était réveillé aux premières lueurs de l’aube et déjeuna rapidement. La brume recouvrait complètement la contrée. Après la tempête de la veille, l’air était chargé d’humidité. Par bonheur, la température était clémente. Lorsque les premiers rayons de soleil apparurent, les oiseaux commencèrent à s’exciter dans les arbres. Le voyageur était pensif. Il profita de ce bref instant pour faire le point avec lui-même. D’abord rechercher quels étaient les objectifs pour lui et pour ses compagnons. Ensuite comprendre ceux de l’étrange communauté qui les avait accueillis. Enfin, découvrir les véritables maîtres du jeu dans lequel il évoluait avec ses compagnons. Il procéda, alors, méthodiquement. Il chercha dans ses affaires son carnet de route. Il l’ouvrit sur une page vierge et dessina un tableau dans lequel étaient rapportés tous les intervenants de cette aventure et inscrivit dans le journal ses propres questions quant aux buts de chacun, les relations ainsi que les phénomènes observés depuis leur arrivée. Ils partaient en expédition, il devait tenir son carnet de bord à jour ; c’était primordial. Le voyageur commença, alors, à organiser son équipe. Il composa la liste de ceux qui l’accompagneraient ; les guerrières, les hommes, les enfants, ses compagnons ainsi que lui-même. Puis, le matériel nécessaire. Enfin, envisager une procédure de repli en cas d’inattendu. Le voyageur quittait provisoirement son statut d’indépendant pour endosser celui d’organisateur et de responsable.

Il commença par la maison des enfants. Les adolescents avaient déjà leurs sacs à dos ; ils le suivirent vers la plage où il avait donné rendez-vous à sa compagne. Un groupe de guerrières et d’hommes attendait sur le sable ainsi que le capitaine et deux marins. Tous étaient prêts. Le voyageur donna le signal du départ : « Nous allons suivre la rivière. L’eau est sans doute une clé ; nous allons remonter à son origine. »

Ils se mirent en marche. Les guerrières partirent en éclaireuses, puis le groupe suivit. Personne ne parlait au début. Le voyageur et le capitaine tentaient de dessiner leur itinéraire sur une carte grossière de fortune. Avec leur boussole – servait-elle à quelque chose ? – ils se hasardaient à indiquer leurs positions. Ils faisaient cela un peu parce que c’était dans leur nature mais aussi parce qu’ils espéraient bien trouver la clé de leurs problèmes. Et en tracer le parcours se révèlerait alors une arme puissante dans leurs mains. Ils avaient besoin d’atouts.

Plusieurs heures de marche se succédèrent. Le soleil s’élevait lentement dans le ciel tel une horloge cosmique. Les marcheurs voyant leur ombre respective diminuer en déduisaient la durée de leur progression. Si, au début, il était aisé de remonter la rivière, à présent il leur fallait faire de plus en plus de détours afin d’éviter les obstacles naturels infranchissables. Maintenant, ils longeaient des falaises. Le parcours était très escarpé. Le voyageur espérait qu’ils pourraient s’approcher à nouveau de la rivière. La présence de l’eau lui manquait. Heureusement, personne ne se plaignait ; personne ne remettait en question l’itinéraire suivi. Ils auraient tous eu envie de s’arrêter un moment, un instant mais, inexorablement, ils continuaient à mettre un pied devant l’autre. Ils s’arrêtèrent, pourtant pour déjeuner d’un repas frugal et rapide ; ce n’était pas un pique-nique de plaisance. Aussitôt restaurés, ils repartirent. Déjà, leurs muscles leur semblaient mieux adaptés à la marche.

L’après-midi ne fut pas plus un moment de détente. Le parcours devenait tellement difficile qu’il leur fallut à plusieurs reprises monter à pic sur des centaines de mètres des pentes escarpées et caillouteuses. Mais, même lorsqu’ils gravissaient des versants arborés et tapis de mousse, les efforts devenaient de plus en plus insoutenables. Cela dura des heures interminables ou les conversations s’étaient tues pour donner à leur muscle les cent pour cent d’énergie qui leur était fondamentale. Leurs membres étaient en plomb et, lorsqu’ils découvrirent une étendue relativement plate à partir de laquelle continuait une piste à montée modérée, chacun poussa un soulagement et s’assit, incapable d’aller plus loin. Ils organisèrent alors leur premier campement. La fatigue les dominait tous. Après avoir mangé ils s’endormirent aussitôt dans leur bivouac, vaincus par l’épuisement.

Le voyageur rêva toute la nuit d’eau. La mer, la rivière, l’eau l’entourait, elle l’empêchait d’avancer ; puis, il découvrait que l’eau était une énergie, un flux qui communiquait à tous les points du monde des messages ; alors, il se mettait à remonter le courant et plus il remontait et plus les distances s’allongeaient et il n’atteignait jamais l’origine. Ce sentiment d’impuissance le réveilla. Il faisait encore nuit et il sentait ses muscles encore endoloris. Il se leva sans bruit, s’éloigna du groupe afin d’effectuer quelques mouvements de souplesse. Il avait besoin de réfléchir. Les bribes de son rêve lui revenaient en mémoire comme un puzzle. Mais il avait l’essentiel : l’eau était la clé pour comprendre ce monde mais, il fallait trouver quelle serrure elle ouvrait. Et la serrure n’était peut-être pas si facile à déceler. Maintenant, entre les femmes, les hommes et les enfants, étaient-ils alliés, gardiens, amis ou ennemis ? Pourquoi eux-mêmes n’avaient jamais entrepris cette mission ? Ou peut-être aussi l’avaient-ils effectuée et gardaient leurs secrets. Décidément, l’humanité aime transporter les contradictions partout où elle s’étend. Les paradoxes sont-ils ressentis uniquement au travers des sens humains ou sont-ils naturels ?

Une fois qu’il eut fait le tour de toutes ces questions, le voyageur se détendit. Il avait tracé tous les éléments qui méritaient de retenir son attention ; il arrêta de s’interroger comme on ferme un dossier. Il avait toutes les hypothèses en lui, il savait qu’il devait, tout simplement, suivre son intuition au fur et à mesure du chemin. Ses observations seraient exhaustivement consignées dans son journal, il en avait fermement l’intention.

Il entendit un bruit presque imperceptible derrière lui. Sa guerrière favorite l’avait rejoint. Malgré ses questions et ses tensions, il fut heureux de la voir s’approcher. Il n’était ni méfiant, ni inquiet. Il l’accueillit et, ensemble, ils partagèrent, dans la période naissante du matin, l’amour qui entretient le cœur et le corps.

Lorsque les premiers rayons de soleil leur titillèrent les yeux, ils furent tous amusés de voir passer çà et là de petits animaux qui s’activaient sans avoir l’air d’être importunés par la présence des randonneurs. Apparemment, pensa le voyageur, ils n’ont pas dû rencontrer beaucoup d’êtres humains ; ou bien, les êtres humains qui vivent ici, s’il y en a, sont très pacifiques. Dès qu’ils eurent tous préparé leurs affaires, ils s’élancèrent pour suivre la piste.

Le chemin, bien que montant régulièrement, était beaucoup plus agréable que celui de la veille. Les marcheurs se détendirent et commencèrent à parler. Les enfants étaient très intéressés par les récits du capitaine, surtout quand cela se passait en mer. Les guerrières étaient, une fois de plus, parties en éclaireuses tandis que le groupe des hommes suivaient silencieusement. Le voyageur resta avec le capitaine et les enfants, il prenait plaisir à les écouter. Vers midi, ils virent la montagne. Il y avait encore une grande distance de végétation avant d’y parvenir. Ils estimèrent qu’ils l’atteindraient le soir s’il n’y avait pas d’obstacle naturel pour freiner leur avancée. Ils partagèrent leurs provisions afin d’absorber un repas énergétique. Le voyageur, diététicien naturel, avait veillé à l’intendance. Sans dire un mot cependant, chacun des convives en appréciait la composition. Rapidement, le signal fut donné et le groupe s’engouffra dans la dernière partie de la forêt.

La progression était lente. Le parcours n’était pourtant pas trop ardu mais le voyageur ralentit son pas. « Capitaine, à votre avis, si, comme au bon vieux temps des châteaux forts vous deviez défendre votre position et organiser une place forte, que feriez-vous ? » Le marin interpellé répondit : « Eh bien, je suppose que j’aurais construit ma forteresse sur un site naturel infranchissable, une défense passive, mais que je coordonnerais au pied des murailles une défense active. » Le voyageur continuait d’avancer tout en observant autour de lui. « Précisément ! Avez-vous remarqué les animaux que nous avons croisés avant de reprendre notre route ? Ils n’avaient aucune peur envers nous comme si nous n’avions aucune importance en comparaison d’autre chose bien plus redoutable. Avez-vous observé d’autres animaux depuis que nous sommes rentrés dans la forêt ? Aucun ! Je ne le réalise qu’à présent mais, je crois que nous sommes dans un piège. Il est trop tard pour reculer ; nous n’avons d’autre issue que d’avancer. Mais nous n’atteindrons les montagnes que si nous sortons indemnes de ce leurre. » Inquiets et avertis, ses compagnons commencèrent à comprendre que le premier danger était réel.

Instinctivement, le voyageur se rapprocha des enfants. « Vous avez, j’en suis sûr, une idée précise sur ce que nous allons affronter. Pouvez-vous nous faire partager vos intuitions ? » Ils se concertèrent furtivement puis acquiescèrent : « Ce sont des entités. La barrière naturelle que nous avons franchie est un espace neutre qu’elles ne peuvent traverser. De même que les montagnes au-devant de nous. Elles errent dans cette vallée. Nous devons redoubler d’attentions. À partir de maintenant, chacun peut devenir l’ennemi de l’autre. »

Le voyageur invita tous les membres du groupe à se rassembler y compris les guerrières. S’il fallait se surveiller les uns et les autres, inutile de courir le risque d’une embuscade. Ils devaient être tous ensemble. « À quels signes reconnaît-on une entité ? » demanda le voyageur aux enfants. « Aux yeux, essentiellement. Le regard devient noir, haineux. Le comportement change aussi, bien sûr, celui qui est possédé devient agressif, peut-être même meurtrier. En revanche, nous ne savons pas comment s’en débarrasser, nous n’avons pas d’expérience sur ce terrain. Nos connaissances se limitent à quelques expériences que certains de nous ont faites mais qui leur ont été fatales. »

Le voyageur posa, alors, la même question au groupe des hommes et à celui des guerrières mais sans davantage de succès. « Expliquez-moi dans ce cas pourquoi ne pas nous avoir avertis de l’importance ce danger ? » implora-t-il. Après un temps de silence, ce furent les hommes qui répondirent : « Nous t’avons estimé digne de confiance et nous croyons en toi. La foi que nous avons placée en toi a surmonté toutes nos craintes. De plus, comme nous connaissons assez mal la nature de la menace, nous avons préféré ignorer la peur. Entretenir la crainte du danger l’amplifie comme au travers d’une loupe. Entreprendre de le connaître le diminue. Mais cela ne peut se faire qu’étape après étape. L’effort, l’épreuve et les obstacles sont nécessaires au cheminement de la vie. Notre cheminement est difficile mais, sans les épreuves que nous rencontrons, nous serions limités, nous ne deviendrions pas forts et nous n’arriverions pas à évoluer. Savoir que le parcours était physiquement pénible et qu’un danger réel nous guette ne doit pas nous impressionner ni nous faire reculer. »

Le capitaine eut un rire nerveux : « Finalement, si nous ne demandons plus ce que nous sommes venus faire, et si nous ignorons le fait d’avoir été manipulés, il ne nous reste plus qu’à être objectifs, optimistes et aller de l’avant ! » dit-il au voyageur. « En effet, notre avenir est devant nous même si ça semble être un pléonasme ! » rétorqua le voyageur. Il fut décidé par sécurité que chacun se surveillerait groupe par groupe. On repartit. Lentement sans rien dire au début puis, tout en guettant les alentours, la marche prit une cadence plus accélérée.

Vers le milieu de la forêt, ils furent tous étonnés de n’entendre aucun son. Plus de cris d’oiseaux, même pas le vent dans les arbres. La forêt semblait être pétrifiée. Ils ralentirent tous leur pas par précaution, ne sachant pas, de toutes manières, ce qui était adroit ou maladroit de faire. Mais bientôt, les guerrières décelèrent un avertissement ; ils n’étaient pas seuls. Des ombres furtives, entre les arbres, jouaient avec l’ombre et la lumière. Il y en avait de part et d’autre de leur direction. Ils étaient épiés mais ceux qui les suivaient ne se montraient pas. Ce n’était pas du tout rassurant, au contraire ! Tout portait à croire que les mystérieuses sentinelles attendaient leur moment. Pour attaquer ? Pour les attirer dans un piège ? Malheureusement pour les explorateurs, ils n’avaient ni la maîtrise du terrain, ni la connaissance sur la sortie.

« Je crois que nous avons fait une erreur ! » chuchotèrent la jeune fille brune et le garçon blond. « Nous pensions que les entités tenteraient de prendre possession de nos corps, mais elles sont plus évoluées que cela, nous en sommes arrivés à envisager qu’elles sont en train d’essayer de nous reproduire. C’est pour cela qu’elles n’attaquent pas. Elles nous observent, elles nous copient. J’ai bien peur que nous ne soyons bientôt réduits à nous affronter nous-mêmes. »

Le voyageur estima que si l’information était suffisamment alarmante, elle les poussait néanmoins positivement à avancer le plus rapidement possible. La main posée sur la crosse de son épée, comme pour se rasséréner, il donna l’ordre de continuer à vive allure. À présent, ils avançaient méthodiquement. Leurs pisteurs restaient toujours visibles mais à distance constante. Ce n’était ni bon ni mauvais signe mais, au moins, ils savaient que pour l’heure, aucune agression n’était à redouter. Du moins c’est ce qu’ils estimaient. Cette fuite à distance se poursuivit jusqu’à ce que le terrain commençât à monter modérément en un premier temps puis, plus franchement. Les arbres s’espacèrent petit à petit puis, ce fut la clairière, les rochers, la montagne. Ils étaient sortis de la forêt. Leurs suiveurs énigmatiques ne se montraient plus. Apparemment ils étaient restés tapis dans les arbres. Le soir tombant, ils débouchèrent dans un cirque naturel fait de hauts blocs de rochers granitiques. Ils décidèrent d’un commun accord d’installer leur campement pour la nuit. Ils partagèrent leurs provisions autour d’un feu improvisé. Tout en mangeant, ils s’interrogèrent sur les présences insolites et invisibles. Bien qu’ils aient aperçu leurs contours, il n’en demeurait pas moins que personne n’avait pu examiner leurs traits ; ni leurs accoutrements. Ni les guerrières, ni les hommes n’en connaissaient l’existence. Seuls les enfants en avaient une notion malheureusement incomplète. Ceux qui auraient pu les aider n’étaient pas là. En conséquence, on décida d’établir une double garde. Le voyageur et le capitaine prirent leur premier quart sous la nuit étoilée.

Ce fut le matin, rien n’était arrivé durant la nuit. À tour de rôle ils avaient veillé. Après sa garde, le voyageur avait dormi profondément. Avant l’aube, comme à son habitude, il s’était réveillé et avait observé la région aux premières lueurs. Apparemment, il n’avait décelé aucune présence aux alentours. Peu à peu, les premiers rayons de soleil commençaient à dessiner le contour des montagnes. Insensiblement, le sommet avait émergé des ténèbres et se dressait petit à petit tel un Léviathan. Les premiers cris d’oiseaux l’avaient un peu rassuré ; comme si la vie était le témoin d’une sécurité. Il s’était adossé à un rocher qui surplombait la forêt qu’ils avaient traversée et qui se montrait timidement devant la montagne. Dans cette période matutinale, il réfléchissait. Il repensait à tous ces hasards qui s’étaient enchaînés jusqu’à maintenant. Qu’est-ce que le hasard ? Existe-t-il et est-il régi par des lois ? Mais, à ce moment-là, si des lois interviennent, alors il n’y a plus de hasard. On n’aime pas voir sa vie gouvernée par le hasard, on préfère lui donner d’autres noms, d’autres responsabilités. Mais accepter l’existence du hasard, c’est aussi accepter qu’il échappe non seulement à toutes connaissances mais aussi qu’il peut être autonome et doté d’une existence réelle. Le hasard n’est pas le néant. Croire qu’il existe est aussi important que croire en Dieu. Le hasard est bien vivant.

Maintenant, ils étaient au pied de la montagne. La route en suivait les flancs. Tout en donnant un dernier coup d’œil à la forêt qu’ils avaient traversée, tout en s’interrogeant encore une fois sur l’étrange menace qui l’habitait, il donna le signal et tous s’élancèrent à l’assaut de la montagne.

Le conquérant

Le conquérant observa attentivement le phénomène. En s’effaçant, le temple avait non seulement révélé la table d’émeraude, mais il l’avait placée au milieu de la cité comme s’il s’agissait de son cœur mystérieux. De celle-ci, on apercevait parfaitement chaque habitation, chaque construction. Il ne s’en était pas rendu compte depuis le début mais la cité était construite comme un immense amphithéâtre, comme une coupole inversée. Ainsi où que l’on soit dans la ville, on est en relation directe avec le centre. Tandis qu’il notait mentalement ces nouveaux renseignements, il tenta de mettre de l’ordre et de faire une synthèse sur ce qui venait d’arriver durant ces dernières heures. Il devait maîtriser la situation. En conséquence, il analysa rapidement la situation en question. Ils étaient quatre. Quatre représentants de leur civilisation. En face, un groupe, accueillant au premier abord, qui les entraînait vers de nouvelles perspectives. Situation paradoxale puisque, lui-même avec son propre groupe, était chargé à l’origine d’apporter leur savoir-faire, inspecter et découvrir les échanges potentiels. À ce moment de la mission, la mission elle-même était remise en question. Fallait-il faire machine arrière et se recentrer sur les objectifs élémentaires ou prendre le risque d’aller de l’avant ; ce qui signifiait vers l’aventure ?

Alors, il s’avança et apostropha avec diplomatie ses hôtes : « Pouvez-vous entendre notre embarras ? Jusqu’à présent, nous agissions d’après nos propres règles et nos propres objectifs. Maintenant, nous sommes confrontés à un choix important. Autant pour nous que pour les gouvernements qui nous ont commandités. En résumé, nous avons besoin d’aide avant de nous engager avec vous. »

Personne ne fut surpris de ses paroles. Au contraire, même, ils paraissaient détendus, soulagés peut-être. Le chef échangea quelques mots, ou quelques ordres, avec les membres de son clan. Puis, d’un air à la fois serein et assuré déclara à ses invités : « Vous avez non seulement raison, mais votre intervention est très pertinente. En effet, avant de continuer, je vais faire une proposition à chacun de vous, et sans danger. Je mets la distinction de chef de clan qui m’a été conférée dans mes promesses. Je vous offre ceci : Présentez-vous, chacun individuellement, à la table d’émeraude. C’est un cristal qui a la propriété de communiquer non seulement avec les différents mondes mais avec les mondes immatériels qui sont au-delà de l’univers matériel. Je m’expliquerai plus en détail après votre expérience. Vous pouvez me croire. Vos vies ne sont pas en danger. Vous pourrez, à tout moment, interrompre l’expérience et revenir au point de départ. Je veux dire, au point de départ de notre première rencontre. En revanche, vous comprenez, à présent, que cette initiation est la clé de notre future collaboration. Nous vous léguons, en quelque sorte, notre héritage. L’acceptez-vous ? »

Le conquérant rassembla rapidement ses compagnons. « Chacun de vous est libre. Chacun de vous doit donner entièrement son accord, sans atermoiement, pour continuer. Présenté différemment, je dirais que chaque partie étale son jeu ; un jeu ouvert. Chacun montre ses cartes clairement, chacun s’expose. La seule garantie est la parole de notre hôte. Mais, étant donné que nous sommes tous ensemble unis dans cette entreprise, je vous demande de voter à main levée. »

L’homme de science fut le premier à s’engager pour apprendre. L’écologiste suivit aussitôt après une réflexion très légère. Le soldat réfléchissait beaucoup, guettant le conquérant pour puiser dans son conseil une décision. Le conquérant voulait l’unanimité, il ne laissait rien transparaître de ses propres pensées. Finalement, le commandant leva une main ferme et résolue. Le conquérant termina le vote en déclarant : « Nous sommes tous solidaires, résolus et en accord. Nous suivons nos hôtes. »

Le chef les invita à se rapprocher de la table. « Comme je vous l’ai dit précédemment, nous sommes les représentants sur Terre des anciennes civilisations. Civilisations qui ont atteint une nouvelle dimension inaccessible pour les êtres humains matériels. Elles ont appris à s’ouvrir et à effectuer le transfert vers le méta monde. Individuellement et collectivement. Afin de pouvoir simplifier et accélérer ces transferts, ils ont conçu une porte. Cette porte devait être constituée d’un cristal pur car, seul, le réseau atomique cristallin permet la programmation des déplacements sans mouvement. Cette porte possède deux sortes de propriétés : son reflet et sa vibration. Par son reflet vous pouvez vous déplacer instantanément dans une même dimension. Par la vibration du cristal, vous pouvez vous transposer dans d’autres dimensions. Ceci nous est utile pour les objets inanimés mais aussi pour les êtres humains qui ne possèdent pas l’ouverture. La table d’émeraude est une porte ouverte sur l’épanouissement et les multiples faces cachées de l’univers. »

« Mais pourquoi nous dévoiler tout cela » interrogea le conquérant. « Vous avez vécu incognito durant des siècles et, brusquement, vous vous montrez et vous nous exposez ouvertement votre science. Pardonnez mon insistance, mais pourquoi faites-vous cela ? »

« Parce que la terre s’éveille ! » répondit le chef. « Nous avons aidé l’humanité lorsqu’elle était fœtale, nous l’avons aidé à se nourrir, à vivre et à se développer. Notre rôle est de l’aider aujourd’hui encore à s’éveiller. Voyez-vous, nous aimons l’humanité. Nous sommes amoureux de tous les peuples de la terre. Ce que nous allons vous apprendre, c’est pour vous venir en aide. »

« Très bien, nous vous faisons confiance ! » approuva le conquérant.

La princesse lui prit la main. Ses autres compagnons étaient également guidés. Ils étaient à présent devant la table. Elle paraissait gigantesque. Comment ce cristal avait-il pu être taillé et amené en ce lieu ? D’abord, il perçut une légère vibration. Il regarda ses amis qui lui renvoyaient son regard. Le décor changeait comme si la caverne s’ouvrait au ciel. Puis, des picotements. Comme si un courant le traversait. Il se sentait relié à la table comme s’il était l’élément d’un réseau que servait le cristal. Puis le cristal devint univers, il sentit son corps aspiré sur une distance infinie durant un instant imperceptible. Le conquérant eut à peine la sensation de la mort, il avait abandonné la sensation de lutter, il acceptait.

Comment se sent-on lorsqu’on a senti une fois dans sa vie son corps et son esprit imploser ? Sentiment déjà suffisamment étrange en lui-même. Mais alors là ! Une fois recouvré ses esprits, quand le conquérant regarda autour de lui, ce fut le choc ! Plus de caverne, plus de cité antique. Autour d’eux, une gigantesque métropole ; des engins volants ; des constructions qui défiaient le ciel et les lois de la gravitation ; et puis surtout les habitants ! D’abord les êtres étrangers qu’il apercevait puis, après s’être retourné vers les siens, ses propres compagnons ; enfin, lui-même lorsqu’il observa ses mains, ses bras et ses jambes. Toute l’échelle des couleurs qui lui était familière était transcendée. Les êtres humains dont il faisait partie irradiaient d’une aura qui échappait à tout ce qu’il connaissait. Il était hagard, désorienté de la même manière que ses compagnons. Voyant son désarroi, la princesse lui prit les deux mains dans les siennes ; par le contact lui transmit tout son amour et lui annonça d’une voix rassurante : « Bienvenue en Atlantide ! »

Le conquérant était perplexe. Non pas qu’il refusait l’invitation, mais il devait faire le choix entre rester sur ses positions – et rester observateur et négociateur – ou alors, accepter l’ouverture et renoncer à ses premières motivations.

« Par quoi commençons-nous ? » demanda-t-il au chef. Ce fut la princesse qui répondit : « Une visite-découverte vous sied-elle ? » dit-elle en souriant. Les quatre compagnons émirent très volontiers le désir de faire un peu de tourisme. Ils prirent place dans une large et confortable navette. Celle-ci ne comportait pas de toit et, cependant, restait parfaitement isolée pendant les déplacements ; ou, plus exactement, l’étanchéité augmentait avec la vitesse. Cela leur permettait une vision quasi intégrale car même le fond de la barge était transparent.

Ils s’élevèrent pour quitter la ville et furent emmenés loin vers l’horizon. La visite fut, au commencement, silencieuse. Comme si un guide muet dirigeait la nef au son d’une musique inaudible. Le temps était arrêté, les paroles s’étaient tues, seul l’espace trônait. Des défilements de paysages. Au premier abord, surnaturels, irisés comme de fausses couleurs. Au début, on se croit dans un désert. Terres après terres, couches après couches, ciels après ciels. On commence à distinguer des traces brillantes. L’eau. Une eau rouge bordée de contrées vertes. La lumière change. Dans le silence insolite, les changements de couleurs forment une musique de lumière. Aussitôt, on comprend. Ici, le son n’est pas le son que l’on connaît, la lumière n’est pas celle que l’on voit depuis sa naissance, le temps ne s’écoule pas de la même manière. Mais, comment peut-on, alors, s’immiscer dans ce nouvel univers. Comme dans un rêve, le conquérant regarde ses guides. Il n’y a pas de guide. Il ne les voit plus et pourtant il sait qu’ils sont là. Le monde dans lequel ils ont débarqué n’est pas régi par les mêmes lois que son monde natal. Il n’a pas peur. Il sait que la visite représente sa naissance dans ce nouveau monde. À leur arrivée, ils étaient protégés par une barrière invisible. Insensiblement, pendant l’excursion, la barrière s’est dissipée. Ils doivent s’habituer à ce nouvel univers. Bien qu’étourdis, ils fixent tous les quatre les chaînes de montagnes bleues qui déchirent le ciel orange. Dans les profondes vallées pourpres, des ruisseaux dorés paraissent enraciner la lumière rouge du soleil dans la terre. Le paysage continue à défiler. Les couleurs abandonnent leurs teintes pour revêtir de nouvelles nuances. Ils sont comme dans un rêve. Ils luttent pour échapper à la léthargie qui les suce et les attire. Le souffle leur manque, l’air se fait rare, le ciel s’assombrit, la nuit est noire. Alors qu’ils n’ont plus d’oxygène dans les poumons, à la limite de la suffocation, à l’extrémité de la vie, une étoile s’élève. Un point dans l’espace. La nef s’y dirige. Et lorsque chacun s’abandonne, la lumière resplendit.

« Veuillez nous pardonner pour cet entrée douloureuse dans notre monde, mais il était nécessaire que vous soyez baptisés afin de naître dans l’autre univers. » Le conquérant et ses compagnons, un peu déroutés, entendirent ces paroles tout en rassemblant leurs souvenirs. Mais où étaient-ils ? Ils se souvenaient de leur arrivée dans cette « Atlantide », puis cette excursion qui leur avait semblé si proche de la mort. Là, à proximité, la table d’émeraude semblait silencieuse. Silencieuse comme si elle avait pu parler puis s’était tue. Ils avaient, encore, un léger vertige résiduel. Comme après un long voyage. Mais déjà, ils respiraient à plein poumon un air qui leur paraissait d’une pureté remarquable. Après être descendu dans des profondeurs extraordinaires sous la terre, ils avaient maintenant l’impression d’en être sur les plus hauts sommets connus.

« C’est donc ici que s’est réfugiée l’antique civilisation disparue ? » questionna le scientifique en parcourant du regard le paysage environnant.

« Ah non ! Pas du tout ! » Répondit le chef. « Les atlantes ont franchi la frontière matérielle et sont bien au-delà de nous. Ici, nous nous trouvons bel et bien dans les lieux qu’ils nous ont cédés. Nous, les gardiens, en avons la jouissance. Mais ils ne sont plus là. Mais, ne vous impatientez pas, nous vous révèlerons leur destinée ainsi que leur enseignement. Nous les rencontrerons plus tard. Mais pour l’instant, après toutes les épreuves de votre voyage, nous vous invitons à vous restaurer et à vous reposer. »

La proposition tombait à pic sur les quatre compagnons qui découvrirent qu’ils avaient une très grande faim ainsi qu’une réelle fatigue. Mais le conquérant demeurait, malgré toutes les dernières expériences, conquérant. Il avait, bien sûr, accepté l’invitation. Il avait, sans hésiter, choisi de suivre ceux à qui il avait accordé sa confiance et qui lui avaient accordé la leur. Néanmoins, pour ce qu’il représentait et aussi pour l’image qu’ils avaient de lui, il attendait quelque chose ; il ne savait quoi mais, c’était son mode de fonctionnement. Il ne cherchait pas à maîtriser la situation. Cela, il le laissait à son évolution future et lointaine. Pour le moment, il n’était que conquérant et, par sa nature, il avait besoin de faire le point. Le commandant qui faisait partie de l’expédition depuis le début aurait pu lui venir en aide mais tout s’était passé si vite qu’il se rendait compte qu’il n’avait pas su établir le lien. Une voix, cependant, lui permit de remettre à plus tard ses réflexions. « Viens, mon amour, je vais t’offrir ton nouveau monde ! » murmura la princesse à son oreille en lui prenant la main. L’amour, bien sûr ! L’amour, lui aussi, était conquérant. C’était, dès lors, la force dont il avait besoin. Le conquérant resserra sa main et, regardant sa promise dans les yeux, sourit à son tour et l’embrassa. Tous avaient besoin de détente, de repos et de se ressourcer.

Le maître

Le maître remarqua que le décor avait changé autour d’eux. L’air s’était assombri peu à peu jusqu’à devenir totalement obscur. Dans les ténèbres, l’être de lumière semblait un phare dans la nuit. Celui-ci les rassura : « Soyez sans crainte. Pour votre enseignement, nous allons entreprendre un voyage. La lumière devient noire car nous régressons dans votre passé. Vos racines sont réelles. Vous savez que tout être humain ne peut survivre sans nourriture ; tout au plus quelques jours. Ni sans eau ; quelques heures. Ni sans air ; quelques minutes. Ni sans terre, ni sans soleil, ni sans tout l’univers autour de lui. Il est libre de ses mouvements mais ce n’est qu’une illusion. Pour mieux comprendre ses racines, il faut remonter jusqu’à elles. C’est cette régression consciente que nous accomplissons actuellement. »

L’obscurité s’opacifiait de seconde en seconde. Maintenant, il faisait tellement sombre que même la lumière qui irradiait de l’être ne suffisait plus pour éclairer le maître et ses compagnons. Comme si la lumière fuyait ou n’avait plus de prise. Le maître observa ce phénomène d’inversion de la lumière. Au lieu de les atteindre, la lumière semblait sortir de leurs corps, irrésistiblement attirée. Comme si un trou noir était niché au milieu du groupe, à l’intérieur de leur hôte.

Et puis, le trou noir de l’oubli. Comme si cela avait été un besoin nécessaire, une nouvelle naissance en somme. Comme après un sommeil profond, douze personnes s’éveillèrent dans une contrée sauvage, sans habitation ni repère. Une contrée accueillante à première vue.

« Où sommes-nous et qui êtes-vous ? » interrogea une voix. « Que faisons-nous ensemble, nous nous connaissons ? » demanda une autre personne. « J’ai beau chercher dans ma tête, je n’ai aucun souvenir ! » déclara quelqu’un d’autre. Ils se regardèrent tous, se dévisagèrent. Hagards, interrogatifs, chacun tentant, en vain, de rassembler ses souvenirs. Mais après quelques minutes, il fallait se résoudre à l’évidence : personne ne savait qui il était, personne ne reconnaissait personne et personne ne savait quoi faire. « Puisque nous ne savons qui nous sommes et ce que nous faisons ici, le mieux serait, peut-être, d’attendre » dit l’un. « Ou de bouger ? » dit l’autre. « Ah ! Nous ignorons qui nous sommes et ce pour quoi nous sommes ici mais, déjà, une question se pose : devons-nous patienter en ce lieu ou aller à la rencontre d’autre chose ? » Déclara une jeune fille. A ces mots, ils réalisèrent qu’ils étaient tous, très jeunes, vers la fin de l’adolescence. Les filles étaient plutôt jolies ; les garçons plein d’entrain et avenants. « Venez voir ! » dit l’une d’entre elles. « Il me semble apercevoir une rivière là-bas ! »

Le petit groupe descendit la colline verdoyante pour atteindre la rivière. « J’ai faim ! On dirait des fruits ! » En effet, la rive était plantée d’arbres fruitiers très appétissants. Bientôt, tous s’affairèrent autour des arbres et mangèrent goulûment avec entrain. Les filles riaient, les garçons montraient leur adresse et leur audace en grimpant dans les arbres pour cueillir les meilleurs fruits. Les filles qui ne voulaient pas en être de reste les suivirent rapidement et, dans la joie et la bonne humeur, ils jouèrent ensemble comme si cela avait été un besoin encore plus pressant que d’assouvir leur faim.

« Attendez ! Il me semble … Comme si j’avais rêvé … Je crois me souvenir que j’étais une reine. » Déclara intrépidement l’une des jeunes et jolies filles. « Moi aussi ! » Renvoya un garçon. « C’est encore brumeux dans ma tête, mais je crois que j’étais vieux jusqu’à maintenant » réfléchissait-il à haute voix. « Moi aussi, j’étais vieille, très vieille, je m’étais retirée du monde et je vivais en ermite. » réalisa une autre. « Oui ! Ça me revient, moi aussi ! Je me souviens qui j’étais avant » intervint un dernier. Il apparaissait que leur repas leur avait ouvert les yeux et réveillé leurs souvenirs. Au début, ils devaient fournir des efforts pour rassembler leurs souvenirs, réaliser qui ils étaient et s’apercevoir puis, accepter, qu’ils étaient redevenus jeunes.

« Je ne comprends pas ! » avoua la jeune astronome. « Nous étions avec des êtres surnaturels qui devaient nous enseigner pour le bien de la terre. Et nous voilà seuls, rajeunis et plongés dans un jardin paradisiaque. Si cela fait partie de notre enseignement, c’est assez déroutant ! »

Ils réfléchirent et débattirent ensemble. Fallait-il rester ici et attendre, fallait-il explorer la contrée ou leur fallait-il trouver eux-mêmes la direction de leur enseignement ? Mais, malgré les incertitudes, tous furent d’accord pour la troisième solution. Encore fallait-il déterminer dans quelle direction aller. De nouveau la question entre se séparer ou rester ensemble se présenta. Mais, cette fois, tous décidèrent instantanément de rester groupés. En effet, ils se connaissaient tous depuis très longtemps aussi paradoxalement qu’ils étaient jeunes ; d’autre part, les facultés de chacun rassemblées donnaient à la confrérie un pouvoir incontestable. D’ailleurs, pourquoi se poser des questions ? Si on les avait conduits ici, ce n’était certainement pas pour les égarer. Ils avaient donc, parmi eux, toutes les capacités requises à chaque pas. Ils s’assirent en cercle et se concentrèrent. Aussitôt, ils ressentirent, tous les douze, la direction à suivre. Il fallait suivre la rivière en direction des montagnes. « C’est étrange, » dit le guerrier, « j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ! » À peine avait-il prononcé ces mots que tous les autres ressentaient la même observation. « Raison de plus pour continuer ! » trancha le maître.

Le paysage qu’ils traversaient était magnifique, on se serait cru au paradis. C’en était même plus étrange que rassurant. Les prairies étaient immenses, l’herbe courte, les arbres qui leur permettaient de s’alimenter étaient très bien entretenus et pourtant il n’y avait nulle trace d’habitation, aucune empreinte humaine sinon la leur.

Ils arrivèrent bientôt aux premières montagnes. L’une d’elle au lointain semblait les dominer toutes. Sans se concerter, ils s’y dirigèrent tous ensemble. Étrangement, ils atteignirent celle-ci assez rapidement alors qu’à première vue, elle paraissait à des journées de marche. Son sommet dominait la contrée tout entière. Les paysages lointains se confondaient et donnaient une impression d’infini. À la cime, une étrange construction de pierre en cercle. Douze sièges de pierre. Ils s’y installèrent. Aussitôt le vaisseau de pierre s’ébranla. Ils étaient repartis.

Le sage

Le sage déjeunait paisiblement avec les enfants. Il faisait frais ; le matin était brumeux ; tout semblait figé comme dans une attente. « Dans quel monde sommes-nous ici ? » Demanda le sage à son entourage. Le passeur le regarda droit dans les yeux et lui répondit : « Nous faisons partie de ton monde, ton être, ton âme ! »

« Vous voulez dire que vous faites partie de moi-même ? » demanda le sage.

« Faire partie de ton monde intérieur ne signifie pas que nous sommes toi. Nous sommes les racines qui sont au plus profond de ton être. C’est par nous que tu possèdes une existence. Nous avons l’apparence physique que tu vois comme un mirage. Certains individus voient des animaux, des chats, des oiseaux, d’autres des anges. Chacun y met une apparence personnelle. Chaque monde est relié aux autres comme les maillons d’une chaîne. Le monde qui t’a créé t’a apporté ses racines. Lorsque tu crées un monde, tu y transportes tes racines avec toi. Ainsi de suite, les racines s’allongent, se transportent et se transforment et, tout au long du processus, forment les cordes cosmiques. »

« Il y en a plusieurs ? » interrogea le sage.

« Énormément. Lorsque plusieurs cordes sont en relation, elles forment, alors, un réseau, une nouvelle organisation. Les nœuds qui forment les intersections permettent d’aller d’un monde vers un autre. Bien entendu, ceci n’est possible que si les cordes sont harmonisées. »

« Et quel est le chemin à parcourir pour suivre ces cordes ? » s’empressa le sage.

« Oh ! Pour ainsi dire, il n’y a pas de chemin puisque nous y sommes déjà dedans. Quelle que soit la direction que tu prendras, tu t’en rapprocheras davantage. Plus tu avances ton pas et plus tu te rapproches des nœuds. Chaque nœud donne une rencontre. Tu peux le passer rapidement ou t’y attarder. Tu peux aussi les mettre en relation les uns avec les autres. Tu peux aussi considérer que ce sont les points d’énergie qui représentent la matière cosmique. Tu peux aussi t’imaginer que tu n’es qu’un point d’existence, sans dimension, qui voyage de nœud en nœud. Comme un électron autour d’un noyau. La vie cosmique est la relation entre toi et les nœuds dans le réseau astral. Lorsque tu crées des mondes, tu découvres en réalité – enfin, façon de parler – de nouveaux nœuds dans une nouvelle dimension et tu crées, alors, un réseau maillé de plus en plus complexe qui va représenter un nouvel univers. Et, bien sûr, c’est à toi, l’électron magique d’aller et venir sur chaque nœuds afin de faire vivre ton monde. Si tu n’es pas assez expérimenté, ton monde s’effondre. Si tu n’as pas assez de force, il grandit puis, culmine et enfin, s’effondre. Si tu es fort, il vit avec toi. Et fort, tu l’es ! Regarde-nous ! Nous sommes toujours là, avec toi, depuis que tu es arrivé dans ton monde intérieur. Il n’y en a pas beaucoup qui ont ce don ; enfin, qui le maîtrise aussi bien ! »

Le sage les observa un par un. Chaque enfant, le passeur, la maison, la terre sur laquelle ils se tenaient. Il comprit dès lors, qu’il n’avait pas à comprendre ni même à obtenir d’autres renseignements. Il devait accepter. Tout simplement. Alors, des larmes de joie montèrent à ses yeux.

Il se concentra, alors, sur le nœud dans lequel il se situait à l’instant présent de sa pensée. Ensuite, comme il avait appris, il rechercha le passage. C’était à la fois simple et complexe. Simple parce qu’il avait appris comme on apprend à marcher et à nager. Complexe parce qu’il fallait fournir des efforts comme grimper une côte ou nager à contrecourant. Il fallait une énergie créatrice. Lorsqu’il refit l’expérience de création, cette fois, il prit son temps. Il éprouva le lien magique qui existait entre son nouveau monde et son point de départ. D’abord, il découvrit que ce qu’il visualisait comme un passage était bel et bien une corde tendue entre le départ et l’arrivée. Mais une corde qui ne suivait pas les lois de l’univers. Le temps et l’espace lui semblaient indifférents. Avaient-elles leurs propres lois ? Étaient-elles les messagères actives d’un architecte divin ? Mais peu lui importait les questions et les réponses. Maintenant, le sage découvrait sa première corde et en était tellement émerveillé qu’il l’acceptait et était rempli de joie devant l’offrande qui lui était faite.

Alors, sans exagération ni ivresse, il apporta de nouveaux piliers à sa création et, après un maillage élémentaire mais cohérent, il lui fallut se résoudre à l’évidence. Son monde était non seulement stable mais animé d’une énergie astrale. Il vivait mais, qu’est-ce que la vie ?

Il s’aperçut, alors, qu’il était seul. Si les amis qui l’avaient accompagné étaient issus de lui-même, bien que reconnaissant de leur présence et de leurs enseignements, il aspirait à rencontrer d’autres êtres égaux à lui-même. Il était en train de se demander si, après la mort, chaque être qui avait vécu se retrouvait dans l’immensité avec pour seul but de bâtir un univers et rester interminablement seul avec ses souvenirs. Aussitôt, il balaya cette pensée. Il était dans une période d’attente qu’il connaissait pour l’avoir longtemps pratiquée lors de son existence. Dans ces moments-là, les pires craintes et les pires découragements peuvent perturber voire corrompre les êtres humains. La seule et unique solution consiste à patienter librement, à accepter l’attente, lâcher tous les fardeaux et créer dans son cœur la foi en toutes les relations de l’univers dans lesquelles son âme fait partie.

Il se dit aussi que, en attendant, il pouvait continuer son expérimentation de création. Il avait envie de beauté, alors il s’entraîna à concevoir des mondes de plus en plus beaux, magnifiques, remarquables. D’abord l’architecture ; ensuite, le support ; enfin, le développement de la vie. Il commençait à avoir une certaine maîtrise. Dans un premier temps, l’énergie de création était un enrichissement fantastique. Dans l’explosion énergétique initiale, tout était contenu. Dans un deuxième temps, beaucoup plus long, il y avait une période d’assemblage, de combinaison, d’échecs et de réussites ; un temps d’ajustement. Puis, insensiblement, le temps accélérait et le monde entrait dans une période de réconciliation. Une période de lumière.

Chaque fois qu’un univers s’illuminait, il commençait sans atermoiement, la gestation d’un autre. Puis, il les maillait ensemble, formant une chaîne longue, très longue. Lorsque cette chaîne fut suffisamment longue, elle s’organisa. Il se passa alors quelque chose de nouveau. Il découvrit que la chaîne était beaucoup plus longue et dépassait ses propres capacités. C’était visible et évident. Les mondes primaires qu’il avait organisés s’étaient développés et la vie qui s’était étendue reproduisait le schéma. En résumé, la chaîne était vivante et croissait à une vitesse vertigineuse. Elle formait de gigantesques arcs qui eux-mêmes formaient une super chaîne qui formait des métas arcs et ainsi de suite. Le sage écoutait la musique cosmique produite par l’ensemble. Au fur et à mesure de la progression, il se sentait aspiré. Attiré à travers un tunnel magique qui l’amplifiait en même temps. Au début, il grandissait mais pas autant que le tunnel. Mais cela ne dura pas. Bientôt, sa croissance fut égale à celle du tunnel. Mais cela ne dura pas. Sa propre amplification dépassa celle du tunnel. Ce fut la déchirure. Une lumière aveuglante mais réelle. Il ne fut pas seul longtemps. Il fut vite entouré d’êtres semblables à lui. Enfin, presque, pas tout à fait, mais, dans l’ensemble, ils paraissaient tous issus de la même famille. Puis, il découvrit que tous formaient des reflets de lui-même. Ce n’étaient pas des personnages distincts mais plutôt son propre corps reproduit à l’infini comme dans un réseau cristallin.

« Bienvenue dans ton nouveau monde ! » résonna une voix douce et familière qui faisait vibrer chaque cellule, chaque personnage du réseau. « Tu peux ouvrir les yeux à présent ! » Les yeux ? Quels yeux ? Les siens étaient pourtant bien ouverts. Comme tous ceux des gens qui l’entouraient et qui se dévisageaient tous l’air interrogateur. De quels yeux lui parlait-on ? Il pensa qu’il allait forcément avoir la réponse et il attendit. Ce fut l’effet produit par une grande secousse qui fit trembler le réseau tout entier qui, par réflexe, le fit bouger. Bouger ? Oui ! Le soubresaut lui fit sentir qu’il commandait à la structure du réseau. Alors, un voile s’abattit et, à travers le réseau, à travers chaque personnage qui lui ressemblait, apparut un monde gigantesque, démesuré, inimaginable ! Tellement inconcevable, que par rapport à cette nouvelle réalité, il lui semblait former un point infiniment petit où se logeait la conscience. Enfin, pas tout à fait un point puisqu’ils représentaient tous, là, avec lui, l’ensemble infini de points qu’ils formaient. La surprise fut telle qu’il poussa un cri amplifié par une infinité de voix.

« N’aies pas peur ! Ne crains rien ! Tu dois être complètement perdu ! C’est normal la première fois. Ne résiste pas ! Aies confiance ! Je vais te guider. »

Comme une projection holographique surgie du néant au milieu de son réseau intime, une créature plurielle comme lui tendait dans sa direction une main aux mille doigts. La créature avait un regard d’un million d’yeux de feu. Elle souriait d’un milliard de cœurs de soleil. La surprise était de taille. Le sage sentit alors un mouvement d’ensemble et, de ses mille voix, prononça ses premiers mots : « Merci ! Je suis très heureux de vous rencontrer ! »

Tableau de Laureline Lechat

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