CONTE DE JANVIER

Le voyageur est matinal et part quand l’aube est imminente
Et devine l’aurore pâlir sur les collines embrumées.
Il fixe le point cardinal du parcours qu’il expérimente ;
Il ne craint pas de se salir et nulle crainte à s’enrhumer.

Il est l’énergie qui avance, cette énergie qui crée l’espace,
Et qui aussi crée le néant jusqu’aux confins de l’univers.
Il est l’énergie qui devance, cette énergie qui nous dépasse
Et qui fait paraître géants les infinis les plus divers.

Le voyageur

Le voyageur se leva tôt le matin. L’air était glacial, l’aube imminente. Il leva les yeux et vit les collines embrumées. Il se mit en marche. Il était insatiable de nouvelles découvertes. Les premiers rayons du soleil commençaient à se blesser sur les crêtes aiguisées des collines jusqu’à les embraser. Il rassembla ses affaires et partit. Il prendrait plus tard un moment pour sa toilette et déjeuner. À présent, il savourait les premiers instants de l’aube et en goûtait ses saveurs. Son rêve s’éveillait.
L’eau glacée de la rosée matinale craquait sous ses pas ; il aimait cela, c’était son élément. Il marchait à vive allure. Ses bagages étaient légers. Il avait l’impression que ses membres, encore engourdis de la nuit, lui demandaient de forcer le pas. Ils avaient besoin d’exercice et de fonctionner à plein régime. Au fur et à mesure que ses jambes trottaient et que ses bras balançaient, une bouffée enivrante et euphorisante envahissait son corps. Son énergie était au maximum. C’était le meilleur moment de la journée.
Le soleil avait maintenant fait pleinement son apparition et se postait devant le voyageur tel une enseigne. C’était le moment. Il descendit vers le port. Malgré l’heure matinale l’activité était intense ponctuée par des cris, des ordres brefs parmi les voix des bateaux. Il entra dans une auberge, alla se rafraîchir et faire quelques abutions. Puis, il s’installa à une table et commanda un déjeuner. Salade, poisson au riz, omelettes et légumes, fruits et surtout, le café brûlant. Ainsi en allait-il de quelques richesses de la vie : Une tasse de café brûlant, un bon siège et le froid au dehors ; un moment propice de repos mis à contribution pour réfléchir à la destinée de la journée qui commence à peine.
« Tu as bon appétit, voyageur ! Toi qui sais bien composer tes repas, saurais-tu en composer pour d’autres ? ». Le voyageur sourit. Il savait écouter et guetter chaque coïncidence qui se présentait. Celle-ci en était une. Une authentique.
« Tu as quelque chose à me proposer matelot ? » répondit le voyageur en désignant la chaise en face de lui et en invitant son interlocuteur au dialogue.
« C’est-à-dire que je suis salement emmerdé ! » Le marin s’installa lourdement et commanda un pichet. « Nous devrions être partis depuis hier. Un petit voyage de quelques semaines à peine. Une petite équipe d’une cinquantaine d’hommes. Chacun à sa place, chacun a son rôle. Pas de place pour les rêveurs. Le cuistot qui devait nous accompagner s’est fait porter pâle la veille du départ. Depuis, je retourne le port, j’interroge les camarades pour trouver un remplaçant. En vain. J’ai même offert une bonne prime. Mais, prime ou pas, je n’ai trouvé personne. Chaque jour qui passe met mes fournisseurs et mes clients dans l’embarras et moi avec. Alors en te voyant devant ce repas complet, je me disais comme cela que tu étais, peut-être, le gars dont j’avais besoin. La place est bonne et il y une prime. Alors, compagnon, ta réponse ? ».
Le voyageur avait continué son repas pendant que le marin racontait ses déboires. Il termina son café, régla sa note et se retourna vers son compagnon de fortune. « Montre-moi ton bateau, marin, j’ai un peu d’expérience en cuisine. Il faut que je voie ton équipement, les réserves, les hommes et que tu me parles un peu plus du voyage. Ne t’emballes pas encore, laisse-moi peser ma décision ; ça devrait aller. »
« Suis-moi ! » dit le marin avec une lueur d’espoir dans le regard.
Pendant le trajet à travers le port, le marin lui parla de son navire, de son équipage, du voyage, un échange de commerce vers le nouveau continent et le voyage de retour. Quelques escales. Tout était prêt, le ravitaillement assuré, rien de retenait la communauté.
Le voyageur monta à bord, fut présenté à chacun des hommes de l’équipage. On lui montra ses quartiers, la cuisine et les provisions. Tout concordait à ce qu’il espérait, ce qu’il attendait. Il donna son accord. Aussitôt une liesse submergea les marins. Le bateau pouvait partir.
Quand le port commença lentement à s’éloigner, le soleil était haut dans le ciel. Le départ semblait noyé dans un silence où chacun était concentré sur sa tâche.
Le voyageur entra dans son univers et se mit à peler les patates.

Le conquérant

Le conquérant marchait au zénith. Le soleil à son point culminant l’irradiait de la lumière blafarde de l’hiver. Il avait neigé pendant la nuit.
Ce n’était pas un guerrier. Il avait appris à observer, à comprendre, à entendre, à entreprendre.
Le feu des rayons du soleil l’auréolait ; il était à son aise dans son élément.
Il nettoyait son épée, lustrait le cuir de ses vêtements, passait sans cesse en revue tout son équipement. Il devait être prêt, toujours attentif. Il savait que s’il relâchait, ne serait-ce une fois, sa vigilance, alors il était vulnérable. Vulnérable envers la nature, vulnérable envers les aléas de la vie, vulnérable envers lui-même. Son esprit se devait d’être sans cesse aiguisé, à l’affût. Il avait du chasseur la patience et la détermination, il avait de la victime les sens en alerte et la crainte. Bien souvent, il devait négocier, marchander, lutter. Lors de ses confrontations, il devait jauger ses adversaires, évaluer leurs forces et tenir bon. Tenir bon pendant tout le temps de la lutte. Enfin, après qu’une période nécessaire de temps ait été passée, la confiance qu’il avait semée germait et finissait par s’épanouir. L’adversaire d’hier devenait alors le partenaire du présent. Quelquefois, la graine ne germait pas. Il tranchait alors d’un geste ni rageur ni colérique mais déterminé les liens qui restaient. Son adversaire, alors, n’existait plus.
Aujourd’hui, il devait rencontrer ses compagnons. Il devrait vérifier les forces et les armes de chacun et veiller à ce que tous soient prêts. L’année commençait. C’était le bon moment pour être vigilant. La bonne période. C’en était même rassurant.
Le village était en vue, maintenant, en pleine lumière du début d’après-midi.
Lorsqu’il arriva au point de rendez-vous, il était en avance. D’abord, il repéra les alentours. Sans rien dire, il parcouru les ruelles. Silencieusement, il nota les entrées et sorties du village. Puis, il se fondit parmi les habitants. Il était en attente. Il appréciait énormément, comme un des trésors de la vie, ces petits moments d’attente, avant le combat, avant l’action. Rien ne pouvait en ces moments-là de penser à ce qui allait se passer. Alors, il se mettait dans un état double. En même temps, il se préparait physiquement et mentalement à l’action. En même temps, il traversait un autre monde dans lequel il se retrouvait seul avec, pour compagnon, la voix de son âme qui s’interrogeait et la voix de son cœur qui lui répondait. Il puisait dans cet échange étrange, l’eau de la source de sa vie.
L’heure était venue. Il se dirigea au point convenu. Visiblement, ils étaient trois. Deux hommes et une femme. Le premier homme semblait assez vieux, des traits maigres, précis et ridés. Le deuxième était assez jeune et paraissait le plus valide et le plus fort de tous. La troisième personne, féminine, était la plus énergique. Elle agitait ses mains, bougeait sans cesse, faisait des petits pas. Le genre « influenceuse » dont on ne peut pas se passer où que l’on aille, pensa le conquérant. Il s’avança d’un pas décidé.
« Bonjour madame, messieurs. Je vois à vos bagages que vous êtes prêts. Avez-vous reçu mes instructions concernant l’expédition ? »
« Heureux de vous rencontrer, monsieur et excusez-nous. Nous ne vous avions pas vu venir et avions une conversation assez animée. Mais je puis vous assurer que chacun est prêt à vous accompagner de tout son enthousiasme. ».
Le conquérant était homme d’action et de décision. Il prenait son temps pour réfléchir avant l’action, il pesait tous les aléas et tous les risques avant de commencer une quête. Mais lorsque le temps du mouvement était venu, sa pensée faisait comme de grands pas imaginaires comme chaussée de bottes spirituelles.
« Bien. L’après-midi commence, je propose de partir tout de suite, nous discuterons plus en détail sur l’expédition ce soir à la première étape ».
L’équipe se hâta vers les voitures. Dans un grincement, les véhicules s’ébranlèrent et emmenèrent leurs quatre passagers. Le soleil haut dans le ciel semblait leur indiquer la direction à suivre comme une boussole stellaire. Le meilleur des guides pensait le conquérant.
Il s’installa sur son siège et ajusta ses lunettes solaires.

Le maître

Le maître parcourait son domaine le soir. Les derniers rayons du soleil profilaient les collines d’une aura étrange. Il leva les yeux et contempla les terres alentour. Il nota les travaux à entreprendre, les constructions achevées, les possibilités d’expansion. Son domaine s’étendait partout où s’étendait son regard. Il savourait particulièrement le soir car c’était, pour lui, le moment des bilans, des comptes.
Il avait des devoirs. Des devoirs envers lui-même ; d’abord ; et envers les autres. Maîtriser ses acquis, connaître ses besoins et anticiper ses ambitions. Il devait aussi entreprendre ses démarches. Soir après soir, il faisait la synthèse de ses journées ; soir après soir, il envisageait de nouvelles opportunités.
La terre qu’il égrenait entre ses doigts lui était familière ; son élément. Il en était issu, il en était nourri, il en était le maître.
Ses occupations étaient nombreuses. Trop. Il se demandait si celles-ci ne devenaient pas plus importantes que ses biens. L’énergie humaine qu’il mettait à les gérer dépassait, de loin, le croyait-il, la matière elle-même. Quelle dérision de s’apercevoir que ce qu’il avait engrangé lui était plus difficile à percevoir que ce qu’il pouvait apercevoir. Il enviait, parfois, le héros de son enfance lorsque, prisonnier du méchant, il parvenait le soir après son travail à retrouver l’énergie de s’évader.
Le soleil n’était presque plus visible mais la clarté du soir éclairait cependant le paysage. La blancheur de la neige de la veille donnait une lueur comme vibrante. Comme si toutes les maisons alentour, les collines, les prairies avaient été taillées dans une roche dure et énergétique. Plus la lumière du jour faiblissait, plus la lueur du matériau neigeux semblait irradier. La Terre s’endormait, le ciel rabattait depuis l’horizon un drap stellaire par-dessus la contrée.
Il rentra dans sa maison. Celle-ci avait été bâtie sur le faîte de la montagne, haut perchée. Une très grande bâtisse. Elle dominait toute la vallée. De ses terrasses, on pouvait apercevoir tous les villages environnants sur une distance vaste. Très vaste. Du lever du soleil à son coucher, quiconque, posté là, aurait pu décrire toutes les activités de la journée sans en perdre le moindre détail comme si la maison du maître avait été construite dans cette intention. Bien souvent, le maître aimait emprunter l’un de ces sentiers, à pied, marcher pendant des kilomètres, arriver dans l’un de ces villages si pittoresques, y passer un moment agréable avec un ou deux vieux amis et trinquer à la santé du monde. Il considérait sa contrée comme son fils. Il l’aimait.
Le soleil avait jeté ses derniers rayons mourants tel un adieu. La nuit enveloppait toute la contrée de son manteau étoilé. L’air était froid, mais pur. Le maître se mit à reconnaître les constellations et à les saluer par leur nom comme de vieilles amies.
Le moment du soir, l’instant où la lumière bleue devient nuit étaient sa période préférée de la journée. Loin de la majesté éclatante du soleil, au crépuscule, les choses étaient ce qu’elles étaient ; sans éclat rajouté, sans lumière courtisane, sans aura rapportée. Chaque arbre était un vrai arbre, chaque rocher était un vrai rocher, chaque animal le véritable habitant de la planète. La nuit étoilée était alors le palais extraordinaire dans lequel régnaient le monde minéral, le monde végétal, le monde organique.
Ce soir, il donnait une grande réception. Les serviteurs avaient allumé les lampes. D’abord, celles au dehors qui bordent le chemin, puis celles autour du grand portail, ensuite les lanternes qui longent l’allée principale, enfin les réverbères qui délimitent les terrasses. Une fois franchi ce parcours, la maison tout entière se dresse baignée dans une lumière forte, puissante mais accueillante.
Le maître s’entretenait encore avec son intendant quand les premiers invités arrivèrent. Il descendit alors dans le hall pour mieux les recevoir. Il leur ouvrit ses grands bras et les salua.

Le sage

Le sage veillait la nuit.
Le sage n’était pas un voyageur mais il voyageait.
Le sage n’était pas un conquérant mais il bâtissait.
Le sage n’était pas un maître mais il maîtrisait sa vie.
Il ne voyageait pas ; pourtant il voyageait souvent.
Il ne conquérait pas ; mais il conquérait souvent.
Il n’était pas souvent maître ; mais il était toujours maître de sa destinée.
Le sage était aussi fou ; souvent ; toujours et de temps en temps.
Il n’avait plus de compte à rendre.
Il était fou.
Le fou marchait la nuit. Il avait enfermé ses secrets. Il les avait verrouillés avec son amour. Il avait oublié.
L’air du soir sifflait autour de ses oreilles et l’euphorisait, c’était son élément.
Chaque nouvel élément qu’il assemblait à son univers le rendait de jour en jour plus grand, plus solide et pourtant, il lui paraissait tellement instable en stabilité. Il se mettait alors à penser au héros de sa jeunesse qui semblait toujours gérer sa vie aventureuse d’une simplicité déconcertante et tellement plus réelle.
Cette nuit n’était pas comme les autres. Elle ne serait plus jamais comme toute autre d’ailleurs. C’était sa dernière nuit.
Il descendit les marches. Cela lui prit beaucoup de temps mais, à présent, il avait tout son temps. Il avait aménagé les vastes souterrains de son château. C’était son laboratoire dans lequel il avait fait un nombre incalculable d’expériences parmi les plus secrètes. Non pas qu’elles auraient changé la face du monde, simplement qu’elles auraient passé pour folles, incohérentes et l’auraient fait passer pour un fou dangereux. Un fou, passe encore. C’eut été même un hommage. Mais quand les hommes commencent à vous trouver dangereux, ils deviennent alors encore plus dangereux que celui qu’ils accusent. Mais c’était très bien ainsi, pensait le sage. Cela apprend la discrétion, l’humilité et la persévérance. C’est là la plus belle pierre philosophale du monde. De l’or pur. Tellement pur et transparent qu’il faut avoir des yeux trempés de sagesse pour le percevoir.
Il arriva dans la salle qu’il avait préparée. Une immense voûte surmontait une pièce polygonale. À chaque arête, un immense pilier remontait puis se fondait avec ses compagnons de pierre dans la voûte tel un feu d’artifice minéral. Au centre, un grand fauteuil de cuir noir. Le bruit de chaque pas se répercutait sur les parois et s’amenuisait jusqu’à l’infini. Une étrange lumière noire baignait la nef.
Il s’installa sur le siège de commande du vaisseau de pierre. Il était impatient. Cette ultime expérience était celle qu’il avait attendue toute sa vie. La plus grande, la plus importante, la plus profonde. Sans avoir hésité mais après une réflexion puissamment enrichie, il lança le processus.
D’abord un son lointain, très lointain. Comme pour rappeler l’origine du monde.
Ensuite une obscurité très profonde. Tellement profonde qu’elle dévoile tout ce qu’elle ne parvient plus à cacher. Tellement obscure que ce qu’elle contient commence à apparaître par leur seule existence.
Enfin un froid cristallin. Un froid fragile.
Lorsque les éléments de ce monde s’unirent, l’espace bascula, le temps devint un plan puis, se renversa, les atomes de son corps se mirent à vibrer en harmonie.
Lorsque le départ eut sonné, le sage était déjà mort. L’expérience avait réussi. Le sage avait désormais un nouveau terrain d’exploration. Il sourit.

Tableau de Laureline Lechat

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