
Il partait sans règle ni carte ; il apprit à lire le monde.
Par le Maître, il apprivoisa les signes et les cycles profonds.
En retour, le Maître s’ouvrit à la clarté vive et féconde
D’un chemin qu’aucune science n’enfermerait dans ses raisons.
L’un parcourt des mondes nouveaux, l’autre alors les cartographie ;
L’un ne connait pas l’impossible, l’autre connait tous les possibles ;
L’un prend des risques insensés, l’autre enregistre les plus sensés
Et ensemble quand ils font le point, l’univers paraît plus brillant.
Le voyageur
Le voyageur était face à la montagne. Il la regardait, l’observait. Il ne cherchait pas à y déceler un signe d’agression ni même d’accueil. Elle était la montagne. Ils étaient les êtres humains qui allaient s’y confronter. Mais il restait optimiste et positif. Il ne sentait pas un conflit avec le terrain. Il savait d’après les expériences nouvelles qu’ils venaient, tous ensemble, de traverser qu’il y avait un danger. Mais le danger, si réel qu’il soit, ne venait pas de la montagne elle-même. Cela il le ressentait. Sans dire un mot à ses compagnons, il continuait la marche. Il préférait, pour l’instant, garder en lui ses préoccupations. Mais il avait besoin d’appuis. Il parcouru, de tête, les atouts qu’il possédait. Le capitaine, un homme de terrain. Les guerrières, des femmes sur qui il pouvait compter ; sa compagne en faisait partie et, de plus, elles possédaient une assurance et une expérience dans la survie de leur tribu. Les hommes, eux, étaient plus effacés ; ils restaient retranchés dans leurs positions ; ils ne pouvaient apporter que leur érudition mais celle-ci pouvait se révéler un avantage. Les enfants, quant à eux, offraient une richesse potentielle ; ils avaient exploré des lieux mieux que personne avant eux ; ils étaient intuitifs. Les femmes, aussi, étaient intuitives. Mais les enfants étaient allégés de l’expérience du terrain et présentaient une spontanéité ainsi qu’une révolte dues à leur jeune âge. Le voyageur, parmi ses compagnons, avait le rôle du médiateur et de l’administrateur.
Le groupe, après avoir dépassé une crête rocheuse, suivit le chemin qui débouchait sur une vallée. Le panorama était à l’échelle du chemin parcouru : grandiose. Entre les pentes escarpées des hauteurs se détachait un lac. Un lac majestueux qui reflétait d’une couleur émeraude la végétation qui l’entourait. L’apparition soudaine galvanisa tous les membres du groupe. C’était un moment de joie et de détente ; un moment de ressource. Comme si chacun retrouvait le pays de ses origines. Ils dévalèrent la pente pour se retrouver sur les berges sablonneuses. Les enfants s’étaient déchaussés et marchaient dans l’eau glacée et régénérante. Les femmes s’étaient dévêtues et plongeaient dans la masse liquide. Les hommes s’assirent sur la rive et devisèrent. Le voyageur et le capitaine entreprirent d’observer les rives opposées. À première vue, ils ne voyaient que les reflets d’eux-mêmes. Pourtant, le capitaine fit une observation pertinente : « Je sais que, dans ce monde, beaucoup de choses sont inversées, mais c’est quand même surprenant que nos reflets soient au-dessus de l’eau et non pas dans l’eau. »
De toute évidence, là-bas de l’autre côté, se tenait un groupe semblable à eux. Le voyageur fit quelques gestes pour en tester la symétrie. Chaque mouvement était reflété comme dans un miroir. Avec le capitaine, ils sortirent leurs jumelles et leurs longues-vues. Ah ! C’était beaucoup plus net. Effectivement c’étaient bien leurs reflets. À moins que ? Le voyageur tendit les jumelles au garçon. « Regarde bien leurs yeux. Reconnais-tu quelque chose que tu as déjà observé ? » Le garçon chaussa les jumelles, les adapta à sa vue et inspecta méthodiquement leurs images. « C’est le même regard que j’ai déjà aperçu ! Ils nous ont reproduits très exactement. » Le voyageur eut une idée : « Observe mon reflet tandis que j’observerai le tien. Fais des mouvements brusques, j’en ferai de même. » Ils effectuèrent des gestes inattendus, rapides tout en se gardant bien de ne pas regarder leur propre image. La démonstration était claire ! Les reflets ne reproduisaient pas exactement les mêmes gestes, ils n’étaient plus synchronisés. « C’est intéressant à savoir », remarqua le voyageur, « ils doivent puiser dans nos propres regards leurs facultés. Il faudra se garder de se confronter à notre propre double. Nous allons organiser des couples ; chacun devra observer voire combattre le reflet de l’autre et vice versa. C’est peut-être une solution, enfin, je l’espère. Existe-t-il un autre moyen de contourner le lac ? » Les hommes répondirent : « Non ! Les bordures sont trop abruptes et nous perdrions trop de temps ; il faut traverser le lac ! »
Ainsi informés, ils entreprirent alors la confection d’un radeau de fortune. Le capitaine était heureux et fier de partager son expérience et son ingéniosité leur procurait un atout remarquable. Il leur fallu la journée entière. De temps en temps, le voyageur et le capitaine observaient la rive opposée ; chacun scrutant le reflet de l’autre bien entendu. L’autre radeau avançait un même rythme que le leur. Après tout, cela n’avait rien d’étonnant ! Le soir, ils allumèrent un feu sur la berge et organisèrent leur dernière nuit avant l’embarquement. L’eau dormante et calme du lac scintillait au gré des flammes. Petit à petit, la nuit avait recouvert ce paysage de quiétude apparente. Au loin, un feu semblable renvoyait à son tour ses éclats. Ils s’endormirent sous la garde de deux sentinelles.
Au matin, tout était silencieux. Trop silencieux même. Chacun s’éveilla et se prépara. Une certaine inquiétude régnait dans la petite communauté. Avant d’aller plus loin, le voyageur réunit tout le groupe pour une dernière réunion avant l’affrontement. S’il devait y en avoir un.
« Nous allons traverser le lac. D’après ce que nous avons observé, il y a une grande probabilité que nous rencontrions les entités au milieu du lac. Vous l’avez observé vous aussi : ils reproduisent tout ce que nous faisons comme un miroir. Ils ont également un radeau prêt à partir. Nous allons donc nous élancer en même temps sur le lac. C’est comme une joute. Si quelqu’un a une idée, un renseignement, une légende oubliée ou quoique ce soit, qu’il n’hésite pas ! Nous avons besoin de toutes les connaissances. Lorsque nous serons partis, nous ne pourrons plus revenir en arrière. Si quelqu’un possède quelque chose à communiquer il faut absolument qu’il le fasse maintenant ! »
Le voyageur laissa le silence retomber comme s’il espérait que l’un d’eux y prenne appui. Ce fut l’un des hommes érudits qui prit la parole : « On dit, dans nos écritures, que l’eau est un miroir. Il y a certainement un lien entre l’eau qui reflète et les entités qui nous reproduisent. Il faudrait voir cet affrontement sous un angle différent. Nous sommes effrayés et inquiets par ce que nous voyons mais, ce que nous observons n’est rien d’autre que notre image que l’on nous renvoie. Faut-il en avoir peur ou bien faut-il traverser ce … miroir ? » La justesse de l’observation se faisait sentir dans le groupe. La jeune fille brune prit le relais : « Les enfants qui ont éprouvé cela et qui sont morts n’ont pas réussi à vaincre leur peur. Ils étaient très contractés et leurs traits trahissaient une grande frayeur. Mais, si les entités nous renvoient notre peur comme un miroir, comment peut-on les traverser ? » Le capitaine fit une réflexion à haute voix : « Dans les légendes, un marin se fit attacher à son mât afin de connaître le chant des sirènes sans y succomber. Il nous faudrait un bon mât ! »
Le voyageur se mit à réfléchir. Un bon mât pour s’y attacher ? Un bouclier pour se protéger ? Notre peur renvoyée à nous-mêmes comme un miroir ? Un miroir ? Et si l’on présente à son tour un miroir au premier miroir, la peur se perd-t-elle dans l’infini créé par le jeu des miroirs ? L’eau est aussi un miroir. Il demanda aux enfants s’ils connaissaient un rapport entre les entités et les miroirs mais ils répondirent par la négative. Non pas qu’il n’y avait pas de rapport mais, tout simplement, ils n’en savaient rien. Le voyageur avait une idée mais il ne voulait pas risquer la vie de ses compagnons. D’un autre côté s’ils ne tentaient rien, peu d’avenir s’offrait devant eux.
« Écoutez ce que nous allons faire ! » leur annonça-t-il.
Le radeau était fin prêt. Lorsqu’ils le mirent à l’eau, ils furent tranquillisés comme si un lien de parenté avait existé entre l’équipage et le bateau. Ils embarquèrent. Le capitaine lança ses ordres à son équipage de fortune. On hissa la voile et l’on orienta le cap. La brise était légère mais, surtout, leur permettait de naviguer vent derrière. C’était un avantage ; ils pouvaient donner toute la vitesse et obliquer au dernier moment tandis qu’en face ils étaient contre le vent. Leur bateau avançait vite. La décoration était curieuse. Ils avaient disposé les boucliers des guerrières qu’ils avaient polis à l’avant. Puis, l’équipage tout entier s’était étrangement positionné. Chacun de ses membres tournait le dos à l’avancée du radeau. Chacun des passagers, y compris le capitaine, s’était muni d’un miroir confectionné avec les moyens dont ils disposaient. Les guerrières utilisaient leur dague, les hommes avaient des parures réfléchissantes, le capitaine utilisait sa boussole, les marins leur ceinturon, le voyageur, quant à lui, détenait toujours un miroir personnel.
C’est à travers leurs rétroviseurs personnels qu’ils suivirent la course sur le lac. Le deuxième radeau piloté par les entités avançait beaucoup plus lentement que le leur à cause du vent. La rencontre était imminente. Le capitaine avait fait déployer toute la voile afin de profiter au maximum de la puissance du souffle qui s’était révélé leur allié. Mers et vents étaient depuis longtemps les associés du capitaine et le trio qu’ils formaient était aussi solide qu’un roc. Les quatre éléments fondus en un seul être : la capitaine. L’abordage n’était plus qu’une question de secondes. Chacun observait la scène inversée par son miroir. Ils virent très nettement les entités quelques secondes avant la collision. Elles étaient hagardes et immobiles comme si leur énergie avait disparu. À l’ultime fraction de seconde, le capitaine vira de bord afin de heurter le bord du radeau. Aidé par la vitesse, leur bateau éperonna leurs adversaires. Le choc fut considérable et le résultat fut que le radeau adverse chavira et se retourna précipitant ses passagers dans l’eau tandis que le capitaine, par la force de l’inertie et surtout par son adresse, réussit l’exploit de maintenir leur embarcation intacte, filant toujours en direction de l’autre rive. Se gardant bien de regarder directement en arrière, tout le monde se retourna pour, cette fois ci, s’orienter vers l’avant. C’est par leurs miroirs protecteurs qu’ils découvrirent que leurs adversaires avaient coulé à pic. Ils scrutèrent longtemps la surface des eaux mais en vain. Aucune trace de vie. Juste un radeau renversé qui gardait son secret.
Ils débarquèrent interrogatifs mais soulagés d’avoir effectué la traversée. Ils dressèrent leur camp. Bien que la journée ne fût pas avancée, ils voulaient savoir si le danger était écarté définitivement ou non. Ils en profitèrent pour explorer les environs. Vers midi, rien de nouveau ne s’était produit venant du lac. Les éclaireurs avaient découvert la suite de la piste. Tout paraissait calme. Ils mangèrent puis, se levèrent et partirent en direction du sommet.
Le conquérant
Le conquérant se détendit pendant qu’il mangeait. Il avait décidé d’abandonner ses préoccupations et d’accepter l’offrande de ses hôtes. Pourtant, une question lui brûlait les lèvres : « J’ai entendu que vos ancêtres étaient passés dans un autre plan physique et que plus tard, nous pourrions les rencontrer. J’ai, également, cru comprendre qu’il existe une frontière entre nos deux plans. Quelle est cette frontière ? » Le chef de tribu prit son temps avant de répondre. Il termina sa galette et trempa ses lèvres dans la coupe qu’il tenait. Puis, il prit son inspiration et expliqua : « Rien de ce que tu peux imaginer. Absolument rien. Il faut que tu arrives à concevoir que tu vis dans un monde matériel limité. Tellement limité que même les hommes qui y vivent sont persuadés qu’ils peuvent sans cesse en repousser les limites infiniment. Leur univers est tellement limité qu’ils n’arrivent pas à en avoir conscience. Et pourtant, l’espace est limité, la matière est limitée, le temps est limité, l’esprit est limité. Il existe une barrière infranchissable. Malgré tout, certains ont pris conscience que la vitesse de la lumière délimitait les lois de l’univers. Et pourtant, encore, ils ne parviennent pas à discerner la frontière. Cependant, je peux te dire que le monde matériel dans lequel nous vivons n’est qu’une étape parfaitement cloisonnée. Et si tu désires aller au-delà des limites, il faudra d’abord que tu y croies, ensuite que tu les voies, enfin que tu les transcendes. Et je ne te développe aucune thèse tirée tout droit de mon chapeau. Ce que je suis en train de te dévoiler, je vais te le montrer. Mieux ! Tu vas en être ! Pour simplifier, je pourrais aussi te dire que l’homme limite lui-même son univers ; il est lié à ses limites. »
L’homme de science s’était complètement statufié en entendant ces paroles. Le commandant ne disait mot. L’écologiste, quant à elle, semblait émerveillée. « Vous voulez dire, » dit-elle avec fougue, « que nos esprits vont s’élever et vont passer dans un plan supérieur ? Que nous allons, nous aussi, devenir des êtres nouveaux ? »
Le chef leva les mains. « Doucement, ne vous empressez pas. N’oubliez pas que si vous êtes ici, c’est pour aider vos semblables. Tout ce que nous vous montrerons, vous devrez l’emmener dans vos cœurs et l’apporter à votre civilisation. N’oubliez pas que nous effectuons un échange. Comme il en a été toujours convenu. Certes, vous allez découvrir des possibilités inimaginables, mais c’est pour mieux vous préparer à votre future charge dans votre propre monde. Nous ne sommes pas là pour en sauver quelques-uns mais pour vous sauver tous ! Allons, il est temps de commencer ! »
À ces mots, il se leva et, aux signes de ses mains, tous le suivirent. Ils embarquèrent à nouveau dans une barge qui, aussitôt, s’éleva dans les airs. Le voyage fut très rapide ; ils se posèrent sur une colline verdoyante. Quelques arbres dispensaient leurs ombrages, l’air était rafraîchi par une légère brise agréable ; c’était un lieu de villégiature, propice au repos et à la détente. On se serait presque cru dans un camp de vacance. L’atmosphère y était aussi pour quelque chose ; c’était la fin d’une après-midi d’été. On sentait que la chaleur avait marqué le terrain. La nature semblait se réveiller comme si la chaleur s’était revêtue de nuit. Chacun des quatre compagnons goûta l’heure bleue estivale. Le chef les invita à s’asseoir sous le feuillage d’arbres géants.
« C’est surprenant de voir combien chacun de vous représente, à sa manière, l’espèce humaine. Les hommes, les femmes, les scientifiques, les écologistes, les hommes d’armes, les décideurs, vous êtes très complémentaires, hétérogènes, équilibrés. Ce n’est certainement pas le fait du hasard que vous représentiez l’égalité des races et des sexes. »
Égalité des races et des sexes se demanda le conquérant ? C’était surprenant ! Pour les races, il réalisait qu’effectivement le scientifique était un asiatique, que l’écologiste était de race noire. Restait le commandant et lui-même pour la race européenne. Quoique, à bien regarder, le commandant avait plutôt des traits eurasien. Il ne s’en était pas rendu compte jusqu’à présent tant ce quatrième personnage s’était révélé discret jusqu’à présent. Quant à l’égalité des sexes, une seule contre trois, ça ne semblait pas très égalitaire à première vue. À moins que …
« Dites-nous, commandant, qui êtes-vous vraiment ? » demanda énigmatiquement le conquérant au quatrième membre de leur groupe. Celui-ci, ou plutôt celle-ci, répondit en se levant. Elle ôta sa coiffure militaire et laissa des mèches longues, couleur de jais, retomber sur ses épaules. « La sélection était difficile, j’ai dû oublier mon sexe et être l’égale d’un homme pour y participer. Je ne voulais rien laisser paraître de ma féminité. L’objectif était, pour moi, le plus important. »
« Donc, vous êtes bien deux hommes et deux femmes ! » trancha le chef avec une pointe d’amusement sur la surprise qui avait frappé les trois compagnons. « Vous voyez ! Vous ne connaissez pas vos propres possibilités et pourtant, elles sont là ! »
Le conquérant était un peu courroucé. Il ne luttait pas contre les évènements ni contre les personnes mais tout de même ! Un peuple qui l’épie et qui lui montre son avancée par rapport à sa propre civilisation. Des compagnons qui lui cachent leur jeu. Tout cela rendait bien plus ardue la tâche dont il devait s’acquitter. D’autant plus que ladite tâche se révélait bien éloignée de ce qui avait été annoncé. Cependant, en bon stratège, il n’en laissa rien paraître. Mieux. Il se servit de son courroux passager à l’intérieur de lui-même et accepta toutes ces transformations.
Il prit une longue inspiration. L’air de l’été était chaud et agréable. Il sentit ses poumons s’emplir d’oxygène ionisé par le soleil. Il en apprécia la trace de son plus précieux allié.
Le soir assombrissait le paysage de plus en plus. De toute évidence, on allait passer la nuit sur la colline. À première vue, ce n’était pas désagréable car l’air était tiède et doux, il n’y avait pas dans l’air la fraîcheur que l’on ressent en altitude. Les arbres s’étaient obscurcis mais leur présence semblait plus rassurante, plus harmonieuse. Déjà, les premières étoiles commençaient à scintiller dans le ciel. Ce qui démontrait clairement qu’on était bien à la surface de la terre. En revanche, les constellations paraissaient inconnues.
La nuit, maintenant, était définitivement tombée. Personne ne disait mot. Chacun attendait.
Le maître
Le maître observait le vaisseau. Il se souvenait du premier voyage ; les souvenirs revenaient. Mais c’était différent. La première fois, ils étaient partis avec leurs bagages, leurs corps, leurs connaissances. Cette fois-ci, on les avait allégés. Ils étaient tous très jeunes et débarrassés de leurs fardeaux. De ce fait, ils étaient beaucoup plus attentifs. La première fois, la surprise était forte et, malgré leur désir d’ouverture, ils avaient analysés la situation. À présent, ils n’avaient pas cette nécessité. Leurs souhaits n’étaient pas de comprendre mais de participer. Et leurs sens renouvelés étaient disposés à l’expérience. Tout d’abord, le vaisseau n’était pas de pierre mais de cristal. Même si les deux avaient la même origine minérale, ils sentaient bien la différence. Le cristal transmettait une onde, une pensée, une direction. Le navigateur invisible, niché au cœur du cristal, communiquait avec eux. Ils s’étaient attendus à être accueillis par un être de chair ; ils étaient guidés par un être minéral. Soudainement, il se demanda s’il ne rêvait pas ; s’ils n’avaient pas tous été plongés dans un sommeil de rêves qu’ils expérimentaient.
« Ne t’impatiente pas et ne doute pas. Si je vous ai ramené à vos origines, c’est pour vous en faire ressentir les racines. Et ce n’est pas dans un rêve mais bien dans la réalité que vous allez accomplir ce retour aux sources. Même si cela vous parait incroyable, ce n’en demeure pas moins réel. Quant à la jeunesse de vos corps, il a suffi de réveiller vos cellules endormies et leur apporter une certaine chaleur. C’est pour cela qu’il vous a fallu du temps et de l’énergie pour recouvrer vos souvenirs. »
Les douze compagnons étaient, ensemble, emplis de nostalgie. Ils avaient l’impression d’avoir empaqueté leurs souvenirs dans une valise comme un album de leurs vies. Ils étaient à la fois très heureux de ce renouvellement mais il leur fallait passer par la tristesse pour l’accepter. À présent, le vaisseau de pierre filait silencieusement vers sa destination secrète. Ce n’était pourtant pas un secret puisqu’ils savaient, tous, quelle en était la destinée. Mais ils restaient sur le moment du mystère ; celui où tout se révèle petit à petit. Bien qu’apparemment rudimentaire, la nef procurait un confort simple mais ingénieux. Les banquettes, à première vue, austères, se révélaient confortables. On aurait presque dit qu’elles facilitaient le repos. Une énergie magique et bienfaisante irradiait-elle de la roche ? Toujours est-il qu’ils s’endormirent tous d’un sommeil profond et régénérateur.
À leur réveil, ils entendirent des clameurs lointaines. Ils ouvrirent leurs yeux pour s’apercevoir que leur nef s’était posée au sommet d’une colline. Pas trop élevé mais suffisamment pour dominer la cité en contrebas. À première vue, il y régnait une grande agitation. Une route menait à l’entrée de la ville. Ils la suivirent pour s’informer et découvrir quel était ce lieu. Le paysage était désolé, presque désertique. On aurait dit qu’on lui avait aspiré sa vie. Lorsqu’ils entrèrent dans la ville, il était inutile de demander ce qui se passait : les habitants fuyaient. Qui fuyaient-ils ? Ils ne pouvaient répondre à cette question car ils ne comprenaient par le langage des habitants. En revanche, tous convergeaient dans la même direction. Et, de plus, sans leur demander quoi que ce soit, la simple observation apportait beaucoup d’éléments. D’abord technologiques. Leurs véhicules bien qu’apparemment rudimentaires étaient mus par une énergie inconnue. Pas de moteur visible, pas de mécanisme caché et, pourtant, ils supportaient de lourdes charges et, surtout, se déplaçaient sans bruit. Ils s’interrogeaient sur l’idée de les suivre lorsque l’une des filles aperçut un groupe de personnes qui ne semblaient pas céder à la panique comme la plupart des gens. Ils étaient réunis sur une terrasse elle-même sous un dôme qui se dressait au milieu de la cité et qui semblait dominer toute la ville. Aussitôt, ils cherchèrent le parcours à suivre pour atteindre le dôme. C’était assez facile car toutes les rues partaient du centre et rayonnaient jusqu’aux limites de la ville. D’autres rues perpendiculaires permettaient le passage d’un quartier à l’autre. Autre chose. La topologie de la ville était singulière. Elle était en forme de coupole comme une gigantesque parabole. Le dôme central était non seulement le cœur de la cité mais, de plus, était visible quel que soit l’endroit où l’on pouvait se positionner. Leur choix était donc le bon. Du noyau de la ville, ils auraient non seulement une meilleure vue de l’ensemble mais peut-être aussi arriveraient-t-ils à communiquer avec les personnages aperçus tout à l’heure.
Ils y arrivèrent assez rapidement. Ce n’était pas dû à l’ardeur de leurs forces conjuguées à leur exultation mais plus simplement par l’architecture simple et efficace de la cité. À l’entrée du dôme, un portail grand ouvert invitait les visiteurs à pénétrer. Après avoir traversé une allée ombragée, ils virent la terrasse. Quatre vieillards étaient assis en train de deviser entre eux. Lorsqu’ils remarquèrent les jeunes gens, ils se levèrent et s’avancèrent vers eux avec un sourire visible sur leurs yeux et leurs lèvres. « Soyez les bienvenus ! Nous vous attendions avec impatience ! »
« Avec impatience ? » répondit, étonné, le jeune maître. « Dans la ville que nous venons de traverser, toute la population est en effervescence, on croirait un exode massif ! Ne nous dites pas que vous nous attendez comme des libérateurs ! »
« Bien sûr que si ! Vous êtes notre avenir à tous ! » S’exclamèrent les quatre vieux personnages. Deux d’entre eux portaient une barbe d’une blancheur éclatante et étaient assez grand pour leur grand âge. Les deux autres étaient imberbes mais c’était normal ! C’étaient deux vieilles petites femmes très ridées tout autant que leurs compagnons masculins. « Vous êtes les douze que nous attendions ! C’est vous qui allez nous sauver. »
Les douze compagnons s’observèrent, interloqués et surpris. « Comment pouvons-nous vous aider ? Nous venons de nous retrouver dans un monde inconnu, certains d’entre nous étaient aussi vieux que vous, nous venons de nous retrouver tous jeunes sans savoir ce que nous venons faire ici et vous nous apprenez que vous attendez quelque chose de nous ? Excusez-nous mais nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous pouvons vous apporter ! » Intervint la jeune astronome.
« C’est parce que vous ne savez pas encore complètement qui vous êtes vraiment » répondit l’une des petites vieilles femmes. « Venez ! Le temps presse mais nous avons le délai nécessaire pour travailler. » À ces mots, les quatre vieillards les invitèrent à les suivre sous la coupole. La pièce était vaste et circulaire. Les sièges étaient disposés en cercle. Les jeunes gens s’installèrent tandis que leurs hôtes prenaient place au centre. « Voyez-vous, chacun de vous possède une expérience de vie très riche mais vous ne vous êtes pas encore suffisamment découverts. L’expérience et le temps finissent par vieillir le corps mais, justement, vous êtes arrivés à nous rajeunis. Il est temps que chacun ouvre son cœur et son esprit et se découvre. Vous allez voir ! C’est comme expérimenter quelque chose pour la première fois. Avant de commencer on s’en sent incapable. Puis, dès que le premier pas est fait, on s’aperçoit que ce n’est pas l’abîme vertigineux auquel on s’attendait. Le deuxième pas vient raffermir le premier et le troisième rassure. Que le premier commence ! »
Le jeune maître se leva comme pour faire sa première représentation. Comme s’il interprétait pour la première fois devant un public son propre rôle. Une sorte de trac lui nouait le ventre mais, après tout, il n’avait rien à perdre et tout à gagner. Peut-être.
« Durant toute mon existence, j’ai toujours … » C’était le premier pas. Imprécis. Il lui manquait l’assurance. À grand peine, il continua : « Je me suis longtemps interrogé sur ce que j’étais. Toutes les personnes autour de moi avaient l’air de savoir ce qu’ils devaient faire et ce qu’ils devaient être. Pour ma part, je restais éperdument interrogatif. Qui étais-je en réalité. Qu’est-ce que c’était que le monde qui m’entourait ? Et plus je m’interrogeais, plus j’expérimentais à mon rythme ma place dans le monde et plus on me pressait à grandir à faire des choix. » Le deuxième pas. Il fallait maintenant avancer le troisième. Il devait avoir la foi ! « En fait, je me suis surtout senti différent parce que pour moi, le plus important dans la vie n’était pas la place que je pouvais y prendre, cela c’était plutôt alimentaire, mais c’était de découvrir ce qui faisait l’essence de moi-même. C’est pourquoi, je me suis efforcé d’apprendre toujours et toujours, continuellement. J’ai appris à recherche l’humilité. Non pas par politesse ou par pudeur. Non ! J’ai appris à rester humble parce que j’ai réalisé que l’éveil de mon être reposait sur un équilibre précaire, très précaire. Le moindre faux pas, la moindre aptitude à se renier, le moindre choix que je faisais pour me rassurer m’éloignait de l’éveil de mon être. Au début, j’en étais désespéré. Je savais que quoique je fasse, je finissais par m’écarter en suivant des chemins rassurants et trompeurs. J’étais toujours reconnaissant envers les personnes qui m’aidaient à me recentrer. Petit à petit, j’ai appris à grandir et à comprendre puis à diriger ma propre vie. J’ai appris à ne pas faire des choix mais plutôt à utiliser chacune des directions à prendre. J’ai appris à discerner dans chaque alternative ce qui était bon pour moi et ce qui était mauvais. À tel point qu’aujourd’hui, quel que soit le choix qui s’offre à moi, plutôt que favoriser une solution, je refaçonne le problème et je redistribue les données en prenant dans l’ensemble mes propres solutions. J’ai appris à ne plus choisir mais à reconstruire. J’ai continué à développer l’éveil que je sens en moi tout comme je le sentais lors de ma prime enfance. J’en ai appris la maîtrise. Ainsi, en faisant une nouvelle répartition de mes perceptions, je sais qu’il existe un lien entre cette ville et moi-même. Comme si j’en faisais partie ou comme si j’en avais fait partie il y a très longtemps. »
« Nous aussi avons dû faire de nombreux choix durant notre existence » dirent ensemble en se levant le jeune roi et la jeune reine. « Nous avons régné sur notre petit pays en cherchant chaque jour, le bonheur et le développement. Et nous devions écouter chaque habitant. Et nous devions concilier chacun avec chacun. Beaucoup de choix à faire chaque jour. Mais nous n’appliquions aucune règle. Il n’a jamais existé la moindre loi écrite à l’avance. Jamais nous n’aurions accepté qu’un code de loi prévoie et régisse les agissements de tous les hommes et toutes les femmes. Nous nous sommes efforcés à écouter chaque requête comme chaque personne. L’équilibre est périlleux et tangible mais c’est, pour nous, le plus humain qui soit. Et d’un commun accord entre nous deux, c’est la plus importante des quêtes humaines. C’est la nôtre. »
« J’ai beaucoup voyagé » dit le guerrier en se levant à son tour. Il fallait toujours que je découvre, jour après jour, tout ce qui existait sur terre. Depuis mes premiers souvenirs, j’ai toujours été curieux et attiré par ce que je ne connais pas. Dès que je connaissais quelque chose, cela faisait partie de moi. Il fallait, alors, que j’aille ailleurs. Pour moi, la connaissance a toujours été comme la nourriture nécessaire à chaque jour. Et, jour après jour, tout comme il faut, à nouveau, absorber de la nourriture, il fallait que je découvre de nouvelles choses. Chaque découverte est ma nourriture qui entretient ma charpente humaine. Dès qu’elle fait partie de moi-même, je grandis, je reste le moment nécessaire et puis, je repars. Je rencontre d’autres personnes à qui je vais apporter mes découvertes qui vont les faire grandir à leur tour. Eux-mêmes m’apporteront de nouvelles découvertes et, ainsi de suite, mon univers s’étend. »
« Tu as raison » annonça la jeune astronome. « La découverte, c’est sentir dans son cœur quelque chose de très, très fort qui nous attire. Au début j’ai réfléchit très, très tôt. Aussi tôt que j’ai pu commencer à penser. Je me demandais quand j’étais enfant s’il me fallait suivre mes impulsions et courir vers ce qui m’attirait le plus ou bien s’il me fallait m’arrêter pour réfléchir. Alors, je me suis dit que, comme j’étais petite et entourée, je n’avais rien à craindre. Alors, j’ai suivi mes intuitions. Alors j’ai suivi mes envies de découvertes. J’ai certainement déconcerté mes parents qui me comprenaient mal. Mais je n’ai jamais de toute ma vie hésité. J’ai continué à chercher les découvertes, à aller de l’avant tout en ayant la foi qu’il ne pouvait rien m’arriver. Plus tard, je me suis aperçue que plus fort était mon désir de connaître, plus forte était ma foi. Aujourd’hui, mon cœur est aussi ardent que mon âme est en paix. J’ai trouvé l’équilibre. »
« Quand j’étais jeune, je pensais qu’il y avait réponse à toutes les questions des enfants » intervint à son tour l’initiée. « J’ai rapidement compris qu’il me fallait moi-même gagner les réponses plutôt que d’attendre celles des autres qui étaient le plus souvent fausses et incomplètes. Puis, petit à petit, qu’il n’existait pas une seule vérité. Que les réponses aux questions ne sont ni écrites à l’avance pas plus qu’elles n’existent. Bien souvent, chercher une réponse ou une solution, c’est faire un acte de création. Et on se rend alors compte que la réponse n’est pas le but mais le chemin parcouru pour y arriver. Un chemin initiatique et dynamique. La vie existe parce que l’amour porte les hommes à construire non pas un avenir mais la voie pour l’atteindre. La magie de l’alchimie n’est pas le résultat mais l’expérience. J’ai donc appris à peser mes pas et mes gestes comme le maçon aligne ses briques qui construisent le mur. Je ne cherche pas. Je réalise. Mais cela, je l’ai en moi depuis que je suis enfant. Je ne l’ai jamais oublié. Comment aurais-je pu ? »
« Trois petits chats étaient nés cette nuit-là. Avec mes frères nous avions assisté leur mère ; nous l’avions aidée. Au matin, nous étions tous ravis de cette offrande que la vie nous avait faite. Le soir, lorsque nous sommes rentrés, après l’école, le panier était vide. Notre mère nous a, alors, expliqué qu’il y avait eu un problème et que les petits chats avaient été malades et qu’ils étaient morts. Toute ma vie d’enfant j’aurais voulu être docteur pour rappeler à la vie les chatons. Comme si j’avais le pouvoir de redonner la vie à ceux qui étaient faibles. Cette souffrance s’est ancrée dans mon cœur d’enfant. Lorsque j’ai grandi, j’ai toujours conservé cette vision. Alors, j’ai appris. Alors, j’ai fait des études et j’ai voyagé et parcouru le monde pour sauver. Ma vie était devenue celle du chevalier qui allait combattre le dragon pour délivrer les opprimés. Quand j’étais jeune, je rêvais souvent que je guérissais un jeune homme ou une jeune fille incurable. J’ai développé pour cela des connaissances et des pratiques. Je craignais souvent de ne pas trouver la solution. Alors, il fallait que je me confronte à des problèmes les plus insolubles qu’il soit. Il fallait que je devienne de plus en plus forte. Parce que le jour où je devrais ressusciter quelqu’un, je devrais être forte. Puis, comme un arbre, après avoir grandi, il faut se développer et porter des fruits. Alors j’ai compris que je ne pouvais donner que ce que je possédais. Et le seul pouvoir que je détenais était l’amour que j’apportais à ceux qui avaient besoin de moi. En conséquence, j’ai appris à ne donner que ce que les autres espéraient de moi et non pas ce que je voulais leur donner. J’ai orienté ma médecine dans cette voie. Parallèlement à ce que je connais de moi, je cherche à percevoir ce que mes patients voient en moi. Et parallèlement je découvre ce qu’ils cherchent en eux-mêmes. Et ainsi, je les guide. Soigner les autres, ce n’est pas leur apporter ce dont ils ont besoin, c’est les accompagner à découvrir leurs propres solutions. Et aussi à se réjouir avec eux du chemin parcouru. » Le médecin avait exposé devant tous son intimité. Elle était à la fois soulagée et fière de ceux qui l’avaient aidée à se construire.
« Nul autre que moi n’a pu déceler dans les yeux d’un homme qui va mourir l’espérance du pardon. J’ai vu beaucoup de criminels dans ma carrière mais, certains m’ont ouvert les yeux. » Le juge parlait avec conviction. C’était sa fonction. Pourtant, son pouvoir était d’avoir transigé dans maintes affaires et d’avoir apporté son intuition. « Voyez-vous, je n’ai jamais été détective ni enquêteur. Mon travail n’était pas de découvrir qui était responsable ou meurtrier ou assassin. Mon travail résidait dans le jugement. Une fois qu’une affaire avait livré son coupable, il m’imputait d’en évaluer l’importance et de décider d’une peine. Je ne parle pas des affaires bénignes. En revanche lorsqu’il s’agissait d’affaires plus importantes, le plus souvent criminelles, mon devoir était, une fois les chefs d’inculpation établis, à officialiser la peine. Dans ces conditions-là, il faut tenir compte des deux parties et évaluer le préjudice. Cela était mon travail. Au-delà de ce travail, j’ai été, à chaque reprise, touché par la demande de pardon qui émanait de chacun des condamnés. Bien entendu leur faute était grande. Bien sûr le préjudice aux parents des victimes était grand. Certains condamnés n’étaient que des bêtes. D’autres étaient redevenus humains et imploraient le pardon avant de mourir. Ceux qui avaient fauté redevenaient des êtres humains réclamant l’humanité qu’ils n’avaient pas su accorder aux autres. Le paradoxe était important. Des êtres qui avaient accompli des œuvres dégradantes et épouvantables et qui se rendaient compte au dernier moment de la pitié qu’ils n’avaient pas su accorder à leurs victimes. J’ai toujours ouvert un espoir de vie à ces gens-là. Seuls ceux qui réalisent le mal qu’ils ont fait peuvent comprendre et mériter le pardon. Du moins pour l’expérience que j’ai vécue avec cette catégorie de personnes. »
Le diplomate était à son aise. Bien entendu, son domaine d’intervention était de trouver le point médiateur entre deux positions. Mais, cette fois-ci, il devait intercéder non seulement entre ses compagnons, mais avec lui-même. Comme si sa personne était extérieure à lui-même. Et, bien qu’il ne puisse être à la fois observateur et participant, Il déclara : « J’ai toujours cherché à obtenir l’équilibre entre chaque personne. Mon travail est un travail de conciliateur. J’écoute les arguments de chaque partie et ce que je recherche, ce n’est pas de favoriser l’une ou l’autre des deux parties mais de construire le terrain d’entente afin que germe l’essence de l’association. De la même manière qu’on amène un homme et une femme à se rencontrer afin de procréer un être nouveau qui leur sera lié, mon rôle est de conduire deux parties différentes et qui s’opposent à se réunir pour engendrer un être nouveau. La création ne peut se concevoir qu’à partir d’un mal originel ou plutôt un chaos. Et l’amour que j’insuffle dans le développement crée une nouvelle vie. Que peut-il y avoir de plus beau que de faire émerger le bien du mal ? Nous en sommes tous la preuve concrète et perpétuelle. »
L’ermite avait beaucoup réfléchi avant de parler. Elle n’avait cependant aucune hésitation. « J’ai découvert durant mes expériences qu’il fallait être libre pour pouvoir exister en tant qu’être humain. Seule la liberté du corps et de l’esprit amène l’humain à la sagesse. Il faut se détacher pour être clairvoyant. Il faut rompre ses amarres pour être égal à égal. J’ai laissé mon être choisir sa liberté, j’ai choisi pour lui la voie de la solitude apparente. Les humains en groupe établissent des lois et des règles statiques et stériles qui éloignent l’esprit du corps. Mais en faisant l’effort de refuser ces lois et ces règles, en prenant le chemin désolé qui échappe à toutes ces attractions utopiques, j’ai ouvert mon cœur à la loi universelle. J’ai recherché dans mes cellules, dans mes souvenirs antérieurs les véritables lois qui harmonisent l’univers. En étant seule, j’ai amplifié mes connexions intérieures avec l’univers. À chaque découverte, à chaque initiation, j’ai émis des sentiments d’amour envers le monde entier. J’ai placé mon être en équilibre entre l’univers et l’humanité. Je me suis limitée à n’être plus rien d’autre qu’une antenne, qu’une émission. Capter ce qui est invisible et l’émettre dans le visible. Percevoir le caché et le révéler au grand jour. Mon existence d’ermite n’est pas un refus de vivre en communauté mais un désir d’amour et d’équilibre. Une alchimie, une expérience, une offrande. J’ai offert mon être afin qu’il soit un lien, afin qu’il éclaire. Je suis la servante de l’univers. Je m’y connecte et je renvoie tout l’amour qu’il contient à mes semblables. »
La magicienne était amusée. Ces phénomènes et ces expériences nouvelles étaient, pour elle, normaux, inéluctables et nécessaires. « Savez-vous qu’à chaque pas de la vie, la capacité d’apprendre et d’évoluer reste la même ? Réalisez l’effort que doit faire un bébé pour s’adapter à son nouveau monde. Est-il plus ou moins important que l’étudiant qui, tout au long de sa scolarité, devra passer examen après examen. Et quels qu’ils soient, vont-ils refléter les problèmes de sa vie future ? Et lorsque, plus âgé, on est confronté à sa mort, l’expérience est-elle plus simple ou plus complexe par rapport à chaque obstacle franchi en fonction de l’âge ? Il n’y a pas de réponse car la vie de chacun est expansive. Chaque étape réalisée apporte une nouvelle dimension à l’être. Il y a un affrontement entre l’expérience passée et la réalisation du futur. Et pour bien s’en rendre compte, il nous faut comprendre et vivre le présent. Le moment que nous vivons actuellement et toujours le moment le plus important de notre vie. C’est l’essence de notre vie. C’est la limite temporelle dans laquelle notre être rejoint l’univers qui l’entoure. Plus l’instant présent est resserré, plus l’univers se concentre dans l’être humain. À la limite, à l’instant présent ponctuel, sans durée, l’univers tout entier est conjoint à l’être humain. Carpe diem, disaient nos enseignants. Ils avaient raison, aimer l’instant présent, c’est aimer l’univers, c’est aimer ! »
Lorsque le mage prit la parole, tous eurent l’impression d’avoir vécu cet instant. Le mage était pour chacun le plus vieil ami ; celui que chacun connaissait de longue date ; aussi loin que remontaient leurs souvenirs. Il parla lentement comme s’il parlait à de vieux amis qu’il n’avait pas vus depuis longtemps et, aussi, comme s’il voulait les préserver. C’était le seul à sourire avec compassion lorsqu’il parlait. Il n’y avait aucun regret ni acte manqué dans sa voix. Non pas qu’il n’avait jamais traversé d’épreuve incommensurable. Mais pour lui, ce n’était rien d’autre qu’une pièce du puzzle de la vie. Un simple pas comme les autres, une étape comme les autres. « J’ai participé à maintes quêtes, insurmontables, infranchissables, impossibles à accomplir. Et c’est pourtant vrai qu’elles l’étaient chimériques ! Mais, voyez-vous, rien n’est écrit à l’avance. Ni le possible ni l’impossible. Ni la réussite et ni l’échec. Et c’est de savoir que rien n’est déjà annoncé que l’incommensurable s’efface. Là où seule la main de Dieu est possible, là où nul être humain ne s’est aventuré, là où tout parait aussi improbable que le néant, là est tout au contraire la création de l’homme. Dieu a créé l’univers, Dieu a créé l’homme. C’est l’homme qui doit, à son tour, créer son avenir. L’homme doit supplanter sa propre existence et découvrir les chemins qui sont au-delà de lui-même. Et pour cela, il n’existe aucune méthode sinon l’acceptation et le don de soi. »
Le sage
Le sage, après avoir prononcé ses premiers mots, resta un moment à observer, au travers de ses nouveaux sens, son nouveau corps, son nouveau monde, ses nouveaux compagnons de route.
Évidemment, tout ce qu’il avait traversé jusqu’à présent ne lui était, désormais, d’aucun secours. Il avait franchi une frontière, il ne pourrait plus revenir sur ses pas. Mais d’abord, il n’était pas seul intérieurement et extérieurement. À l’intérieur, il était en contact avec la foule de ses vies passées, de ses expériences, de chaque facette de son être démultipliées comme reflétées à l’infini par deux miroirs face à face. À l’extérieur surtout, il était entouré également d’autres êtres pluriels comme lui. Il existait un rapport étrange entre l’intérieur et l’extérieur. Il eut un peu de ma au début à s’y faire. Mais après tout, il n’était pas pressé. Plus maintenant. C’était bizarre comme impression. Tout était si nouveau, si soudain et à la fois si naturel. Des milliers de souvenirs identiques affluaient de toutes ses mémoires antérieures. Ils avaient tous connu et partagé ce moment. Et alors, il s’aperçut qu’à travers la transformation, il avait conservé ses émotions et ses sentiments. D’ailleurs ceux-ci établissaient en partie le lien entre tous ces autres lui-même. Il se laissa absorber doucement par le contact des uns et des autres moi intérieurs.
Des couleurs, enfin ce qui semblait en être, irradiait son réseau interne. Il comprit qu’il se passait quelque chose. En effet les êtres extérieurs, sans empressement, émettaient le désir de communiquer avec lui. Il se dit qu’ils allaient certainement l’aider.
C’était difficile, au début, de faire la différence entre la vision interne et la vision externe. C’était, pensait le sage à première vue, dû à ce que ses yeux et ses sens étaient habitués aux perceptions humaines. Il se trouvait un peu dans la même situation qu’un aveugle de naissance qui aurait recouvré la vue. Ses sensations élémentaires étaient toujours avec lui, il ne les avait pas abandonnées à moins que ce ne soient elles qui ne l’aient pas abandonné. Il lui fallait apprendre. Ses apprentissages précédents avaient été aisés car ils clôturaient sa période humaine. Cette nouvelle naissance était une montagne. Il lui fallait trouver le chemin à suivre. Il aurait bien aimé suivre une rivière comme dans ses vies précédentes. Mais il était confiant, il savait qu’il allait découvrir la voie.
Il se souvint d’avoir entendu une voix qui manifestait la bienvenue dans ce monde ainsi que l’assurance d’être guidé. Il essaya ses nouveaux sens et s’exprime, comme un défi pour lui-même : « Où sommes-nous ? Avons-nous atteint le stade supérieur de l’espèce humaine. Sommes-nous des dieux ou des êtres supérieurs ? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression que mon être est en réalité une gigantesque ruche dont je ne perçois pas toutes les limites ! Est-ce une nouvelle dimension qui s’ouvre à moi ? Que suis-je, ou plutôt, qui sommes-nous devenus ? »
Un gigantesque éclat de rire retentit dans ses milliers d’oreilles. Mais ce n’était pas un rire moqueur.
« Excuse nous, mon ami ! » fut-il rassuré d’un milliard de voix. Nous ne nous moquons pas de toi. Nous sommes simplement amusé par ta surprise car nous l’avons subi nous aussi. Non, nous ne sommes pas au paradis. Non, nous ne sommes pas devenus des dieux. Non, nous ne sommes pas devenus des métas êtres supérieurs. C’est encore plus simple que cela. Vois-tu, ton corps humain est constitué d’un ensemble très grand de cellules diversifiées qui constitue l’enveloppe. De même, ton esprit est constitué d’une composition très vaste d’âmes qui ont traversé avec toi toutes tes vies. Jusqu’à présent, tu n’avais conscience ni de tes cellules ni de tes composants de vie. Tu viens tout simplement de renaître homme. Avec la différence que toutes tes cellules sont éveillées, toutes tes existences sont reliées entre elles. Tu réalises que ta conscience n’est pas délimitée dans ta précédente existence mais, au contraire, non seulement tu ressens chaque atome de ta structure mais tu en es également l’esprit conciliateur. Bienvenue à toi, homme éveillé ! »
Le sage s’étonna : « Ah bon ! C’est donc ainsi que vivait chaque cellule de mon corps ! C’est comme cela que fonctionnait mon esprit ! C’est comme si je n’étais qu’une image alors que mon être se mouvait dans toutes les directions. Je crois qu’il va me falloir un peu de temps pour absorber tout cela ! »
« Bien entendu ! C’est normal ! Tu n’es encore qu’un petit bébé ! Tu vas devoir apprendre à grandir ! »
Le sage se dit alors que cela allait se faire naturellement. Il ne chercha ni à comprendre, ni à analyser sa nouvelle condition. Il se mit à marcher. Cela lui faisait du bien. Tout d’abord, il sentait chaque cellule en harmonie et chaque muscle se détendre pendant qu’il marchait. L’air qui s’engouffrait dans ses poumons flattait chacune de ses alvéoles qui partageaient l’ivresse de l’oxygène avec le sang qui irradiait tout son corps. L’allégresse était alors communiquée comme une onde à travers tous ses tissus. Enfin toutes ses âmes chantaient un chant nouveau. La vie était devenue une musique enchantée. Le sage jouait et s’amusait avec tous les compagnons qui participaient à son être. Il passa ainsi la plus grande partie de la journée à jouir de la vie.
Ce qui était intéressant et plaisant, c’était que chaque pas, chaque action, chaque pensée produisait dans le réseau de son nouveau corps un courant qui rayonnait et qui était très agréable.
Tableau de Laureline Lechat
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