CONTE DE NOVEMBRE

Les vents froids soufflaient sur la lande et les décisions étaient dures
Pourtant chacun tenait sa place : explorateur, bâtisseur et gardien.
C’est ainsi qu’en défiant l’hiver, ils trouvèrent la mesure pure
D’une alliance imparfaite mais humaine, debout jusqu’au matin.

Durant la nuit, il y eut l’orage ; une tempête se leva.
Chacun ne tenait plus en place et se regardaient tour à tour.
Puis un éclair illumina et le tonnerre après gronda ;
D’un même geste, d’un même élan, ils sortirent à bride abattue.

Le voyageur

Le voyageur huma l’air frais de la plage. Sa guerrière préférée ne disait mot. Il lui avait proposé de partir avec lui mais elle désirait rester. Elle était enceinte et souhaitait que son enfant grandisse au milieu des siens. Le voyageur soupçonnait que c’était surtout une invitation à revenir. Il reviendrait certainement une fois qu’il aurait acquis la liberté d’aller et venir à son gré. Après tout, s’il réussissait sa mission, il pourrait la recommencer quand il voudrait. C’est pourquoi il n’y avait aucune tension entre eux. Elle savait qu’il avait une tâche à accomplir et qu’il ne la rejoindrait qu’après s’en être acquitté.

Ce soir-là, le vent soufflait vers le large. Le bateau était prêt à appareiller. Le capitaine était nerveux mais n’en laissait rien paraître auprès de ses hommes ; il se montrait calme et attentif. Il avait repris son livre de bord sur lequel étaient consignées toutes les manœuvres effectuées jusqu’au moment où la tempête s’était levée ainsi que les cartes correspondantes avec les point annotés. Il lui semblait tout naturel qu’ils émergeraient au même point. Il avait également veillé à l’approvisionnement de l’intendance ; son cuisinier était occupé ailleurs et lui avait demandé de s’en charger. Il attendait.

Le voyageur était sur la colline où trônait la stèle. Il savait que le départ était imminent mais il devinait que quelque chose lui échappait. D’abord, pourquoi la pierre centrale était-elle déplacée. Apparemment, elle était inutile pour le transfert aller. Alors, si elle est nécessaire pour le retour, pourquoi n’est-elle pas à sa place ? Mais bien sûr ! Parce qu’une fois que l’on est retourné dans l’ancien monde, on ne peut plus déconnecter le système de transbordement. Le système doit donc agir comme un accumulateur. La pierre maîtresse permet de capter les énergies – reste à savoir lesquelles – et, lorsque le site est chargé, il suffit de déplacer la pierre. L’énergie, ainsi accumulée ne peut servir qu’une fois. Ingénieux ! Il faut souhaiter que la charge ait été satisfaisante. Cela ne faisait que trois jours que l’instrument était ranimé ; le voyageur espérait que cela suffirait.

Il fit part de ses observations aux enfants. Ceux-ci continuaient à le suivre comme s’il était leur mentor. « Il doit y avoir un déclencheur, tu as raison ! » Acquiesça la fille brune. « Oui ! Quelque chose a dû provoquer ton passage et cette même inconnue doit provoquer le passage dans l’autre sens. » Répliqua le garçon blond. « Montre-moi ton poignard ! » Lança la fille d’un regard éclairé. Le voyageur sortit la dague qu’il portait à sa ceinture et la tendis à la fille. « Regarde ! Je l’avais remarqué inconsciemment pendant notre expédition sur la montagne. Je savais que je l’avais vue quelque part mais je n’arrivais pas à m’en souvenir. La pierre qui est enchâssée est de la même nature que celles que nous avons observées sur le site. Serais-tu déjà venu ici, voyageur ? »

Le voyageur tournait et retournait le manche devant ses yeux. Il l’avait complètement oublié. Un détail, qu’il connaissait pourtant, perdu dans le désordre de tous les évènements qui s’étaient déroulés jusqu’alors. Pourquoi n’y avait-il pas pensé lui-même ?

« Je ne crois pas. Cette arme me fut offerte par un ami il y a longtemps. Depuis je la porte à mon côté et elle est devenue comme une partie de mon corps. Celui qui me l’a donnée m’avait averti qu’elle possédait une âme et qu’elle guiderait chacun de mes pas si je l’endossais et la faisais mienne. Au fil du temps, elle s’est fusionnée en moi. C’est parfois un autre bras, tantôt une autre main. J’en ai tellement pris l’accoutumance que je n’y avais pas prêté attention. Croyez-vous qu’elle agit comme catalyseur des transferts ? »

« Nous le saurons cette nuit. En tous les cas, regarde toi-même, ce sont bel et bien les mêmes pierres ! ». La jeune fille posa la pierre sertie sur la poignée contre l’une des pierres du site. Un bref éclair scintilla. Elle renouvela son geste sur d’autres pierres et obtint à chaque fois un petit éclat similaire et succinct mais parfaitement visible. Elle tendit l’arme au voyageur : « Tiens, voici ton billet de retour ! » Le voyageur remit son arme à sa ceinture.

Avant le départ, il alla s’entretenir avec la doyenne mais celle-ci ne l’éclaira pas davantage. Pas plus que le doyen qui ne détenait aucune information supplémentaire. Le voyageur comprit alors que les habitants de l’île n’étaient pas ses dirigeants. Ils étaient là pour faire vivre l’île et accueillir, éventuellement, ceux qui, comme lui, y faisait escale. D’ailleurs, personne ne s’opposait à leur départ. Personne n’avait envie de les suivre non plus. Ce lieu avait été créé dans un but bien précis. Tout était superbement organisé de l’intérieur. D’autres forces extérieures s’y manifestaient tels les transferts, le site et la stèle, les évènements dans la montagne.

C’était le soir. Une brise légère fouettait les joues du voyageur. L’air était chargé d’embruns. Une odeur d’iode emplissait les poumons du voyageur. Il huma le parfum. L’essence du départ, pensait-il. Les ancres furent hissées. Le crépitement des chaînes se propageait dans l’espace du port. Le voyageur emprunta la passerelle. On largua les amarres.

« Attendez-nous ! » Crièrent les deux adolescents. Ils sautèrent à bord et se présentèrent au capitaine. « Permission de monter à bord, Monsieur ? » Le capitaine les dévisagea d’un trait du regard. « Allez voir mon second, présentez-vous, il vous donnera votre poste. Vous le trouverez à la cuisine ! » La fille brune et le garçon blond sourirent au clin d’œil du capitaine et descendirent en trombe au pont inférieur. Le voyageur était en train d’arranger ses bagages dans sa cabine lorsqu’il les aperçut. Sans dire un mot, il continua ses aménagements. Sans dire un mot, les enfants s’assirent à même le plancher et attendirent. Au bout d’un moment, le voyageur éclata de rire. « Je croyais que votre avenir était sur l’île ! ». Ils répliquèrent : « Notre avenir ? Peut-être… Mais notre présent est ici avec toi ! ». Le voyageur sortit de sa cabine. « Bienvenue à bord mes amis, nous avons une heure avant d’arriver au point du retour. Savez-vous éplucher les pommes de terre ? » Les deux adolescents sortirent aussitôt leurs canifs. Les voyages forgent aussi l’appétit.

Sur le pont, le capitaine lorgnait l’horizon de ses jumelles ; le voyageur le rejoignit. « Pas de trace de lune ni encore de tempête ! Es-tu certain de toi, voyageur ? » Celui-ci répondit tranquillement : « Je ne suis jamais certain de moi car il y a des choses qui me sont inconnues et pourtant sont ancrées au plus profond de moi-même. Comme l’eau jaillit de la source de l’intérieur de la terre, il y a toujours un esprit neuf et frais qui jaillit de ma source intérieure. Je ne puis jamais être sûr de moi parce que la foi que j’y accorde dépasse mon être. En revanche, j’ai le pouvoir de croire, même de croire en l’impossible. Il ne faut jamais rester enfermé dans ses propres limites. Ce ne sont qu’œillères qui nous cachent la vérité. Ce soir, nous partons. Ne t’impatiente pas, capitaine, nous sommes sur le bon chemin ! »

Le capitaine ne répondit pas. Il mit un frein à son impatience et alla inspecter son bateau et ses hommes. Le voyageur regardait le soleil couchant. Le ciel était parfaitement clair et sans nuage. Le dernier rayon disparut avec l’astre sous l’horizon alors que, déjà, les premières étoiles perçaient la voûte céleste.

Lorsque les lumières de la côte disparurent et qu’il fit nuit noire, une brise souffla au raz de l’eau. La surface se mit à frissonner. « Un courant nous entraîne par le tribord ! » Cria le capitaine. « Nous dérivons ! » Malgré tous ses efforts pour redresser la barre, la dérive continuait. Au bout de plusieurs minutes, le voyageur interpella le capitaine. « Les étoiles viennent d’accomplir un tour complet au-dessus de nous, nous ne dérivons pas, nous tournons en rond. » Le capitaine s’exclama : « Un tourbillon ! Nous sommes dans un tourbillon ! C’est pour cela qu’il y a très peu de vent, l’agitation vient d’en dessous. Je l’attendais par le haut et c’est par le bas qu’elle se manifeste ! » Le voyageur réfléchit rapidement : « Je crois qu’il va falloir nous cramponner très sérieusement, nous allons être secoués, gare à la noyade ! » Le capitaine hurla ses ordres. Tous les marins s’attachèrent. Il n’y avait plus rien à faire maintenant. À la pâle lueur des étoiles ils distinguaient un gouffre béant autour duquel ils tournoyaient. Le mouvement accéléra et accéléra encore. Le vaisseau craquait de toutes parts puis finalement fut aspiré dans les abysses. Ils ne virent pas le bref éclair venant des terres qui saluait leur départ.

Paradoxalement, bien que les éléments semblassent déchaînés autour d’eux, au moment du passage, ils ne ressentaient plus le moindre tremblement dans le bateau lui-même. On aurait dit qu’ils n’étaient que simples spectateurs. Le seul rôle qui leur était dévolu était celui d’observer et rien d’autre. Le passage n’avait pas besoin d’acteurs mais simplement d’observateurs.

« Regardez derrière les nuages ! » Cria le capitaine. Une lame de nuit déchira les nuages pour révéler celle qui, pudiquement, se drapait derrière les nues. Madame la Lune, ce soir, était toute ronde. Tout l’équipage la salua par un hourra retentissant.

Lorsque le matin alluma ses premières lueurs, tous étaient attentifs. Mais ils étaient soulagés d’apercevoir le halo du jour naissant à l’est. Sans dire un mot, ils attendirent tous le lever de l’astre royal car ils voulaient lui faire honneur. On salua, on chanta et on dansa pour fêter le réveil de leur roi. La mer était belle, le ciel limpide et une brise gonflait les voiles. Chaque membre de l’équipage regagna son poste. Le voyageur et les enfants rejoignirent le capitaine à la barre.

« Nous n’avons plus qu’à poursuivre la route que nous avons commencée il y a maintenant plusieurs mois de cela. Je vais avoir du mal à expliquer les raisons de mon retard. Nous aurons même grand intérêt à nous taire si nous ne voulons pas passer pour des fous ! »

« Dans combien de temps arriverons-nous ? » Questionna le voyageur. « Une semaine ou deux, environ si nous ne rencontrons pas d’embûche. » Répondit le capitaine.

Après le déjeuner, le calme régnait sur le bateau. Le ciel était dégagé et sans nuage. Le vent soufflait régulièrement. Un beau temps de marin, avait clamé le capitaine. Le navire filait sans entrave vers sa destination. Les enfants et le voyageur profitèrent de cette accalmie pour se baigner. Ils nagèrent à cœur joie pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que, ruisselants, ils se hissèrent dans la barque. Tandis qu’ils se faisaient sécher au soleil, la fille brune remarqua une cicatrice profonde sur l’épaule du voyageur. Elle l’interrogea à ce propos et le voyageur lui répondit : « C’est un loup, il y a longtemps, qui m’a laissé la marque de ses crocs. Une meute m’avait acculé ; j’avais épuisé mes forces ; heureusement, quelqu’un est venu à mon secours et j’ai pu m’en tirer indemne. »

« Qu’est-ce que c’est un loup ? » Demanda le garçon blond.

« Là où nous allons, nous en rencontrerons certainement ! » Lui répondit le voyageur tout en l’aidant à remonter à bord du navire. Le soleil couchant brossait le ciel de traînées orange et écarlates. Le vent continuerait à souffler demain, le voyage allait bientôt se terminer.

Le conquérant

Le conquérant se leva de bonne humeur. La princesse était restée dans son lit ; elle était fatiguée lui avait-elle confié à l’aube. Il était donc sorti seul et arpentait les jardins. L’air était très frais. L’automne avait repoussé les grosses chaleurs de l’été. Cela le faisait un peu frissonner mais il aimait ça. Il aimait sentir vibrer son corps devant le froid. Il aimait sentir la chaleur interne se propager dans son corps. Il était très détendu malgré l’atmosphère un peu glaciale de la matinée. Le ciel était dégagé cependant. Mais sur ces hauteurs, le temps pouvait facilement changer. Il se promena longtemps dans les jardins. Il repensait, rythmé par sa marche, à tous les évènements qui s’étaient écoulés depuis le début de sa mission. Celle-ci avait pris un tournant inattendu. Lui qui devait diriger les échanges entre les peuples étranges de la terre s’était retrouvé à les aider pour quelque chose qui échappait complètement à la civilisation qui l’avait mandaté. Mais il avait fait son choix. Il avait jugé que cette modification concourrait à mieux conduire sa tâche.

Il était à son aise, bien installé dans son rôle d’organisateur. Ses mandataires lui avaient donné carte blanche ; il en faisait donc entièrement à son idée. Enfin, pas entièrement car il avait sa muse. Intuitivement, elle lui montrait le chemin, elle lui présentait des choix. C’était lui et lui seul qui prenait ses décisions, mais cette femme étrange était son guide. Il se souvenait lorsqu’elle l’avait emmené au bord du gouffre qui avait marqué le véritable début de l’aventure. Elle ne lui avait rien ordonné ni même demandé. Il avait choisi librement son destin. Le conquérant commençait à discerner le véritable pouvoir de sa compagne. Elle lui laissait le libre arbitre mais elle le guidait et lui permettait de prendre ses ordonnances en toute conscience. Et plus fort, il appréciait cette relation. « Étrange femme ! » se dit le conquérant. « Elle ne conteste aucune de mes directives et m’entraîne toujours vers l’avant. Quel que soit le chemin emprunté, il y a toujours une voie. Je suis sûr que, même si je me trompais, elle me guiderait au travers de la mauvaise voie pour me guider à nouveau dans la bonne direction. Elle ne s’offusque jamais, n’est jamais contrariée. Elle accepte mes décisions sans me donner son avis. Pourquoi ? Elle pourrait me guider avec plus de fermeté et nous irions plus vite ! Je sais pourquoi elle fait cela ! Parce que c’est à moi d’apprendre, de comprendre et entreprendre. C’est à moi de grandir. »

Il l’aperçut tandis qu’elle se promenait sur la terrasse. Dès qu’elle le vit émerger derrière les haies, elle lui sourit amoureusement. Elle marchait avec majesté, les mains posées sur son ventre. Elle avait un air serein qui lui donnait l’allure d’une véritable reine. Sa reine.

« Quel est le programme aujourd’hui mon amour ? » Lui dit-elle, rayonnante dans la pâle clarté du matin d’automne. Le conquérant ne répondit pas tout de suite. Il la contempla à contrejour ; le soleil levant crevant la mince couche nuageuse dans le paysage matutinal derrière elle. On aurait dit que sa robe était assortie aux couleurs de l’aurore. L’air vif et froid du matin semblait s’harmoniser avec la féminité de la princesse, comme une cour naturelle.

Le conquérant la regardait. Belle dans le matin. Elle portait un bijou autour du cou qui irradiait d’une couleur d’un rose profond. « Je repars tout de suite ! Voudrais-tu me donner ton collier ? J’ai une idée pour nos amis. » Sans poser de question, sans dire un mit, elle l’ôta et le lui donna.

Ils regagnèrent l’espace de transfert. Elle l’embrassa avant d’actionner le dispositif. Il était parti.

Une sensation de chute libre. Comme un saut en parachute. Mais il ne tombait pas, il montait. Aspiré par une attraction imaginaire, comme s’il chevauchait un cheval volant invisible ou quelque autre dragon de légende. À son arrivée, l’onde de choc fit ployer deux ou trois arbres puis, se perdit dans la végétation comme une bourrasque mourante. « Ça devient de plus en plus dangereux ! » pensa-t-il. « Il faut absolument utiliser un autre moyen sinon toute la végétation va y passer. »

Il se demanda combien de temps s’était écoulé depuis sa dernière venue ; il n’avait pas la même notion du temps dedans et dehors.

Il se retourna instinctivement. Un groupe d’amazones jeunes et sportives s’était dressé derrière lui tellement discrètement qu’il n’avait rien entendu. Il leur demanda de le conduire vers ses compagnons mais elles échangèrent entre elles un langage bizarre. Finalement, elles lui firent signe de les suivre et l’emmenèrent vers le village. Fièrement escorté, il reconnut de loin ses compagnons.

Le scientifique lui fit un geste de la main en le rejoignant. « Ça marche à merveille ! Tout marche à merveille ! » Il exultait. Le conquérant voyait en lui un enfant découvrant un pays imaginaire. « Le cycle lunaire, le cycle de l’eau, le langage universel, ça marche ! C’est incroyable mais ça marche. C’est même divin ; je crois que Dieu a dû me donner un coup de pouce, car tout est trop beau pour être vrai et pourtant ça fonctionne ! Venez voir ! »

Il l’attira dans son bureau dans lequel des pans entiers de mur étaient recouverts de plans, de croquis, de formules. La pièce en était constellée.

« D’abord, je me suis attaqué aux transferts et j’ai découvert que certaines pierres emmagasinaient l’énergie lunaire ; comme un condensateur. Et comme tel, elles pouvaient libérer l’énergie contenue d’un seul coup. Ce qui permet de canaliser l’énergie lunaire et l’utiliser comme moteur pour les transportations. Avec suffisamment de pierres, on pourrait même déménager une ville entière. Mais avec celles que j’ai pu réunir, j’ai assez de puissance pour agir sur un vaisseau d’une quarantaine d’hommes et même plus. Je vous en ferai la démonstration lors de votre retour. Tout en parlant, il aperçut le collier que le conquérant portait à son cou. « Voulez-vous me le confier ? » Demanda le scientifique. « Je vous le rendrai pour votre retour. »

« En ce qui concerne le cycle de l’eau, la topologie elle-même du site m’a aidé. À tel point, par ailleurs, que je me demande si ce n’était pas prévu dès le départ. Je m’explique. La forme – si on peut en parler ainsi – du site est un monde fermé un peu comme un ruban de Möbius en trois dimensions si vous voulez ; mais ici, il y en a quatre, mais peu importe. Tout ceci pour dire que ce qui semble aux antipodes de notre île, c’est-à-dire la pleine mer, est paradoxalement le point le plus rapproché du sommet de la montagne et la pression et la masse de l’eau de mer crée un va-et-vient avec la montagne. Un phénomène de tempêtes court-circuite les deux pôles en un seul point. Tout ce qui nous importe, c’est que l’eau utilise ce passage, s’écoule à travers la montagne et ruisselle dans les terres situées sur le pourtour de l’île. Et finalement se jette dans la mer. Et comme il existe des réseaux souterrains creusés par ces mouvements, je n’ai que l’embarras du choix pour les déplacements.
Enfin, la question du langage s’est résolue d’elle-même par les recherches précédentes. Au début, comme tous mes calculs et mes recherches se montraient difficiles à synthétiser, il m’a fallu trouver un système pour m’y retrouver. Voyez-vous, effectuer des recherches et des découvertes dans plusieurs domaines à la fois ne servent à rien si après plusieurs jours on est incapable de se rappeler quoi que ce soit. J’ai alors imaginé un système intuitif et très primaire par le son qui m’offrait le pouvoir de m’y retrouver. J’avais, par exemple, donné le son ‘O’ à l’homme et le son ‘A » à la femme. C’était avant tout un outil pour noter, retrouver et architecturer tout mon travail. Une fois que je suis parvenu à des résultats sur les deux cycles que je viens de vous décrire. Je me suis assis pour revoir mes notes et, tout naturellement, le langage s’imposa à moi comme s’il avait, lui-même, prit vie indépendamment. En fait, je n’ai eu qu’à continuer à construire quelque chose qui s’est créé d’elle-même. Comme si cela m’avait été insufflé pendant mon sommeil. J’ai, rapidement, mis en pratique ce nouveau langage. J’ai demandé à notre commandant de me prêter ses guerrières. En une seule journée, avec la collaboration de notre commandant, nous avons construit, élaboré et mis au point les rudiments de notre dialecte. À tel point, que chacun s’est entraîné à le parler et, à ce propos, votre cours aura lieu demain matin car vous resterez avec nous cette nuit ; notre écologiste vous expliquera. »

Le conquérant écouta attentivement, fort impressionné par l’avancée des recherches et par le niveau réfléchi de son compagnon. Cette dernière information le mettait fort aise. En effet, il avait très envie non seulement de partager une soirée et une nuit sur place mais aussi de pratiquer ce langage qui lui apparaissait très intéressant. « Bravo ! » Applaudit-il des deux mains avec enthousiasme. « Vous vous êtes acquitté de votre mission avec un brio remarquable. J’ai grande hâte de parler votre langue. Je suis aussi curieux d’observer ces phénomènes météorologiques locaux. Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous féliciter et prendre congé, pour l’instant, afin de rencontrer notre écologiste. »

Ils se séparèrent, très enjoués. Le conquérant avait été impressionné par les progrès développés. Il n’en attendait pas moins de sa prochaine entrevue.

Il la repéra dans les serres. Lorsqu’elle le vit elle lui fit signe de la main. « Regardez-moi ces plantes ! Elles ne paient pas de mine, pourtant j’en tire des onguents et des crèmes qui soignent, soulagent et guérissent la plupart des maladies que l’on peut rencontrer ici. J’ai même des drogues et des euphorisants. Nous pouvons faire pousser aussi bien les végétaux nécessaires à notre alimentation mais nous avons une pharmacopée assez exhaustive. Mais ne remarquez-vous rien ? »

Le conquérant attentif cherchait à deviner ce que dissimulait l’écologiste. Ce n’étaient pas les fleurs. Son visage était radieux. Le même qu’auparavant mais plus épanouit comme si un masque invisible l’avait rehaussée. Quelque chose de subtil ! « Quel est ce parfum, chère amie ? »

« Ah ! Vous avez trouvé ! Nous distillons de nombreuses essences qui, combinées aux muscs qu’apporte l’océan produit toute une collection de parfums inépuisable. Savez-vous que je n’en ai mis qu’une goutte ce matin et que l’odeur persistera jusqu’à tard dans la nuit ? »

« Mes félicitations ! Il est très entreprenant, je dois avouer. Et qu’en est-il de l’équilibre diététique ? »

« J’ai élaboré toutes sortes de menus, recettes, cocktails qui s’accordent très bien ; vous en aurez une démonstration ce soir. Et je fabrique un petit vin très goûteux. » Finit-elle dans un murmure.

« J’y ferai honneur avec un grand plaisir, je vous l’assure. Mais, dites-moi, quel équilibre social avez-vous établi ? »

« Eh bien, nous avons un peu bouleversé la cellule familiale. Pour tout dire, elle n’existe plus ; elle se fond dans une seule et même cellule sociale beaucoup plus grande ; la tribu. La plupart des femmes, à part les plus âgées, sont des guerrières, elles assurent la défense, la sécurité et la protection du groupe. Un peu de chasse aussi. Les hommes jouent un rôle plus politique. Ils sont au service de la communauté, organisent, décident. Les deux espèces, si je puis dire, vivent en bonne entente. Ce qui occasionne des rencontres et des amours. Bien qu’il n’y ait pas de cellule familiale, comme je vous l’ai dit, lorsqu’une femme choisit un homme pour concevoir un enfant, elle conservera fidèlement sa relation avec cet homme. À ce propos, nous avons le moyen de contrôler très efficacement le cycle féminin. Chaque femme maîtrise son corps et décide le moment de l’ovulation. Ce qui permet d’obtenir des enfants sans surprise. Cela permet également une certaine liberté sexuelle, mais c’est nécessaire pour l’équilibre du groupe. Personne ne s’en plaint et, au contraire, cela enlève beaucoup de conflits inutiles. Les femmes s’occupent de leurs enfants tant qu’ils sont nourrissons. Ensuite, tous les enfants sont regroupés pour leur apprentissage dans une grande maison qui donne sur la mer où ils s’épanouissent parfaitement. Les hommes font office de précepteurs et, à les entendre, leurs élèves les dépassent tous les jours dans de nouvelles expériences. Ils étudient tout à loisir la science que nous ont laissée en héritage nos précieux alliés. Le tout fonctionne dans une parfaite harmonie. Surtout avec ce nouveau langage qui augmente la communication. »

Le conquérant était très impressionné. Ses collaborateurs avaient donné le meilleur d’eux-mêmes. Il avait hâte, à présent, de constater les progrès réalisés par le troisième membre de l’expédition. « Où se trouve le commandant ? » demanda-t-il.

« Dirigez-vous vers la plage, près du port, vous ne manquerez pas de le rencontrer. À ce soir ! »

Il prit congé de la botaniste et descendit sur le littoral. Il ne tarda pas à repérer le commandant sur la grève parmi un groupe de guerrières en plein entraînement. C’était un mouvement d’ensemble parfaitement coordonné. Chaque geste semblait multiplié par des miroirs à l’infini. La gestuelle était harmonieuse à tel point que toutes les guerrières paraissaient se confondre en une seule. Lorsque le commandant aperçut le conquérant, elle mit fin à l’exercice en un claquement des mains. Aussitôt, elles rompirent leurs rangs et se fondirent dans les environs.

« Elles sont complètement formées et opérationnelles. Comment les sentez-vous ? »

Le conquérant suivait des yeux deux guerrières qui n’étaient pas encore sorties de son champ de vision. « Remarquables. Elles sont aussi belles qu’inquiétantes. Vous leur faites manger du requin ? »

Le commandant éclata de rire. « On dirait presque, n’est-ce pas ? Mais non. La nourriture est essentiellement à base de fruits, légumes, poissons et coquillages. Notre amie l’écologiste nous a créé de véritables cocktails énergétiques riches et parfaitement adaptés à l’effort. De plus, nous avons mis au point une science physique grâce aux enseignements de nos alliés. Savez-vous que les femmes peuvent contrôler leur corps ainsi que leurs cycles. Nous avons réussi à arrêter et déclencher à volonté les ovulations. Par la respiration et le contrôle du rythme cardiaque, nous multiplions l’intensité musculaire par quatre sans claquage ni crampe ni tout autre effet secondaire. Grâce aux sciences anciennes, nous avons mis au point des danses et des enchaînements qui raffermissent chaque muscle, chaque tissu. Avez-vous remarqué les poitrines parfaitement galbées des filles ? Savez-vous ce qui en est la cause ? Des mouvements et des danses adaptés qui font partie de l’entraînement. On danse beaucoup après la journée ici. Des danses de composition. Vous en apprécierez la grâce ce soir. Vous avez certainement noté leur équipement. Simple et efficace. Un pectoral qui protège la poitrine, offre une très grande liberté de mouvements tout en garantissant le côté protecteur. Une culotte de cuir ample qui permet d’accrocher des armes et des outils à la ceinture. Enfin des bottes d’excellente facture qui nous accordent des marches rapides et sûres. Elles sont parfaitement équipées. Leur adresse au maniement de l’arc et du javelot est extraordinaire. Et, surtout, elles sont fidèlement attachées à leur rôle. Elles sont un peu comme des mères qui défendrait leurs enfants et leurs maisons, c’est-à-dire tout ce monde intérieur. »

Le conquérant était séduit autant par la beauté que par la dextérité et la virtuosité de ces femmes guerrières. Le commandant possédait un formidable savoir-faire. « Vraiment magnifique ! Je considère tout cela excellent ! Je ne connais pas la suite de votre entraînement mais vous avez acquis un niveau particulièrement élevé ! »

« Tout peut toujours être amélioré. La perfection s’éloigne toujours au fur et à mesure que l’on s’approche de l’horizon. Mais je suis en effet très contente des résultats obtenus. Je vous en montrerai davantage ce soir. »

Le conquérant quitta le commandant et se dirigea vers le centre du village. En longeant la plage, il distingua de jeunes hommes ainsi que des guerrières ; tous entièrement déshabillés ; certains en train de se baigner, d’autres allongés paisiblement, d’autres discutant en groupe. C’était la fin d’après-midi, une vie pacifique et heureuse régnait sur le littoral. Les vagues qui déferlaient sur la grève emplissaient l’espace d’une musique envoûtante. Il se promena sur la grève jusqu’au coucher de soleil. Ses feux qui illuminaient le ciel étaient magnifiques. Lorsqu’il revint au village, il y avait de l’animation autour de la plus grande des huttes du village. Il distingua dans la foule ses trois compagnons qui lui firent signe. Il les rejoignit.

« Nous vous attendions ! Entrons ! » Ordonna brièvement le commandant.

La hutte était circulaire et l’intérieur, très spacieux, pouvait accueillir plusieurs centaines de personnes. Le conquérant savait qu’elle avait été prévue pour rassembler tout le village mais il ne l’avait pas encore visitée. Le foyer était très calme. Malgré le nombre de personnes, la sonorité était parfaite. Tout le monde s’assit en cercle. Nulle table et nul privilège. Chacun était assis sur un cousin sans autre cérémonial. Nul protocole non plus ; le conquérant était assis à côté de ses amis ni plus ni moins installés que les autres convives. Aussitôt que chacun fut prêt, on commença à faire circuler des grands plateaux.

« Vous allez, à présent, goûter aux produits de notre installation. » Déclara l’écologiste en tant que maîtresse de maison. « D’abord des fruits et des coquillages. L’acidité des fruits prépare votre système digestif. Les coquillages apportent les premières vitamines qui vont s’assimiler très rapidement étant donné qu’ils sont moins gras que les plus maigres des poissons eux-mêmes moins gras que la plus maigre des viandes. Ah ! Dégustez les entrées avec ce petit breuvage de ma conception personnelle. Il s’agit d’une fermentation de fruits et de lait végétal. Ça relève le goût des aliments ! » Le conquérant but. Au premier abord c’était assez acide et bizarre mais on y prenait rapidement envie.

« Maintenant des poissons plus riches. Ils proviennent de notre élevage directement dans la mer. La boisson qui les accompagne est une décoction d’algues fermentées. Maintenant oubliez la technique et savourez ! » Le conquérant allait de surprise en surprise. Les poissons offraient à son palais des saveurs très variées et singulières. Quant au cocktail, il était tout simplement excellent. « Mes compliments ! Rien que pour ce repas, le voyage en vaut la chandelle, c’est succulent ! »

« Merci ! » Répondit l’écologiste. « Mais le mérite revient à nos cuisiniers qui ont largement contribué à créer cette alchimie. Je crois que notre commandant à quelque chose à vous montrer maintenant. »

Celle-ci se leva ainsi que plusieurs guerrières. Elles se dirigèrent au centre de la salle et entamèrent une danse énergique et entraînante. Un mouvement d’ensemble parfaitement exécuté. Les femmes dansaient la poitrine nue. Ainsi, chaque muscle de leurs bustes était mis en évidence. À chaque exécution des pas de danse correspondait des actions des bras. Le conquérant pouvait remarquer leur ventre parfait ainsi que la contraction harmonieuse de l’ensemble du buste. Leurs seins se raffermissaient à chaque rythme. Elles avaient, parallèlement, entrepris des chants à bouche fermée. Cela augmentait le rythme de leur respiration. Ce qui les rendait plus concentrées, plus belles et plus impressionnantes. Quand la danse prit fin, le conquérant avait l’étonnement de sentir son propre corps vibrer comme s’il avait participé à la démonstration.

« Vraiment très impressionnant et remarquable ! » Félicita-t-il la cheftaine. « Merci ! Mais toutes sont à complimenter. Elles sont toutes un pilier de notre société ! » Répondit-elle.

Le conquérant les observa chacune, l’une après l’autre. C’était vrai. Une même force les unissait et chacune semblait être un atome représentatif de l’unité qu’elles formaient. Elles avaient toutes fière allure et étaient très attirantes. Vraiment très attirantes.

« Venez avec moi ! » Lui souffla l’écologiste. Elle le prit par la main et le fit sortir de la hutte. « Excusez-moi, mais je vous ai senti en posture délicate. J’ai pensé qu’en vous entraînant, moi-même, au dehors vous auriez la possibilité de vous échapper tout en gardant votre dignité. »

« C’est très bien observé. Dites-moi, elles sont aussi dangereuses que des sirènes, ces femmes-là ! Il doit être difficile de leur résister ! »

« Difficile ? » pouffa l’écologiste. « Vous pourriez dire impossible ! Elles sont maîtresses d’elles-mêmes et leurs mœurs leurs appartiennent ; elles prennent leur libido bien en main. Si vous voulez découvrir de nouvelles expériences, je vous invite à retourner les rejoindre. »

« Non merci ! » coupa le conquérant. « Demain matin, je dois étudier et apprendre votre langage puis repartir. Et puis, je tombe de sommeil et ce n’est pas à cause de votre hydromel ! C’est comme si je n’avais bu que de l’eau ! »

« Que croyiez-vous ? Tout ce qui est excellent n’est pas forcément mauvais ! »

L’écologiste emmena le conquérant dans sa propre hutte dans laquelle elle avait préparé une chambre pour le conquérant. L’appartement donnait directement sur la mer. Bercé par le clapotis de l’eau et le déferlement sourd des vagues qui se perdait dans la nuit, le conquérant s’endormit profondément.

Il se leva dès les premières lueurs du matin. L’écologiste l’avait précédé et préparait un petit déjeuner dont l’odeur invitait à se mettre à table.

« Bien dormi ? » Lui sourit-elle. « Parfaitement ! » Répondit-il. « Comme si la dernière soirée n’avait été qu’un rêve ! ». Elle disposait les plats et lui tendit une assiette. « C’est vrai, il en est souvent ainsi lorsque nous découvrons quelque chose de merveilleux. C’est tellement beau que l’on croit que ce n’est qu’un rêve. C’est à nous, êtres humains, qu’il appartient de conquérir ce rêve afin qu’il devienne réalité ! ». Le conquérant sourit d’un air complice : « À qui le dites-vous, chère amie ! »

Après le déjeuner, ils se dirigèrent sur la plage. Un groupe d’hommes les attendaient. La première leçon commença. Ce fut d’ailleurs la seule et unique. Vers midi, le conquérant conversait, comme s’il s’était agi de sa langue maternelle, avec ses précepteurs. « Votre dialecte est stupéfiant ! » S’exclama le conquérant. « Simple, logique et naturel ! Apprentissage en un temps record ! »

« Le mérite en revient à votre ami scientifique. C’est de ses travaux, en correspondance avec ceux qu’il nomme ses alliés, qu’il a mis au point cet outil de communication. Vous devriez lui demander des explications plus approfondies ! »

« C’est vrai ! » Répondit le conquérant. « Je dois le retrouver pour mon départ. » Il quitta ses instructeurs et se dirigea vers le laboratoire du scientifique.

Dès son arrivée, l’homme de science accourut. « Tout est prêt ! » Annonça celui-ci. « Vous vous souvenez de ce que je vous avais annoncé à votre arrivée ? » Le conquérant n’avait pas oublié. « Les pierres ? » Le scientifique exultait : « Précisément ! J’ai chargé le site toute la nuit. Le dispositif est en place. Vous allez, pour la première fois, rentrer de notre propre initiative. Quand désirez-vous partir ? »

Le conquérant réfléchit un court instant. « J’aurais aimé rester davantage pour approfondir tout ce que j’ai découvert. Mais je pense préférable de réserver cela pour mon prochain voyage où je résiderai certainement plus longtemps. Je pars à l’instant même. Gardez-moi une place pour le retour. »

Le scientifique lui rendit le collier qu’il lui avait emprunté à son arrivée. « Gardez cette pierre avec vous. C’est une clé qui ouvre les portes et, notamment, la nôtre. Elle est chargée afin qu’elle vous guide vers nous chaque fois que vous voudrez revenir. »

Le conquérant remercia son hôte et partit vers le large à bord d’un esquif léger. Le voyage fut de courte durée. La mer s’agita et se coupa en deux. Cela ne dura qu’un bref instant ; le conquérant, à bord de son esquif, était passé dans un autre monde qu’il connaissait bien : le sien. À l’heure convenue, la princesse le téléporta sur leur nid d’aigle. Elle était très heureuse de retrouver son époux. Elle était rayonnante.

Le maître

Le maître entendit un son continu. Un chant d’appel. Ils sortirent tous de leurs appartements et se rendirent sur la place céleste. Croisant l’un des formateurs du groupe il lui demanda l’origine de ce chant.

« Ce chant est le chant d’appel au matin. Il est pratiqué tous les jours ici. Mais il est tramé sur une fréquence difficile à discerner. Vous l’entendez aujourd’hui parce que votre apprentissage a attisé vos sens. Venez donc vous joindre à nous ! » Expliqua l’instructeur.

« Mais qui êtes-vous vraiment ? » questionna le maître. « Il me semble que nous devrions connaître l’origine et l’histoire de votre enseignement à présent que vous nous l’avez appris. »

« Origine ? Histoire ? Mais vous êtes vous-même notre origine et notre histoire. Nous avons-nous aussi grandi sur votre Terre. Nous avons, nous aussi, été enseignés. Il y a de cela longtemps maintenant. Vous représentez notre avenir car vous êtes arrivés bien après nous. Et nous représentons votre avenir car nous vous guidons vers la voie que vous devez choisir et gravir. Lorsque nous avons amorcé notre vie terrestre, nous étions très peu nombreux. La prise de conscience ne représentait que d’infimes étincelles. Puis il y en eu d’autres au fil des temps, au fil des âges. Il y eu des moments difficiles, des chasses aux sorcières. Aujourd’hui, le travail accompli représente quelques éclairs mais qui sont bien visibles. Vous êtes beaucoup plus nombreux actuellement que nous ne l’étions à notre époque. Puis, vous aussi, vous partagerez vos connaissances avec d’autres qui la transmettront à leur tour et ainsi de suite jusqu’à ce que le seuil critique soit dépassé. »

« Le seuil critique ? Quel seuil critique ? » Demanda l’initiée.

« Eh bien, » reprit l’instructeur, « à partir d’un niveau de conscience atteint, il se produit un nouveau phénomène qui se développe très vite, à la vitesse de l’éclair. Tous les peuples de la Terre s’éveillent et une connexion spirituelle s’établit. La conscience de la Terre s’éveille et chacun est relié aux autres par l’amour universel. »

« Et vous ? Que faites-vous depuis si longtemps ? Interrogea le guerrier. « Longtemps ? Ça ne fait pas si longtemps que cela, tu sais ! Le temps n’a pas la même substance sur la Terre et ici. Nous ne sommes ni rythmés par le soleil, ni par les saisons, ni par le travail. Ce monde, ou plutôt cet entre monde dans lequel nous sommes, nous permet de nous expérimenter, de développer nos connaissances. Mais ce n’est qu’un pallier. Tous les êtres extraordinaires que tu as observés avec tes amis viennent, eux, du monde extra univers. Ils nous apportent leurs enseignements afin que nous les mettions en pratique. Entendons-nous bien ! Il n’a jamais été question que quiconque soit télé porté dans un autre lieu que celui de ses racines. Notre devoir est de construire, d’évoluer, d’aller de l’avant. Notre futur nous appartient à nous-mêmes. Si nous vous avons invités en ce lieu, c’est pour vous apprendre et vous donner tous les outils dont vous avez besoin. L’évolution est en chacun de nous. Et c’est chacun de nous qui trouvera son ouverture. Dieu a semé, l’homme récolte. Il en est ainsi ! Et nous devons entretenir nos racines, expurger les cailloux, prendre ce qu’il y a de bon pour nous dans cet univers et le respecter car il est notre mère à tous. Respectez ceux qui nous ont donné la vie, respectez ceux qui nous aident à vivre, respectez ceux qui nous font progresser. L’enseignement que vous avez reçu est votre héritage. Il en est de même de votre vie. Tout cela nous a été donné par des êtres suprêmes et, si nous voulons les atteindre, nous devons faire fructifier ce don. Nous sommes, nous-mêmes, le fruit merveilleux d’un cadeau divin. Le rôle ultime de l’être humain est de comprendre que nous sommes la graine et que cette graine doit germer, pousser et atteindre le semeur. Nous n’avons pas à nous croire supérieur ou quoi que ce soit, juste grandir. »

« Je vous entends bien. Mais alors, quelle est notre tâche ? » Demanda le maître.

« Enseignez à votre tour ! Tout ce qui a été semé doit pousser. Tout ! »

Les douze compagnons discutaient entre eux, qui à voix basse, qui à plus haute voix. Mais ils furent arrêtés par l’un des instructeurs.

« Venez maintenant ! Vous allez apprendre encore un dernier art du chant ! » Ils suivirent tous leurs instructeurs qui les conduisirent sur une haute terrasse qui dominait la cité spatiale. « Le dernier chant doit être entonné simultanément, en harmonique et doit être parfaitement ajusté. Il s’agit de replier l’espace et de voyager sur de très grandes distances. »

« Vous voulez dire, » intervint l’astronome, « que vous allez nous faire traverser l’univers ? » L’un des instructeurs répliqua : « C’est vous qui allez effectuer l’opération car, tout comme nous, vous faites à présent partie du Peuple du chant ! »

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la cathédrale, ils furent tous surpris de sa dimension intérieure. De l’extérieur, elle paraissait, certes, majestueuse, mais une fois à l’intérieur, on aurait dit qu’on avait déchiré l’espace et que l’univers s’y reflétait. Déjà, la porte imposante par où ils étaient entrés semblait tellement loin, éloignée ! L’air vibrait. Une musique tout juste perceptible meublait l’immensité. Curieusement, ils montaient, comme si l’atmosphère se densifiait en un escalier invisible. Tous comprirent en même temps qu’ils avaient pénétré un lieu où l’amour était si dense qu’ils y flottaient littéralement. Leurs yeux étaient humectés d’une compassion extraordinaire. Leurs cœurs s’épanouissaient comme la fleur au soleil.

« Ce lieu est un lieu saint ! » Leur révélèrent leurs instructeurs. « En ce lieu, l’amour de tous ceux qui participent est unifié. Toutes les âmes s’alignent avec les autres, s’attirent et forment un réseau très puissant. Une fontaine d’amour. Une fontaine blanche. Ici, tout est décuplé, centuplé, multiplié à l’infini comme par une réaction en chaîne. Le peuple du chant produit de l’amour et coordonne cet amour par l’harmonie du chant. L’énergie ainsi engendrée nous offre une alchimie. Par cette alchimie nous pouvons créer de la matière, de l’espace et les combiner. À présent, nous allons ensemble replier l’espace pour nous déplacer vers un lieu situé à la limite de l’univers. »

La musique fut alors reprise par des milliers de voix. Les voix emplirent l’espace jusqu’à en prendre la consistance. Rapidement, le peuple du chant darda ses rayons à travers les mailles de l’univers. La cathédrale semblait jouer le rôle d’un amplificateur. Mais c’étaient les voix qui énergétisaient l’ensemble. Cela se passa comme si l’univers entier était devenu le conducteur d’un champ électrique cosmique.

« L’espace est énergétisé par les chants sacrés. Cela produit un flux qui unit l’espace à la matière. Le temps revêt une nouvelle substance. Il en résulte un plasma cosmique. Lorsque les dimensions sont unifiées, nous dominons l’alchimie ainsi engendrée. Nous pouvons alors écarter ou réunir les différentes trames. Ainsi nous pouvons replier ou distendre ce plasma et de cette manière passer d’un point de l’espace en un autre sans nous être déplacé d’un seul pas. Venez, vous allez participer à la navigation ! » L’instructeur les invita à les suivre et à se mettre en position.

Le lieu était chargé. Une énergie très puissante était sensible à même la peau. Les compagnons en avaient la chair de poule. Une fois imprégnés de la vitalité et de la magie environnante, ils commencèrent leur chant. Chaque note se répercutait à l’infini comme si elle tissait une corde invisible. Ils ressentaient parfaitement la profondeur de leur chant qui circulait comme un courant électrique d’un bout à l’autre de l’univers. La mélodie qu’ils poussaient de leurs voix paraissait se solidifier en pans de lumières. Maintenant, le phrasé plus complexe de la musique emplissait l’espace, ricochait sur la matière et colorait le temps. C’était devenu un tissage irisé difficile à maîtriser mais la présence de tous les chanteurs réunis stabilisait l’ensemble. Ils virent alors leur destination. Ce fut alors très simple. Ils modulèrent le chant afin de replier l’étoffe énergétique et l’univers se replia. Alors, le chant s’atténua doucement et s’arrêta. Ils étaient arrivés.

« Bienvenue aux confins de l’univers ! » Annoncèrent les trois instructeurs. « Un voyage magnifique, une navigation parfaite, vous êtes maintenant de grands maîtres navigateurs. »

« Qu’est-ce que les confins de l’univers ? » Demanda l’astronome.

« C’est la limite au-delà de laquelle on ne peut plus se déplacer. Même si l’univers semble infini pour des yeux humains, maintenant que vous savez replier l’espace, vous êtes devenus extrahumains. Toutefois, vous constaterez qu’aussi loin que vous puissiez aller, l’univers reste fermé. Par rapport à notre point de départ, nous sommes aux antipodes cosmiques. Ce que nous appelons les confins de l’univers qui n’est relatif que par rapport à un autre point. Répétez les enseignements que vous avez reçus et déployez la route du chant devant vous ! »

Ils s’appliquèrent à leur exercice. L’espace changea comme la fois précédente. Cependant, à un moment, il y eu une très faible interruption du chant ; l’un des compagnons avait fait une pause en reprenant son souffle. Il se produisit alors une onde qui se lova et créa une bulle.

« Attention ! Si vous interrompez le chant, il se produit des turbulences qui provoquent une bulle d’univers ! » Avertit l’instructeur.

« Une bulle ? Qu’est-ce que cela signifie ? » Questionna le maître.

« Eh bien, cela génère un espace clos qui échappe à la trame de l’univers. Il devient alors impossible d’y accéder ou d’en sortir, du moins par les moyens naturels. Il existe des dispositifs qui permettent de s’y transférer. Mais ce sont des mondes totalement isolés et aussi difficiles à pénétrer qu’à discerner. Ils peuvent offrir d’excellentes cachettes pour ceux qui peuvent en disposer. Cependant, ils échappent à toute navigation. Il faut faire très attention de ne pas en procréer trop sinon, l’univers deviendrait une véritable éponge à trous cosmiques. »

« C’est très intéressant ! » Réfléchit le maître. « Pourriez-vous nous en apprendre un peu plus sur ces dispositifs de transferts ? »

« Certainement ! Un peu plus tard lorsque vous vous serez suffisamment exercés. Allons ! Concentrez-vous ! Nous allons faire quelques allers et retours d’un bord de l’univers à l’autre. » Décida l’instructeur.

C’est ce qu’ils firent durant toute la journée. Exercice après exercice. Chant, contre-chant, chant sacré, chant relais, chant universel. À la fin de leur session d’apprentissage, ils avaient tous acquis une parfaite maîtrise.

Le maître réclama l’attention de leurs instructeurs : « Expliquez-moi comment créer des bulles univers ! » Les trois instructeurs le scrutèrent : « Qu’as-tu l’intention de faire exactement ? » Le maître leur expliqua ses desseins : « Si nous devons enseigner à notre tour les peuples de la terre, il nous faudra une structure et, notamment, des lieux où nous puissions nous retrouver et pratiquer nos expériences ainsi que les voyages intersidéraux. Plutôt qu’installer ces refuges sur Terre, j’aimerais pouvoir créer des univers bulle à proximité, voire sur la Terre elle-même afin de ne pas éveiller l’attention, d’une part et surtout afin de pouvoir pratiquer librement les pouvoirs que vous nous avez confiés. »

Les trois instructeurs se concertèrent un long moment puis, finalement, acquiescèrent. « C’est entendu. Mais vous vous rendrez compte que l’étanchéité des bulles pose un problème et qu’il n’est pas facile d’effectuer des transferts. Mais vous avez raison en ce qui concerne votre mission sur la Terre. Allons ! La journée a été extrêmement éprouvante et enrichissante pour tous. Il est temps de nous restaurer et nous reposer ! »

Le sage

Le sage partit en voyage. Avant de regagner la Terre, il avait un enseignement à recevoir. Il arpenta l’allée de pierres. Il était seul. Les autres groupes l’avaient quitté. Il restait délimité dans son propre groupe de personnes. Il marchait vers le brouillard qui commençait à l’envelopper. Au début, cela ressemblait beaucoup aux paysages désolés de la Terre. Un paysage de toundra mêlé de marécages. La végétation pauvre semblait lutter désespérément pour sa survie. L’eau ressurgissait du sol parfois en mare, parfois en ruisseaux que tentait d’éponger le terrain. Des nappes de brouillard flottaient comme des bancs de poissons aériens.

La veille, le sage avait communiqué avec les êtres extraordinaires qui s’étaient manifestés. Il leur avait expliqué son désir de transmettre ses expériences avec les siens. Ils avaient alors accueilli la requête du sage avec beaucoup de compassion. Cependant, lui avaient-ils expliqué, il devait les aimer ; les aimer pour ce que ses frères terriens étaient et pour ce qu’ils avaient été depuis le début de l’humanité. Le ministère du sage se devait de rencontrer le passé des hommes. Le sage avait compris qu’il se devait d’explorer ses propres racines ainsi que celles de ses frères. Il avait accepté cette charge ; il était prêt.

Le brouillard s’épaississait de plus en plus. L’air contenait une arrière trace de souffre. Le sage sentait à nouveau ses poumons. Il n’y avait plus prêté attention depuis longtemps. Le souffle qui pénétrait en lui le brûlait. C’en était irritable. Il se mit à tousser. Il avait chaud aussi. Une transpiration acide commençait à ruisseler sur son visage.

Il percevait des sons sourds. Des sons rythmés et un peu agaçants. Comme si cette musique transportait de la souffrance dans sa cadence. Il continuait à avancer malgré le peu d’hospitalité que lui faisaient ressentir les environs. Il faisait froid aussi.

Pas à pas, le brouillard s’alourdissait. Il redescendait vers la terre. Bientôt, ce n’était plus que nappes qui ne montaient pas plus haut qu’un mètre du sol. On aurait dit que le temps faisait machine arrière et que la brume rentrait dans la terre plutôt qu’en sortir. Des flaques d’eau noirâtres stagnaient à proximité et saignaient le paysage. L’atmosphère devenait de plus en plus pesante.

Soudainement, le sage s’aperçu qu’il flottait. Ses pieds ne touchaient plus le sol. La densification de l’atmosphère était telle qu’il s’était mis à flotter entre deux airs.

Il entendit comme des grincements. Le paysage commença à défiler lentement sous ses pieds puis, lentement d’abord, ensuite, de plus en plus vite il descendit à toute vitesse vers un immense gouffre noir.

Il y avait des ombres. Des ombres furtives qui s’écartaient sur son passage. Il y en avait de plus en plus. Des groupes éparpillés au début, de vastes communautés par la suite. Bientôt ce ne fut que des ombres, le sage naviguait au milieu d’une mer de silhouettes obscures. Mais, étrangement, les ombres s’éloignaient au fur et à mesure qu’il avançait. Il percevait des sons, des sons rythmés qui s’échappaient des ombres comme une chanson sourde. Cela donnait une sorte de mélopée triste et douloureuse, mêlée de crainte. Un opéra mortuaire joué dans une nécropole fantastique. Fantastique par l’ampleur de l’ensemble des ombres ; un océan. C’était sur cet océan qu’il voguait sempiternellement depuis son arrivée.

Quelque chose s’élevait à la surface, comme une île au-dessus de la mer. Au fur et à mesure qu’il avançait, la chose grandissait telle une montagne. Il s’éleva vers son sommet sur lequel un être dominait l’immensité. Pendant l’ascension, le sage avait l’impression de diminuer. Il sentait toutes les parcelles de son corps se densifier. Ce n’était pas une impression. Son corps rétrécissait. Pourtant, il n’avait pas la sensation de perdre une partie de lui-même. C’était comme si tout son être se repliait sur lui-même. Il n’avait pas peur. Il poursuivit sa progression vers le sommet. Lorsqu’il l’atteignit, il eut la perception de n’être plus qu’un point dans l’univers.

L’être était gigantesque. Il portait un manteau sombre mais qui brillait étrangement ; comme s’il avait capturé dans sa texture toute la lumière existante.

« Approche ! » Tonna une voix impétueuse et douce à la fois. Le sage n’hésita pas ; il n’avait pas peur ; non pas qu’il ne craignait rien mais il était confiant. « Qui es-tu ? » Lui demanda-t-il.

« Qui suis-je ? Je suis le gardien des âmes. Ici, tout ce qui peuple mon royaume, ce sont les âmes qui errent, les âmes qui n’ont pas réussi à s’assembler, les âmes qui ne peuvent progresser. »

« Qu’est ce qui les en empêche ? » Questionna le sage.

« Elles-mêmes. Elles n’arrivent pas à créer l’amour nécessaire à leur union. Elles rôdent, vont et viennent. De tous ces mouvements désordonnés, de tout ce chaos émerge cette mer désordonnée et noire. Elles forment le côté obscur de l’univers. Elles se rassemblent tout en s’ignorant mutuellement. Elles composent une sorte de trou noir. Comme l’amour attire l’amour pour s’unir, la haine attire la haine pour se désunir. »

« Est-ce qu’elles interfèrent dans le monde des vivants ? » interrogea le sage rempli d’inquiétude.

« Comment pourrait-il en être autrement ? Changer la haine en amour n’est pas une chose aisée. Leur parler d’amour les fait fuir ; elles ne comprennent pas ; leur parler par la haine les attisent, les renforcent ; le résultat est pire. »

« Quel est ton rôle, alors ? » postula le sage.

« Je veille. Lorsqu’une activité se produit, si une attraction se crée entre le monde des vivants et celui-ci, j’en averti d’autres anges qui travaillent à leur tour. Il n’y a aucun moyen de conjurer la haine. La combattre la fortifie, l’ignorer la fortifie. »

« À quel rythme se manifestent ces attractions ? »

« Il y en a tout le temps ! »

Le sage contempla l’océan d’angoisse et de détresse. Il n’y avait aucune harmonie. Des mouvements chaotiques. Toutes les vagues se repoussaient les unes les autres. C’était un monde de désolation.

« Reste ici avec moi. » Lui conseilla l’ange des ténèbres. « Il y a constamment une attraction, une tension qui tend à capturer tout ce qui passe à leur portée et bien que tu sois protégé, elle peut t’affaiblir. Vois-tu, chaque fois qu’une étincelle d’amour se crée, la lumière projette une ombre infime mais réelle. Quand on génère du bien, il se produit une ombre. Une ombre, et non pas du mal car le mal n’existe pas. Il n’est pas créé. Cependant cette ombre provoque une zone où l’amour ne se développe pas et elle attire avec elle tout ce qui est instable. Cela donne un résidu malsain mais inévitable. Un résidu qui corrompt, comme de l’acide, ce qui passe à sa portée. Depuis des millénaires il en est ainsi. Le mal, si l’on peut l’appeler ainsi, s’est densifié et attire inexorablement ceux qui ne parviennent pas à s’élever. Ce qui fait, qu’au bout du compte, même si le mal n’existe pas, il finit par exister. Aujourd’hui, il est devenu fort. Son pouvoir de désunion a considérablement grandi. »

« Que dois-je faire pour t’aider, puisqu’on m’a envoyé ici ? » Lui demanda le sage.

« Il n’y a rien que tu puisses faire ici. Le seul enseignement que tu pourras conserver sera d’avoir vu ce que tu as vu. Le chaos, la haine, le mal. Maintenant, tu sais ce qui attire le cœur des hommes, tu sais ce qui pourrit leur âme. Il n’y a aucun moyen de combattre le mal. Mais, en le connaissant, tout en sachant son origine, tu connais le moyen de t’en protéger. L’amour pour toi-même, l’amour pour les autres, l’amour pour l’univers, l’amour pour chaque pas que tu fais, chaque geste que tu accomplis. C’est ta seule armure mais qui est la plus efficace. »

Il s’avança doucement. La mer avait pris l’aspect d’une pâte noire, liquide et visqueuse. Il marcha parcimonieusement tandis que la matière s’écartait sans bruit et se reformait derrière lui. Il savait qu’elle l’entourait mais il continua à marcher sans crainte. Plus il cheminait et plus la matière noire l’enveloppait, se refermait autour de lui. Le sage prit alors conscience qu’il s’affirmait sans combattre et sans chercher à apporter de l’amour. S’il avait combattu, la matière l’aurait submergé pour l’anéantir ; s’il avait voulu apporter de l’amour elle l’aurait fui. Au contraire, s’il restait neutre un compromis s’installait. N’ayant pas d’autre alternative, il poursuivit son chemin. Il ne se demandait pas ce qu’il avait à faire ; il pensait qu’il trouverait.

Il leva les yeux et aperçut le grand ange des ténèbres qui n’avait pas bougé. Il l’appela : « Qu’est-ce que je peux faire pour eux, qu’est-ce que je peux leur apporter ? » L’ange répliqua, simplement, sans détour : « Rien, absolument rien ! Quoi que tu puisses leur apporter, ils te fuiront ; si tu fais un pas vers eux, ils reculeront. » Le sage n’était pas d’accord : « Pourtant, cela fait un moment que je suis autour d’eux. Vois ! Ils ne me fuient pas ! » L’ange soupira : « C’est parce que tu es neutre. Tu ne fais rien pour eux, tu ne fais rien contre eux, tu ne leur apportes rien, alors ils n’ont aucune raison de te fuir. » Le sage réfléchit rapidement : « Si, il y a quelque chose que je peux faire pour eux. Si je ne peux ni les aimer ni les combattre ni leur apporter quoi que ce soit, je peux les respecter et accepter qu’ils existent. Je n’y mets ni amour ni haine. Mais je ne suis pas indépendant. Je suis avec eux, ils sont avec moi et j’accepte cela. La vie accepte que la mort soit présente de même que le bien accepte que le mal existe. L’amour, ce n’est pas à eux qu’il faut l’apporter mais à nous les vivants. C’est à nous de respecter, d’accepter et de nous donner à nous-mêmes l’amour qui les fait fuir. Peut-être que le mal existera toujours. Peut-être que la mort sera toujours présente. Mais si mon cœur l’accepte et si je me donne l’amour de la résiliation, alors je permets aux ténèbres d’exister en même temps que moi. »

Comme il disait cela, la matière noire l’enveloppa entièrement comme pour se repaître de lui. Il ne bougea pas, il n’avait aucune crainte, aucun autre sentiment que sa résiliation. Peu à peu, la matière noire se dissipa, retomba et se fit de plus en plus fine à ses pieds. Inexorablement, l’océan de ténèbres diminua, se réduisit. Il ne resta pendant quelques minutes que quelques nappes qui finirent par se désagréger.

« Bravo ! » Applaudit l’ange. « Tu as compris qu’il y a autre chose que l’amour et la haine dans ton cœur. Ce que tu viens de faire ressurgir du plus profond de toi-même est l’écho divin qui t’a été donné lors de ta création. Tu accèdes donc au niveau de ton créateur. Je n’ai plus rien à t’apporter. Va tout droit, quelqu’un t’attend au bout du chemin. » L’ange leva une main compatissante pour saluer une dernière fois celui qui avait traversé le pays des morts. Le sage lui rendit son salut, se retourna et chemina dans la direction que lui avait indiquée l’ange des ténèbres.


Il était revenu dans sa maison. Rien n’avait changé. Il régla plusieurs mois de loyer d’avance afin que tout demeure en l’état où il l’avait laissé. Puis il repartit. Il avait un long voyage à faire.

Il avait gardé quelques pierres avec lui. Il fit l’acquisition d’une dague d’excellente qualité sur le manche de laquelle il fit sertir la plus belle. La lame avait une âme à présent. Et il devait dénicher la personne destinée à recevoir ce présent. Une arme solitaire pour une personne solitaire. Il partit à sa recherche.

Ses pas le conduisirent loin vers l’intérieur des terres. Il y avait un campement isolé. Un homme solitaire menait un combat contre une meute de loups. Il s’était adossé à un rocher et faisait des moulinets avec un sarment embrasé afin de les tenir à l’écart. L’homme était en mauvaise posture.

Il banda son arc et décocha quelques flèches sur les loups en arrière de la meute. Plusieurs bêtes tombèrent. Les autres étaient trop proches de l’homme du campement. Il courut vers lui en criant. Arrivé à proximité, il lui lança la dague qui se ficha devant les pieds de l’homme. Il s’en saisit à la vitesse de l’éclair et attaqua le premier loup. Assaillis et frappés des deux fronts par les deux guerriers farouches, les loups reculèrent et s’enfuirent.

Les deux combattants sympathisèrent. L’homme était plein de reconnaissance envers son sauveur. Ils partagèrent les provisions qui restaient puis, après avoir discuté un moment mais éreintés, ils se couchèrent après avoir ranimé et augmenté le feu. Les loups étaient partis.

Au matin, le mystérieux sauveteur avait disparu. L’homme après l’avoir cherché découvrit la dague qu’il lui avait laissée. Une arme magnifique dont la pierre enchâssée dégageait une douce chaleur. Il l’endossa à sa ceinture, ramassa ses affaires, fit ses paquets et continua son voyage.

De loin, il vit partir l’homme. Il sourit. Son travail était terminé.

Tableau de Laureline Lechat

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