
L’un dompte, l’autre renonce ; l’un frappe, l’autre effleure.
Mais parfois, au creux d’un été, leurs souffles s’interpénètrent :
Le Conquérant, las de guerre, trouve au Sage une douce lueur
Et le Sage, troublé soudain, reconnaît en lui son propre maître.
Le conquérant insatiable ? Le sage en quête de vérité ?
Eh oui, ils sont tous deux pareils ; ils ont une soif d’absolu.
Chacun tient l’autre en peu d’estime… mais ils sont tellement semblables !
Ce qui les unit, c’est le cœur, le corps, l’esprit… une même âme.
Le voyageur
Le voyageur réfléchissait ce soir-là et faisait le point. Le matin était plus propice à ses habitudes mais dans ce monde inversé, il avait appris à changer ses méthodes. Changer, ce n’est pas supprimer le passé pensait-il. Pour l’instant, il était confortablement assis avec ses compagnons. La marche de la journée avait été assez aisée vu toutes les épreuves précédentes. Il s’était aperçu qu’ils avaient tous besoin d’un moment de détente. Vers la fin de la journée, ils avaient atteint une clairière accueillante au bord d’une rivière également avenante et, d’un commun accord, ils avaient décidé d’établir leur campement. Les hommes étaient partis chercher du bois. Les femmes, armées de leurs arcs, avaient entrepris de chasser quelques gibiers. Les enfants avaient mis leurs dons à contribution pour dresser une hutte de fortune et avaient tout de même réussi à démarrer le feu. Le capitaine et ses marins discutaient d’histoire de marins ; ils avaient besoin de redevenir marins.
Le voyageur s’était retiré à l’écart sous un arbre. Son carnet de route à la main, il retraça les derniers évènements. Il réfléchissait au rôle de chacun, à l’aventure qui les unissait, à ce qu’ils allaient découvrir. Une main lui effleura la joue. Sa compagne tenait fièrement un volatile dans l’autre main. Le repas du soir, souffla-t-elle. Les autres guerrières en détenaient autant. Bientôt, embrochés et mis à cuire, les volatiles révélèrent des odeurs caramélisées et juteuses. Ce fut un festin gratifié par tous les convives.
Après le repas, plusieurs couples se formèrent et se retirèrent. Le voyageur suivi de sa compagne rejoignit son arbre. Ils s’étendirent et s’enlacèrent. Leurs corps se détendirent dans l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.
La nuit était à peine avancée. Le voyageur était éveillé. Il était reposé physiquement. Sa compagne dormait doucement à ses côtés. Il ne voulut pas la réveiller ; il se leva silencieusement ; il resta nu un moment sous les étoiles. Il avait besoin de se détendre et de se ressourcer. Un bruit. Il laissa ses visiteurs approcher. Le jeune homme brun et la jeune fille brune marchaient silencieusement. Ils ne firent aucun cas de sa nudité. Ils étaient, de toute évidence, là pour débattre d’un autre problème.
« Les entités ne sont plus là ; elles ne viendront plus. Elles savent, à présent, qu’elles sont en infériorité. Maintenant, elles vont agir différemment. » Le garçon se tut. Il donna le relais à sa jeune camarade : « Elles vont se réorganiser, s’assembler, unir leurs forces. La prochaine rencontre risque d’être un échec. Il y a certainement un moyen de les contrer mais je ne le connais pas ; pas encore. Mais il existe ; mes intuitions ne me trahissent jamais. »
Le voyageur hocha la tête. Après avoir écouté ses jeunes compagnons, il resta silencieux un moment pour mieux intégrer l’information que venaient de lui transmettre les enfants. Puis, il retourna auprès de sa compagne ; son sommeil était léger, elle se blottit près de lui. Juste avant l’aube, il se dirigea vers la rivière. L’eau était fraîche mais non glacée. Il prit plaisir à accueillir les premiers rayons de soleil.
Petit à petit, chacun se réveilla et vint à la rivière. Les guerrières furent les premières à se dévêtir et se baigner et également les premières à sortir et partir en éclaireuse. Lorsque tous eurent déjeuné, elles étaient de retour. La piste pénétrait dans la montagne ; il fallait se munir de torches. Combien ? Personne ne pouvait le dire. On ramassa, donc, autant de bois que possible pour en faire des torches. S’ils épuisaient la moitié de leur stock, ils n’auraient plus qu’à opérer un demi-tour. Lorsqu’ils eurent recouvert de lambeaux de tissus tous le bois qu’ils avaient pu rassembler, ils se mirent en route. La piste montait régulièrement mais la pente était peu prononcée. Ils atteignirent rapidement l’entrée de la caverne.
Le voyageur et le capitaine tentèrent d’estimer la position de la montagne. « Ce doit être la montagne la plus haute et la plus centrale de l’île. D’après le chemin parcouru et sachant que l’île est limitée je suis pratiquement certain que nous sommes à la dernière étape. À condition encore qu’il y ait un but après cette porte. » Le voyageur était d’accord avec son ami ; ils étaient proches du but mais duquel ?
Ils se regroupèrent tous afin d’utiliser le moins possible de torches ; les femmes devant, les hommes en arrière, le voyageur, les marins et les enfants au milieu de la colonne. Une torche à l’avant, une autre à l’arrière, ils s’enfoncèrent dans la caverne. Ils marchèrent longtemps avec pour seule compagnie l’écho de leur pas qui résonnait dans l’obscurité et qui rythmait leurs pas. Depuis le début, le chemin était caillouteux et semblait presque naturel. Comme s’il s’agissait d’une voie naturelle presque respiratoire. Respiratoire ? Au début, il ne s’en était pas rendu compte mais à présent, c’était devenu sensible. Il y avait un léger courant d’air. Chaud même. Ce fut facile de le mettre en évidence avec les torches. Ils continuèrent un peu plus rassurés ; ce courant d’air devait signifier que l’ouverture était proche. Le sol était beaucoup plus lisse maintenant, il faisait beaucoup plus chaud également. Malgré la progression, aucun signe n’indiquait une sortie. La situation atteindrait bientôt un seuil critique. On avait déjà largement utilisé plus du tiers des réserves de torches. Le chemin n’était pas trop périlleux. Le voyageur décida alors de continuer jusqu’aux deux tiers de la réserve. S’ils n’avaient rien trouvé, ils reviendraient en arrière en s’encordant et avec une seule torche à l’avant. Ils continuèrent alors à parcourir le chemin qui était désespérément monotone. Torche après torche, pas après pas, heure après heure, ils déambulèrent ainsi sans changement de leur situation. Ils parvinrent de cette manière au seuil de leurs réserves. « Éteignons nos torches et reposons-nous un moment. Nous n’avons pas besoin de lumière pour l’instant ! » Proposa le voyageur. Il était perplexe, il devait y avoir une solution mais il ne la voyait pas pour l’instant. Il avait besoin de concentration. À l’extinction des lumières, l’obscurité envahit brusquement le groupe. Tous s’assirent afin de se reposer. Personne ne parlait, on entendait à peine les respirations. Peu à peu, leurs yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. Ce fut la jeune fille brune qui la première perçut une lueur lointaine : « Là-bas, devant nous, je distingue une lueur très faible mais perceptible ! » Le garçon blond se leva et dit à son tour : « Tu as raison, petite sœur, tu as toujours eu la meilleure vue de nous tous ! » Le voyageur se leva également et aperçut également le point lumineux. On fit passer devant les enfants ainsi que ceux qui avaient la vue la plus perçante. La fille brune marchait en tête. Ensuite, en colonne, chacun, les mains posées sur les épaules de son prédécesseur, marchait dans les ténèbres. On n’emporta que deux torches afin de garantir le retour en arrière et la chenille humaine progressa dans les boyaux internes de la montagne. L’air était de plus en plus chaud. Ils en sentirent bientôt le souffle dans leurs cheveux. La lumière avait un peu augmenté d’intensité de sorte que tous purent se lâcher les uns les autres. Petit à petit, leur tunnel révélait ses contours. On aurait dit que la roche avait fondu par endroit. La canicule devenait de plus en plus forte. Enfin, le tunnel commença à s’élargir, la lumière s’intensifia ainsi que la chaleur et ils finirent par déboucher dans une vaste caverne. Ce n’était pas l’air libre. Une gigantesque caverne au milieu de laquelle trônait un lac de feu incandescent. Curieusement, l’air était très chaud mais respirable. « La raison en est par ce courant d’air chaud que nous sentons ! » dit le voyageur. « Il doit certainement communiquer avec l’extérieur. De toute évidence, la montagne centrale de l’île est un volcan. Et s’il existe un courant d’air c’est que le cratère ne doit pas être loin. »
Tous se mirent alors à inspecter la salle souterraine à la recherche de la voie de leur salut. Mais au bout d’une heure de prospection, ils durent se rendre à l’évidence : le seul endroit de la caverne qu’ils n’avaient pu explorer c’était la partie au-dessus du milieu du lac de feu. Quant à l’atteindre, c’était une toute autre histoire. Inutile de penser à fabriquer un radeau, il se serait consumé bien avant d’atteindre le centre. Et, de toutes les manières, ils n’avaient pas de bois. Peut-être une grande pierre plate, mais ils ne voyaient aucun rocher qu’ils auraient pu utiliser. Ils étaient dans une impasse. Du moins pour l’instant. Le voyageur s’assit contre la paroi caverneuse pour réfléchir tout en ayant une vue d’ensemble. Devant lui, débouchait le tunnel unique qu’ils avaient emprunté. Il était dans l’ombre. L’ombre bougeait. Au début, il pensait que ce devait être un effet de la chaleur mais, à présent, il en était sûr : des ombres bougeaient.
Des grondements sourds. Le sol renvoyait les échos des infrasons. « Qu’est ce qui se passe ? » hurla le capitaine, « nous attaquent-ils avec une arme inconnue ? » L’inquiétude s’était transmise à tous. Pris au piège. Cette salle était sans issue, du moins franchissable avec tous les moyens dont ils disposaient. La chaleur était étouffante, les grondements de plus en plus rapprochés et de plus en plus forts. Le groupe s’était retranché au fond de la caverne. Au-delà du lac incandescent, ils pouvaient apercevoir l’entrée du tunnel. Il était noir d’ombre et l’obscurité semblait gagner petit à petit la caverne comme si une tache d’encre se diluait. Tous virent la tache ténébreuse augmenter avec horreur. Mais il se passa quelque chose. Le sol commençait à être secoué de soubresauts. La surface du lac était agitée et lançait des flammèches dans l’air avec, quelquefois, des éruptions de matières. Cela dura brièvement puis, la surface du lac baissa. Ils crurent au premier abord qu’ils se trompaient mais ils se rendirent compte que le niveau du lac s’affaissait. Tandis que l’obscurité avait, à présent, atteint la moitié de la caverne, la lave s’engouffrait dans les profondeurs de la terre.
« Un passage ! » retentit la petite voix de la fille brune. En effet, deux ou trois mètre en dessous du niveau originel, un autre tunnel débouchait comme un siphon. « Croyez-vous que nous pouvons passer par là ? » Demanda le capitaine. Le voyageur n’eut pas besoin de lui répondre, il lui montra simplement l’avancée des ténèbres. La décision était imminente. Dans un même mouvement, ils se dirigèrent tous vers la seule issue qui leur était offerte. Les plus forts des hommes bloquèrent des cordes par lesquelles tous descendirent. Au premier abord, le tunnel était praticable ; les parois encore chaudes mais supportables. Lorsque les derniers hommes rejoignirent le groupe, le grondement leur déchira les oreilles. Comme un coup de tonnerre hurlé par des milliers de cavernes animées. C’est alors, qu’ils aperçurent une trombe d’eau démesurée qui tombait du haut de la caverne et se précipitait vers l’abîme profond où avait disparu le lac. Une vapeur brûlante se dégageait. « En arrière ! Nous n’y résisterons pas ! » Ce fut au pas de course qu’ils s’élancèrent dans le boyau. Il était inutile de réfléchir quant aux risques. C’était, dans l’alternative, le seul et unique choix qu’ils avaient. Le voyageur regarda tout de même plusieurs fois en arrière : les ombres avaient apparemment été arrêtées. Du moins pour l’instant.
Le capitaine tait inquiet. Fuir par le bas lorsqu’un fleuve de lave s’affaisse, prêt à remonter quand bon lui chante, ce n’était pas pour le rassurer. De plus, monter vers la montagne en empruntant des chemins qui descendent, ce n’était pas très logique pour le capitaine. Et pourtant, ils descendaient. Mais peut-être que les infiltrations d’eau bouillante ne leur laissaient pas le choix. À force de descendre, ils débouchèrent dans une autre caverne. Celle-ci n’était ni belle, ni lumineuse comme la précédente. Heureusement, les parois réfléchissaient une luminosité ambiante. C’est ce qu’avait remarqué depuis longtemps le voyageur. La chaleur et l’incandescence de la lave ne suffisaient pas pour assurer la continuité lumineuse. Les parois sublimaient la chaleur en lumière.
Mais cette caverne allait leur apporter un étrange allié inattendu. Un peu plus en contrebas, un autre lac de feu était comme tapi. Sur la berge, il y avait une sorte d’embarcation. Une embarcation ? Lorsque le capitaine la vit, il rit aux éclats ; cela ressemblait plus à une poêle à frire qu’à une barque. Pourtant, elle avait l’air très étanche à la chaleur. Elle était faite d’un cristal de roche très dur ; semblable au diamant. Semi transparent avec des reflets verts et rose. Sans s’être concertés, tous se retrouvèrent à bord. Bon gré mal gré, le capitaine dirigea l’embarcation singulière ; ils suivaient le cours du lac de feu. Petit à petit, le courant devint tumultueux, agité.
« Nous descendons toujours ! » Lâcha laconiquement le capitaine. « J’aimerais bien remonter à la surface. » Le voyageur ne répondit pas. Lui aussi constatait cette situation embarrassante. Mais les phénomènes se reliaient entre eux indépendamment pour leur trouver une autre route. Le voyageur acceptait la situation. Pour l’heure, il ne pouvait communiquer ses sentiments. Sa tâche actuelle était de veiller à ce que tout se passe au mieux.
« Vous avez remarqué ? » Dit une petite voix, « nous sommes en train de descendre ! Il faudrait faire quelque chose ! » La jeune fille brune apostropha le voyageur et le capitaine. Celui-ci lui répondit du tac au tac : « Et comment ferais-tu pour remonter si tu dirigeais la barque à ma place ? » Du tac au tac, également elle lui rétorqua : « Plutôt que de suivre le courant bêtement vers des gouffres de plus en plus profonds, je m’arrêterais sur une berge dès que possible, celle-là par exemple ! » termina-t-elle en montrant du doigt une plage de pierre.
Anéanti par la chaleur, le capitaine eut juste la force nécessaire pour jeter la barque de pierre sur la plage de fortune. Le choc de la collision précipita tout le monde hors de la barque. Tous se ruèrent sur la plage de rocher et grimpèrent hors de portée de la lave. Les enfants eurent tôt fait de repérer un boyau que tous suivirent. Malgré le peu de luminosité, ils purent poursuivre leur chemin. Bientôt, l’étroit boyau s’élargit et ils purent s’arrêter pour se reposer. Le peu d’équipement qu’ils possédaient avait sombré dans la lave à l’accostage. La chaleur était telle qu’ils avaient tous envie de se débarrasser du superflu. Avec un couteau, ils taillèrent leurs vêtements pour s’alléger. Ce fut une étrange troupe déguenillée qui arpenta les couloirs du feu de la terre. Leurs forces diminuaient de pas en pas, si au début chacun s’épaulait, à terme, tous arrivaient péniblement à mettre un pas devant l’autre. Le voyageur et le capitaine échangèrent un dernier regard désespéré. Le boyau débouchait dans un cul de sac. La lumière était quasi inexistante, les provisions épuisées, le moral des troupes était perdu quelque part dans les profondeurs de la terre. Sans bruit ni paroles, ils s’assirent tous dans leur tombeau. Quelques lueurs étincelaient dans le tunnel, loin.
Au toucher, le voyageur la reconnu. Elle lui avait semblé familière dans la faible clarté, lorsqu’ils s’étaient élancés dans le boyau. L’excavation dans laquelle ils s’étaient réfugiés était de pierre noire. Noire comme la stèle que les hommes lui avaient révélée. La même matière. La stèle n’avait peut-être pas été apportée dans ce monde mais taillée dans ce même monde. Et apparemment, elle était issue de l’endroit même où ils attendaient leur mort.
Le conquérant
Le conquérant attendait depuis longtemps dans la nuit. Attendre n’était pas un problème. C’est une pratique qu’il avait apprise et il n’était jamais impatient. Tout au contraire, pendant ces périodes intermittentes, il en profitait pour faire le point avec lui-même, analyser les situations actuelles et se ressourcer. Il pouvait attendre longtemps ainsi. Il pouvait aussi couper l’attente si cela lui paraissait nécessaire. Il restait toujours maître de ses décisions. Il faisait nuit noire maintenant. Il attendait.
L’attente se poursuivit encore. Ses trois compagnons faisaient mine de s’impatienter. Il ne les écoutait pas ; il était attentif. Ce n’était pas l’attente elle-même qui lui causait problème. Il était certain qu’il fallait guetter et être attentif. Qu’est-ce qu’il y avait à voir et à comprendre ? Lorsqu’il s’était trouvé au bord du gouffre, il avait instinctivement résolu l’insurmontable. À présent, la nuit était pareille à un abîme ; insondable. Comment traverser la nuit ? Comment surmonter et aller au-delà de l’obscurité ? La lumière ? Le feu ? Il fallait faire un grand feu ! Il fallait percer les ténèbres.
« Écoutez-moi tous ! Cherchez du bois sec, des brindilles, des bûches ! Il faut allumer du feu. Quelqu’un a-t-il un briquet, des allumettes ? » Sous l’impulsion soudaine, ils se mirent en quête de combustible. L’homme de science fumait la pipe occasionnellement ; il avait du feu. Ils eurent tôt fait de ramasser de quoi alimenter leur feu. Dès que les premières flammes surgirent, le conquérant ordonna : « Il nous faut beaucoup de bois, nous devons faire un brasier ; un feu gigantesque ! On doit nous voir même depuis notre propre monde ! »
Chacun s’affaira. Il n’était plus question d’attente. Le conquérant leur avait donné l’impulsion de l’action. « L’action calme les nerfs et soulage la conscience » souligna l’écologiste. À ces mots, le commandant rejeta ses longs chevaux en arrière. Les flammes illuminaient son visage de couleurs chaudes et rougeoyantes. Elle envoya au milieu du brasier ses bûches faisant crépiter et redoubler les flammes. Le feu lui donnait une aura flamboyante. Comme si ses éclats incandescents révélaient la face invisible du commandant. « Étrange femme » pensa le conquérant. « Si mystérieuse jusqu’à présent. Le feu la révèle comme si elle était de nature alchimique ! »
Le feu était immense. À tel point que, de l’endroit où ils se tenaient, la nuit et les ténèbres avaient disparus. La chaleur démesurée renvoyait une activité débordante. On eut dit un soleil ! Une énergie très forte montait du sol vers le ciel. Le conquérant sentit aussitôt l’élévation. Il se tourna vers ses compagnons ; ils avaient compris. Ils se répartirent alors autour du brasier et, comme ils l’avaient appris, prirent support sur l’énergie du feu. Le conquérant était à son aise ; il avait toujours considéré le feu comme son allié. Prendre appui sur le feu était, pour lui, un retour aux racines.
Ils s’élevèrent doucement d’abord, puis ils sentirent une accélération croissante. Ils étaient déjà très haut et, bien que l’air soit glacé à ces altitudes, le feu qui leur servait de véhicule les réchauffait suffisamment. Mais pourquoi les avait-on laissés seuls chercher le chemin ? Se demandait le conquérant. Parce qu’ils devaient trouver la perception et la décision dans leur cœur ! Répondit un écho dans sa tête. Tout comme ils avaient appris à s’élever, ils devaient apprendre à se diriger.
Ils allaient vraiment de plus en plus vite. Étrangement, cela lui faisait penser à la montgolfière qu’ils avaient construite et dans laquelle ils avaient embarqué pour descendre dans les profondeurs de la Terre en utilisant cette fois l’énergie de l’air. Tout cela pour découvrir cette cité en équilibre sur deux plans et dont les habitants les avaient discrètement suivis durant leur descente. Il regarda au-dessous d’eux. Presque imperceptible mais il y avait quelque chose ; un groupe ; impossible à dénombrer mais c’était certain, une escorte les accompagnait. Le conquérant fit part de ses observations par signes à ses compagnons. Il était confiant. Ils avaient découverts ce qui est en bas, il leur restait donc à découvrir ce qui est en haut.
Longtemps après, après avoir quitté l’atmosphère terrestre, après avoir atteint le cosmos toujours protégés par l’énergie du feu, ils aperçurent le but de leur voyage. Ils avaient observé cette lumière depuis le début mais ils l’avaient confondue avec les étoiles. Maintenant le point avait grandi. Une formidable pyramide lumineuse. Par une ouverture, ils embarquèrent. L’intérieur ne ressemblait à rien. Ni vaisseaux fantastiques amarrés, ni coursives, ni cabines ni quoi que ce soit qui aurait correspondu à une organisation humaine. Ce que leurs yeux voyaient, c’étaient uniquement des lignes de lumières qui partaient dans plusieurs directions à partir de la plate-forme sur laquelle ils avaient posé leurs pieds. Les cordes lumineuses n’étaient pas fixes ; certaines se combinaient ensemble comme pour transmettre un message incompréhensible.
Le conquérant guettait le sas par lequel ils avaient accédé à l’intérieur. Comme il s’y attendait, un groupe approchait. Lorsqu’ils débouchèrent sur la plate-forme, il reconnut ses hôtes.
« Salut à toi et à tes compagnons, conquérant ! Je vois que vous avez tous les quatre ressenti l’appel du feu. Parfait, nous allons pouvoir commencer ! »
« Commencer à partir d’ici ? Quel est ce lieu ? Est-ce ici que sont venus tous vos ancêtres ? » Questionna le conquérant. Il tentait, durant ses questions, de comprendre la raison du site.
« Non. Personne ne vit ici. Ce n’est qu’un relais qui a été construit bien plus tard. C’est un relais d’observation qui nous permet de voyager rapidement. Une sorte d’ascenseur si vous voulez. Le voyage dans l’autre plan demande une énergie fantastique. Les premiers voyages étaient à sens unique et limités. Plus tard notre science a évolué et nous avons mis au point ces relais qui nous permettent de voyager à très longue distance. Par exemple, celui-ci, une fois activé, nous amènerait instantanément à des milliards d’années lumières. Ce qui ne nous servirait à rien car l’espace n’est pas tout. Ni le temps, ni l’espace. Non, l’autre plan se situe au-delà du temps et de l’espace bien qu’il soit théoriquement possible de l’atteindre par l’espace-temps mais à l’infini. Non, pour cela, il faut un navigateur, il faut un être vivant capable de connecter les différents plans. À ce moment-là, le relais agit comme un amplificateur et le voyage devient possible. » Le chef s’arrêta de parler et se dirigea vers les colonnes de lumières les plus proches. En levant simplement les mains, il créa de nouvelles formes ; on aurait dit qu’il actionnait des commandes invisibles. Toujours est-il que les mouvements de ses mains donnaient des instructions précises.
Un cylindre de lumière noire descendit du plafond. Plafond que personne n’apercevait ; le sommet de la pyramide se perdait dans les colonnes lumineuses. Puis, le chef, sa fille et une dizaine de guerriers se postèrent autour d’un cercle intermédiaire entre le centre et la périphérie. Tous accomplirent des gestes calculés et le sommet s’éclaira. Ils eurent l’impression d’être plongés brièvement dans de l’eau glacée. Un frisson les fouetta des pieds à la tête. Un peu étourdis par le mal du voyage, ils se retrouvèrent dans un endroit très lumineux. Ils n’étaient plus dans l’espace ; la pyramide avait disparu ainsi que leurs vêtements. Mais, tel était la beauté et la majesté du lieu dans lequel ils venaient d’arriver que les quatre visiteurs occultèrent complètement cet état. Ce fut lorsque la fille du chef leur présenta des tenues blanches qu’ils réalisèrent, à peine surpris, qu’ils étaient nus.
Si le paradis existait, il devait certainement ressembler à ce que leurs yeux constataient. Un lagon d’un bleu fort prononcé était ceinturé par des plages de sable blanc immédiatement couronné de vastes pelouses ornées de fleurs aux couleurs chatoyantes. Ensuite, montées sur pilotis et semblant défier les lois de la gravitation, des habitations aux formes incroyables. Tantôt formées de blocs réguliers, tantôt sphériques, tantôt d’une seule couleur uniforme, tantôt plusieurs couleurs combinées artistiquement.
Le chef les invita à avancer pour mieux découvrir le site. « Voici notre nouvelle Atlantide ! Nous avons arrangé notre cité entre ciel et mer et entre terre et feu. »
En effet, le conquérant et ses compagnons restèrent longtemps à contempler le spectacle. Il leur était difficile de faire leur choix entre la beauté du ciel, la majesté de la mer, la magnificence des vallées et des arbres, la force et la présence de la montagne volcanique.
Le conquérant, après avoir observé les alentours dévisagea le chef : « Que pouvons-nous vous apporter ? Qu’attendez-vous de nous ? Quel est ce besoin que vous êtes venus chercher chez nous ? » Son interlocuteur répondit simplement : « Toi, conquérant, toi seul. Ainsi que tes compagnons. »
Justement, les trois autres collaborateurs du conquérant s’étaient rassemblés. « Que voulez-vous dire exactement ? Depuis le début vous nous parlez d’échange entre nos civilisations. Vous nous emmenez vers des lieux que nous n’aurions jamais pu atteindre nous-mêmes, vous nous avez appris des méthodes de lévitation et de voyage que nous n’aurions jamais découvertes. Que pouvons-nous vous offrir en échange ? » L’écologiste débordait d’énergie et de question ; ce qui amusa le chef qui leva les bras : « Calmez-vous, ne soyez pas troublés ! Nous allons vous dévoiler ce que nous attendons de vous ! »
Les hôtes les invitèrent à les suivre. Sous une terrasse ombragée – des arbres magnifiques avait noté l’écologiste – tous prirent place. « Voyez-vous, vous êtes très importants à nos yeux car vous représentez la richesse de vos civilisations. Chacun, vous avez vos racines parmi les peuples de la Terre. Notre temps sur cette terre est révolu. C’est donc vous qui allez être les témoins pour les rencontres à venir. Nous avons des avant-postes sur votre Terre. Vous allez continuer avec nous votre initiation afin d’être nos représentants. En échange, comme nous en avons bénéficié, vous continuerez vos expériences et votre évolution avec notre civilisation. »
Le conquérant apprécia l’offrande de ses hôtes : « Vous voulez dire que nous pourrons aller et venir de la terre vers votre monde ? »
« Pas exactement en ce qui concerne le passage. Pour cela, il faut être navigateur. Et pour cela, les douze navigateurs que nous sommes doivent maîtriser la science du voyage. Ceci, vous ne pourrez pas le faire tout de suite en tant qu’être humain. Vous aurez besoin de nous pour cela. Mais la vie est une perpétuelle révolution sur elle-même. Qui sait ce que chacun de nous construira pour l’avenir ? En attendant, nous vous offrons quelques temps de villégiature avec nous pour votre instruction. Après cela, nous vous emmènerons vers nos positions terrestres pour que vous en preniez possession. Allons, je crois qu’un moment de repos est mérité pour nous tous. Venez ! Nous sommes conviés à une soirée en votre honneur. »
Pendant qu’ils conversaient, des navettes s’étaient posées silencieusement. Quatre nacelles superbes. Nulle trace de moteur ou de mécanique. Tout était composé pour ne révéler que la beauté de l’embarcation elle-même. La première était une association fantastique de bleus. Le conquérant y monta conduit par la princesse et trois autres guerriers initiés. L’écologiste prit place avec quatre autres dans la nacelle verte. Le scientifique embarqua dans la nacelle jaune ; lui aussi escorté de quatre guerriers. Le chef, le commandant et les trois derniers montèrent dans la barge écarlate ; c’était la plus flamboyante. Les quatre nacelles décolèrent sans bruit et tous furent conduits vers la plus belle plage du lagon. Ils étaient attendus.
Dans cette fête qui s’annonçait, tout concourait pour le bien être des quatre compagnons. Le conquérant calmait et acceptait son impatience. L’heure n’était pas aux négociations, il attendait donc. La soirée d’été était apaisante ; il relégua ses préoccupations et se prépara mentalement. Des feux étaient allumés et des danseurs tournaient autour. Les plus intrépides sautaient au-dessus des flammes. Le conquérant souriait enfin. Il venait de comprendre qu’il faisait partie de l’histoire. Il se sentait acteur. Contrairement aux deux scientifiques de la communauté, il ne cherchait pas à découvrir et apprendre à tout prix. Le plus important à ses yeux était d’être acteur de sa propre vie. Peu lui importait le degré d’évolution de ses hôtes. Plus vital était le rapport qu’il allait devoir entretenir.
« Alors, mes amis, » apostropha le conquérant, « que pouvons-nous faire, à votre place, que vous ne pouvez accomplir vous-même ? »
« Tu as raison, conquérant ! » Lui répondit-on du tac au tac. « Inutile de tourner plus longtemps autour du pot. Oui ! Tu dois effectuer une tâche que nous ne pouvons réaliser. Oui ! Ta présence parmi nous est liée à ce travail. Oui ! Nous avons besoin de toi. »
Le conquérant ne répondit pas tout de suite. Un travail, une tâche à accomplir ? Sur terre, il aurait été dans son élément. Dans ce monde étrange, il était déraciné. Et pourtant, il avait, semble-t-il, un pouvoir que ne possédaient pas ses hôtes malgré l’avancée de leur civilisation. Ils avaient dû se rapprocher du peuple de la terre alors que, de toute apparence, ils n’en avaient plus besoin. Pourquoi ? Mais le temps n’était plus aux questions. Le temps des réponses était advenu. Le conquérant n’était pas inquiet. Au contraire, il représentait la race humaine, il y croyait, il était sûr de lui.
Le maître
Le maître reprit la parole après que chacun se fut présenté. Ce préliminaire avait été très intéressant. Non pas qu’il eût découvert quelque chose de nouveau ; il connaissait très bien ses partenaires. Mais il voyait chacun, à présent, comme les pièces d’un puzzle. La réunion des douze, avec leurs qualités et leurs aspirations, créait une nouvelle dynamique.
« Mes amis, je suis très heureux de ressentir avec vous les liens qui nous unissent. Notre groupe est fort ! Très fort ! Nous formons une famille d’âmes ; un réseau cristallin et chacun de nous en est une facette. Un dodécaèdre à douze faces humaines. Ensemble nous sommes émetteurs d’énergie. »
L’initiée sortit alors le cristal qu’elle possédait encore. Un dodécaèdre indigo. Ils ressortirent chacun le leur. Douze pierres magnifiques. Ils n’avaient remarqué que l’éclat des couleurs la première fois. Leurs formes se révélaient à présent. Tétraèdre, hexaèdre, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre réguliers. Cubique, quadratique, orthorhombique, monoclinique, triclinique, rhomboédrique, hexagonal pour les autres cristaux. Plus une pyramide. Une arithmétique singulière et cristalline.
« Comment allons-nous les disposer ? Comment nous en servir ? » Demanda le guerrier.
« De toute évidence, le cube est à la fois polyèdre régulier et naturel. Il est l’intersection des deux familles. La pyramide n’est ni régulière ni naturelle. C’est une sorte de logique booléenne. Qu’en dis-tu Magicien ? »
Celui-ci commença à réfléchir à haute voix : « La première famille des réguliers est formée de cinq membres. La deuxième famille des naturels est formée de sept membres. L’un d’eux est commun aux deux familles. Il doit être le point d’intersection des deux figures formées par les deux groupes. La pyramide ne faisant partie ni du premier ni du deuxième groupe est étrangère aux deux figures. Elle doit les compléter pour former une troisième figure qui doit élever les deux premières. Le premier groupe de cinq doit représenter l’être humain. Le deuxième groupe de sept représente certainement le divin. Bien que le cube unisse l’humain et le divin, il est de toute évidence nécessaire de faire intervenir un autre lien étranger à l’humain et au divin. À première vue, cela semble impossible puisque le divin est à l’origine de tout. Comment une chose pourrait-elle être de nature non divine et supérieure pour unir les hommes à Dieu ? Je ne vois pas ! »
« Et si cet élément n’existait pas encore ? Non pas dans le temps puisque le divin l’englobe. Mais ne pourrait-il pas être de nature telle qu’il n’existe que si l’homme atteint Dieu ? » Intervint à son tour la magicienne. « Rappelez-vous comment nous étions disposés lors de notre première rencontre et lors de notre voyage. Arrangeons nos cristaux selon cet ordre.
Ils se mirent en cercle. Comme une horloge. Le groupe de cinq premiers cristaux réguliers occupa le 2, le 5, le 7, le 10 et le cube sur le 12. Le deuxième groupe des sept cristaux occupa le 1, le 3, le 4, le 8, le 9, le 11 et le cube d’intersection sur le 12. La pyramide était sur le 6.
Maintenant, l’énigme arithmétique était posée. Les quatre vieillards observaient la scène. « Oui, dirent-ils c’est tout à fait cela. Nous en étions sûrs. Suivez nous ! »
Ils suivirent tous ensemble leurs guides jusqu’à l’horloge incrustée dans le dôme. Sur chaque chiffre du cadran, il y avait une pierre et un symbole. Les pierres étaient alignées exactement comme les douze compagnons venaient de le faire.
« Cinq cristaux pour l’homme, sept pour Dieu, un pour l’union ! » Répéta le maître.
Les vieillards ouvrirent la porte ; ils pénétrèrent dans le dôme. Un décor insolite. Alors qu’on se serait attendu à une salle de congrès ou un amphithéâtre, le mobilier était assez dépouillé et représenté par une série de siège à la périphérie sur un seul rang, un globe opaque au centre et douze piliers formant un cercle intérieur. Les piliers étaient à hauteur d’homme ; sur le dessus, un emplacement et un symbole. Comme ils s’y attendaient, c’étaient les mêmes symboles que sur l’horloge, c’étaient les mêmes cristaux que ceux qu’ils possédaient. Tous ensemble, chacun se positionna devant sa colonne et déposa son cristal dans l’emplacement. Il y eut d’abord une vibration très légère mais perceptible. Puis, le globe s’illumina, les parois s’effacèrent. Simultanément, d’autres plates-formes réparties dans la cité autour du dôme s’illuminèrent et l’on entendit une grande clameur de joie. Dans un mouvement ordonné des milliers d’hommes, femmes et enfants rejoignirent les plates-formes activées. Sous le dôme, également, une activité insolite se déroulait. Après l’illumination du globe, douze faisceaux répartis atour de la voûte s’étaient comme réveillés. De chacun, émanait un pinceau lumineux qui éclairait le globe central. La résultante optique faisait émerger de nouvelles formes dans l’espace. Ces formes dessinaient un plan tridimensionnel. C’était une carte de navigation ; le mage le remarqua aussitôt. Et lorsque celui-ci, de sa main, toucha les formes inscrites dans l’espace, elles s’associèrent pour tracer une figure plus complexe. Des sièges surgirent de la salle devant chaque colonne tandis que toutes les plates-formes de la cité commençaient à s’élever. Le dôme s’érigea au sommet tandis que les plates-formes s’ordonnaient afin de former une pyramide prodigieuse. Tous les douze s’étaient installés dans leurs sièges devant leurs colonnes. Au sol, la terre commençait à trembler, des nappes souterraines remontaient à la surface. Dans la pyramide, la luminosité s’accrut et le méta vaisseau fantastique partit dans l’espace.
Les quatre vieillards montèrent dans la nacelle de pilotage et observèrent attentivement les piliers. « Merci de nous avoir aidés. Sans la réunion des douze cristaux maîtres, nous n’aurions jamais pu activer le passage. Nous avons effectué cela la première fois lorsque nous étions jeunes tous les quatre. Des aides nous avaient initiés et montré le passage. Mais nous n’étions plus en possession des maîtres cristaux depuis de très nombreuses années. Lorsque notre cité a commencé à trembler et à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre, nous avons lancé un appel à nos aides afin qu’ils interviennent et nous sauve de la catastrophe. Jusqu’au dernier moment où la panique avait contaminé nos compatriotes, nous attendions leur réponse. Quand nous vous avons aperçus, nous savions que c’était vous.
« Et, quel est cet autre plan dont vous nous parlez, pourquoi les cristaux sont-ils nécessaires ? » demanda le maître.
« Parce qu’ils focalisent les vibrations de l’âme comme une lentille focalise les rayons lumineux. Ils mettent en relation la partie visible et invisible de l’âme. Si celle-ci est suffisamment évoluée, c’est-à-dire construite, elle délimite un univers de base. Mais il en faut douze pour que l’accord vibratoire délivre son énergie. Les douze cristaux univers animés par l’âme de leur détenteur se superposent, et les douze âmes s’assemblent. » Expliquèrent les quatre.
La magicienne intervint à son tour : « Quelle est notre destination ? » Les quatre vieillards se regardèrent embarrassés. « Nous ne le savons pas. Nous avons déjà effectué le voyage à plusieurs reprises, mais c’étaient les douze navigateurs qui dirigeaient le déplacement. C’est à vous de nous diriger ! »
Perplexes, les douze compagnons s’observèrent. « Si nous connaissons notre destination, c’est soit que nous la possédons déjà, soit que nous avons ensemble les facultés de la découvrir. » Souligna l’initiée. « Rappelez-vous lorsque nous nous sommes retrouvés rajeunis et sans souvenir. Nous avons néanmoins trouvé notre chemin. Suivons notre intuition, nous allons certainement ressentir quelque chose ! De plus, les quatre vieux hommes et femmes sont les témoins d’une autre civilisation ; ils ont certainement le pouvoir de nous éclairer. »
Le vaisseau continuait sa route. Les compagnons se retirèrent deux par deux. Le maître rejoignit sa compagne ; chacun avait besoin de se ressourcer et l’amour était une force inépuisable.
Le sage
Le sage commença, ce matin-là, son nouvel apprentissage. Tout lui souriait, il était bien. Ça lui rappelait, un peu, les premiers jours de vacances lorsqu’il parvenait à en prendre dans sa vie précédente. C’était un moment très agréable d’insouciance, de confiance, de détente.
Il n’était pas seul. Bien sûr, toutes ses parcelles de vie qui avaient été invisibles dans son existence terrestre étaient présentes. Au fur et à mesure que le soleil se levait tout s’éclaircissait en lui. Lorsqu’il était humain, son être entier était pour la plus grande partie dans un monde invisible. À sa naissance dans le monde terrestre, son petit corps de bébé avait émergé dans le monde réel des hommes. Tout au long de sa vie, des parcelles de son âme se révélaient à la surface du monde réel et son corps grandissait. À chaque nouvelle épreuve de la vie, à chaque problème affronté, il y avait une parcelle dans son moi invisible qui se révélait à la surface. Et il grandissait. Lorsqu’il avait été difficile voire impossible de faire remonter la parcelle de lui-même correspondant à un nouvel obstacle, alors l’enveloppe fragile de son corps avait souffert et il avait développé des maladies. De petits avertissements au début ; de plus en plus fort s’il faisait la sourde oreille. Par bonheur pour lui, il avait été très tôt éveillé à écouter les messages de son corps et de son esprit. Il avait appris à appeler la parcelle qu’il lui manquait au moment même où il en avait besoin. C’est le début de la sagesse disait-il à ceux qu’il rencontrait sur sa route. Le début seulement. La sagesse est au bout du chemin parcouru. Mais chaque jour révèle sa part de sagesse.
Ce matin, toutes ses parcelles étaient dans ce nouveau monde visible. Sa partie cachée n’était plus invisible mais tout entière immergée dans cet univers. « Savez-vous ce qu’un carré ressent lorsqu’il s’aperçoit qu’il est cube ? Et, que penser du cube ? » Pensa-t-il en riant.
Son réseau animé se mit à vibrer d’une manière à la foi particulière et agréable. Un autre personnage tout comme lui venait à sa rencontre. « Veux-tu venir un moment avec moi ? Je t’invite à la découverte du monde dans lequel tu vis désormais. »
Sa voix était très harmonieuse. Elle produisait un effet rassurant, berçant et excitant tout à la fois. Il suivi son nouveau compagnon très volontiers. « Vois-tu, » reprit celui-ci, « lorsque nous nous rencontrons, nos parcelles de vie s’interfèrent et cela procure un très grand plaisir. Un peu comme les contacts amoureux lors de nos précédentes vies. Mais ici nous ne sommes plus limités. »
« Tu veux dire qu’ici nous sommes à la fois masculins et féminin ? » Questionna le sage animé d’une grande curiosité.
« Je veux dire que tu es formé d’éléments masculins et féminins que tu peux combiner à ta guise. Comme un aimant, tu peux projeter d’un côté tous tes pôles masculins et d’un autre tous tes pôles féminins. Je peux faire de même et nous pouvons alors nous attirer mutuellement par l’un ou l’autre de nos pôles. Veux-tu essayer ? »
Le sage se laissa guider. Il senti ses éléments se réordonner. Cet arrangement procurait une sensation très savoureuse. Comme un préliminaire amoureux. Au fur et à mesure que la combinaison prenait forme ses sens étaient électrisés. Lorsqu’ils furent prêts l’un et l’autre, ils connurent l’amour cosmique. Il y avait plusieurs sortes d’énergie. La première, très forte, était celle qui se transmettait d’être à être. Entre les deux amants, il y avait une force considérable, communicante. La deuxième, irradiait à l’intérieur du corps du sage. Toutes ses parcelles étaient animées d’un courant de bien-être qui consolidait l’ensemble. Ce courant passait depuis toutes ses parcelles chargées en potentiels masculins vers celles chargées en potentiels féminins.
« Et pour ressentir cette énergie vitale qui nous anime, nous devons nous rassembler et communiquer. Chaque individu, dans notre société, contribue au bonheur, à l’harmonie et à la stabilité pour tous les autres. Et tous les autres en font autant pour chaque membre. » Expliqua le partenaire du sage. « Mais pour cela, il faut, au moins, être deux. Il existe une sorte d’arithmétique qui représente les différentes combinaisons entre plusieurs individus. Être deux forme un couple qui possède ses propriétés. À trois, d’autres propriétés émergent. À quatre, c’est encore différent et ainsi de suite. Tu les découvriras. »
L’expérience était plus que la découverte de la rencontre. Le sage avait traversé des mondes, il avait connu, reconnu et cent fois éprouvé la mort. Il s’était ensuite retrouvé dans d’autres lieux qui lui rappelaient ses racines humaines. Il avait redécouvert son monde intérieur et trouvé en lui-même toutes les clés qui lui avaient ouvert de nouvelles portes. Il avait, enfin, émergé dans ce méta monde dans lequel il se trouvait actuellement en prenant conscience de tout ce qui contribuait à son existence. Après cette pénétration en lui-même, il venait de partager quelque chose de similaire et différent à la fois ; la rencontre intime et révélatrice avec une autre essence. La force de la dualité laissait encore son empreinte. Comme s’il venait de découvrir l’amour. Après avoir éprouvé son unité, il venait de succomber à la dualité. Il était prêt à gravir la marche supérieure.
Quand son compagnon revint vers lui, ou plutôt lorsqu’il le reconnu de toutes ses cellules, il avait quelque chose en plus. Il le reconnaissait pour l’avoir connu quelques instants auparavant. Il était en symbiose avec une autre personne. Le sage était très intéressé par cette sensation. Du moment qu’il avait connu la rencontre, il pouvait désormais sentir et communiquer directement avec ceux qui correspondaient à son niveau acquis. Et s’il pouvait communiquer avec deux personnes en symbiose, il allait former le triangle. Bien qu’il n’eut pas encore commencé cette nouvelle étape, il avait déjà compris que pour être quatre, il lui suffirait de ressentir le triangle et ainsi de suite. Mais pour l’heure, il se prépara à connaître la trinité.
Dès le début, l’énergie était complètement différente. Ce n’était plus un échange entre deux polarités mais une circulation continue à partir de trois points. « Ce que la droite est au triangle, la communication à deux l’est à la communion à trois. » Pensait le sage. Il se concentra sur la perception actuelle. Il éprouvait dans son cœur la même sensation qu’à deux mais, la présence du troisième ouvrait cette sensation comme s’il découvrait encore une fois une nouvelle dimension. Apprentissage fabuleux, se disait le sage, qui permet de recouvrer son unité, de découvrir sa dualité et discerner sa trinité. Comprendre cette géométrie était, pour lui, une grande richesse. Le plan était parfait.
C’était le soir. En regardant autour de lui, le sage comprit que sa vision avait évolué. Si à son arrivée, il voyait essentiellement son nouveau corps avec toutes ses parcelles de vie, son univers s’était considérablement ouvert. À présent, il voyait le ciel ; vaste étendue d’un bleu nuit dans laquelle il se sentait attiré comme un gouffre. Plus bas, à l’horizon dans des nuances bleues et violacées, une alchimie alliait le ciel et l’eau. Puis, les embruns indigo et mauves plongeaient dans l’immensité d’une mer qui semblait éternelle. Le sage regardait et regardait sans jamais s’impatienter cette union entre ciel et mer. Étrange comme sa vue s’était transformée. À sa naissance dans ce nouveau monde, sa vision avait d’abord été intérieure, comme si ses racines humaines internes avaient été tellement fortes qu’elles avaient irrésistiblement attiré ses regards comme un trou noir originel. Mais cet éveil à la connaissance de la dualité et de la trinité l’avait libéré. Désormais, sa vision était libre, il se sentait libre.
S’il pensait que la nuit naissante allait lui apporter du repos il avait raison et tort à la fois. Il avait raison parce que lorsqu’un quatrième compagnon se joignit à eux, ce fut d’abord une sensation de bien-être, de repos. Comme s’il se retrouvait dans une réunion de famille avec tout l’amour réuni. Contrairement avec la liaison à trois, cette liaison quaternaire était emplie de béatitude. Le sage en avait les larmes aux yeux tant cette relation à quatre était sécurisante. Il avait des visions de mers, d’océans, d’eau qui coule et s’écoule. Il avait pourtant apprécié les relations précédentes, celle-ci était la relation où l’amour se concrétisait.
Et comme l’initiation le voulait, un cinquième invité se convia parmi eux. Ce fut flamboyant. Une énergie de feu ! Dans cette relation à cinq, toutes les sensations précédentes se révélaient magnifiques. Comme une représentation théâtrale dans laquelle ils étaient tous jeunes premiers. Pour le sage, cette intimité à cinq était la démonstration pure et belle de l’amour.
Six ! Le sixième être relationnel relativisa toute la confrérie féerique. Non loin d’atténuer le côté éclatant de la précédente union, il la concrétise. Le sage voyait beaucoup mieux l’arrangement et la technique. Ce n’était plus magique, incroyable, cela devenait logique, compris, initiatique. Bien que le côté fantastique devienne compréhensible, cette relation sixte donnait un nouvel éclairage, celui de la connaissance. C’est comme si l’esprit du sage revenait à ses sources pour s’apercevoir qu’il avait toujours compris ce qui se passait actuellement.
La septième révélation apporta l’harmonie parmi toutes les révélations. Le septième convive apporta dans ses bagages un bien être, un sentiment d’équilibre. Tout concourrait à ce que chacun des participants soient apaisés, régénérés et heureux de ressentir la communication. Jusqu’à présent, les communications avaient été enrichissantes pour le sage. Cette fois ci, l’ambiance était harmonieuse. Comme si une étape primordiale avait été franchie. À cette étape des relations, il n’était plus question de rechercher à tout prix pour son évolution. Tout découlait de source comme si tout avait été normal. La signification de cette union était claire. Tous étaient intuitivement et naturellement dans la communication. Cette expérience se révélait rassurante et la plus constructive qui soit.
Le huitième précipita le sage dans une expérience où tout était caché ; comme s’il devait tout redécouvrir. Dans un premier temps, il perdit toute conscience quant à ses expériences précédentes. Il se retrouvait nu. Nu de corps, d’âme et d’esprit. Nu dans le sens où il ne pouvait plus compter sur son acquis. Dans cette expérience, sa mémoire était comme effacée, inaccessible. Son travail, dans l’actuel, se concrétisait dans la confiance en soi. Il ne devait plus se servir de ses connaissances et de ses expériences, il devait compter sur ses propres capacités et y mettre toute sa foi car tout, ici, était caché. Mais le sage découvrit avec un bonheur inexprimable que, sans voir ni sentir, il avait la foi en lui-même. Heureux celui qui, sans regarder en arrière, vis et vois dans une existence aveugle mais avec la vision de son cœur !
Quand la neuvième personne se présenta, les étoiles s’ouvrirent. C’était comme si toute la signification de l’existence se révélait. Les neuf pôles énergétiques échangeaient trois par trois, trois fois ; comme une triple trinité. Le sage retrouvait la plénitude de la relation triple à la différence que celle-ci s’ouvrait à la fois à l’intérieur : une intra trinité ; et à l’extérieur : une extra trinité. Cela ressemblait à la dualité yin et yang mais démultipliée. La neuvième relation s’ouvrait dans le cœur de l’homme et lui ouvrait les portes de l’univers.
Le dixième personnage apporta une consolidation certaine à l’ensemble. Lorsqu’il entra dans l’énergie et transmit la sienne, le sage eut une impression de solidité. De plus, cette nouvelle figure renforçait la dualité homme et femme. Elle l’amplifiait jusqu’à créer un super homme et une super femme. Deux géants mus par une association à dix. La dixième relation était constructive et révélait la nature de l’homme.
À l’apparition de la onzième personne, la progression des arrangements précédents explosa. Rien ne rappelait quelque chose de connu. Cette nouvelle relation était première en elle-même. Quelque chose de fantastique, nouveau, qui transformait tous les acquis. Un véritable bouleversement qui remettait tout en question. En réalité, la onzième relation était une relation maîtresse.
Le douzième être de lumière conclut l’expérience. Il n’était plus dans la lignée. Chacune des précédentes expériences avait révélé son pouvoir. La douzième, a priori, n’apportait rien de plus. Mais à bien observer ce qui se passait, le sage décida que, cette fois-ci, il ne devait rien attendre. Ni une révélation, ni un nouvel apprentissage. Ce n’était pas lui qui devait découvrir, ce n’était pas à l’homme de grandir une étape de plus. Il fallait recevoir. Alors, il se détendit et s’abandonna sur un seul mot : le mot Amour. Il lâcha prise, comme s’il devait mourir une nouvelle fois.
Ce fut lorsqu’il accepta et se résigna à ne plus entendre, ne plus voir, à ne plus faire un pas que la douzième révélation vint à lui.
« C’est à cette étape que tu dépasses l’être humain que tu es. La connaissance de la douzième révélation te donne l’accès sur le plan supérieur. Comme nous tous, tu es éveillé et transformé. À présent Réveille-toi ! » Le signal fut bref, cinglant, fort, impératif. Il ébranla les montagnes.
La douzième révélation était celle qui ouvrait les portes du cœur, de l’âme et de l’esprit. Ce n’était pas une étape de plus, c’était la réunion de toutes les précédentes ; la clef de voûte. Un éternel recommencement.
« Comment se sent-on lorsque qu’on recommence à vivre ! » Pensait le sage. Sans dire un mot de plus, il s’unit dans l’énergie des douze. Il intégra les douze et accepta de s’unifier dans cette nouvelle unité. Peu lui importait ce qu’il pouvait perdre, il avait tout à gagner.
Ce fut comme un éternel recommencement. Dans l’union des douze, il se sentit aspiré vers le haut, aspiré vers une nouvelle construction. Comme il avait découvert et communiqué avec toutes les parcelles de son corps, il s’ouvrait et communiquait avec ses compagnons. La douzième union ouvrait les portes vers un nouveau passage. Il fallait être douze pour naviguer et passer dans un nouveau plan supérieur.
Le sage était heureux. Il rencontrait sur son chemin plus que des êtres qui l’aidaient ; il entrelaçait avec chaque rencontre des liens qui le projetaient toujours plus loin. Il n’avait pas plus tôt fait son entrée dans ce dernier monde que, déjà, une ouverture, celle de l’amour universel, lui ouvrait une nouvelle porte. Les mondes s’enchaînaient-ils à l’infini ? Se demandait le sage.
« Pas dans l’absolu ! » Lui répondit la voix unifiée des douze dont il faisait partie. « Si tu places ta conscience dans chaque pas que tu fais, alors ton voyage est infini. Si tu places ta conscience dans ton cœur, alors tu découvres la magie du cercle. À chaque étape, tu découvres alors que tu as accompli un cercle de plus et que tu es revenu à ton point de départ enrichi. Il est temps à présent que tu sois initié et que tu naisses dans le cercle. »
Le sage se laissait porter par la voix. Comme un oiseau qui étend ses ailes et se laisse planer.
Tableau de Laureline Lechat
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