Catégorie : Autres œuvres

  • L’œil ouvert de Bouddha

    L’œil ouvert de Bouddha

    Il est fermé à l’extérieur,
    Il est ouvert à l’intérieur,
    Il a branché toute ma chair,
    Il me connecte à l’Univers,
    Mon esprit est son émetteur,
    Et mon âme son récepteur.

    Tableau de Fabienne Barbier

  • Sérénité Siddhârta

    Sérénité Siddhârta

    Tu nous l’as apporté, Merci Ô Siddhârta !
    Tu nous l’as enseigné, Merci Ô Sandana !
    Cette sérénité à présent partagée,
    Cet amour dans le cœur amplifie le bonheur,
    C’est à moi désormais de les distribuer,
    De les distribuer et les fructifier !

    Tableau de Fabienne Barbier

  • L’offrande à l’Amour

    L'offrande à l'Amour

    C’est l’appel de l’amour, le temps des atours et des attirances
    Le printemps a fleuri les bois, les taillis, de mille fragrances
    Ça donne à tous les cœurs beaucoup de bonheur, beaucoup d’assurance
    Temps de l’espérance avec tempérance jusqu’à délivrance !

    Quand il y a de l’amour, il faut de l’humour, pour faire adhérence.
    Quand la belle a souri, le garçon aussi, ça fait cohérence !
    Ça donne du plaisir, puis ça fait sourire, ça fait communiquer.
    Les parties de fou-rire, c’est comique à décrire, ça aide à forniquer.

    Puis il y a la tendresse, il y a les caresses et les beaux sentiments.
    Les ambiances feutrées, lumières tamisées, les jolis compliments.
    On se dit des mots doux, des bisous dans le cou, et bien évidemment,
    Tout le monde se détend, puis la belle s’étend et même impudemment.

    Après il faut construire et songer à bâtir une maison dorée.
    Accueillir des enfants et des petits-enfants que l’on va adorer.
    Pour vivre en société, en équanimité et magnanimité,
    Développer ses valeurs et le sens de l’honneur pour notre humanité.

    Tableau de Fabienne Barbier

  • Flamme champêtre

    Flamme champêtre

    Quand les couleurs s’embrasent d’une flamme vive,
    Quand les eaux des rivières éclaboussent les rives,
    Quand toute la nature se réveille et ravive
    Alors les hommes en chœur et les femmes revivent !

    Cette flamme champêtre lie le ciel à la terre.
    Elle se fait complice dans le cœur du foyer.
    Les maris et les femmes deviennent solidaires
    Et se prêtent assistance par l’amour déployé.

    Frère et sœur montrent aussi l’appui indivisible,
    Ou encore Père-fille, ou la mère et son fils.
    Compatibilité entre sexe est possible,
    La mixité construit et offre un bénéfice.

    Partout dans l’univers, l’énergie se divise
    En deux polarités sans cesse opposées.
    Mais l’union des extrêmes est la seule devise ;
    Pour l’écho créateur, c’est la règle imposée.

    Tableau de Fabienne Barbier

  • L’écoute intérieure

    L'écoute intérieure

    Dans le silence doux de ma méditation
    J’entends tous les secrets et les révélations.
    La nature me parle et mon âme ascensionne.
    L’univers dans mon cœur fusionne et je rayonne !

    Mes sens se multiplient à l’intérieur de moi.
    Un réseau s’établit et il me reconnecte
    À toutes mes entités qui forment tous mes « moi »
    Et je m’ouvre à l’écho que le réseau collecte.

    Ma vision s’amplifie et change de dimension.
    Une ouverture intime accrue à l’infini
    Comme un jeu de miroirs concentrant l’attention ;
    Un laser de lumière où je suis transfini.

    J’ai l’honneur de prétendre que, dans cette vision,
    Je vois dans son ensemble comme l’écho de Dieu.
    Pour extra-sensorielle que soit cette allusion,
    Elle est chère à mon âme, c’est miséricordieux.

    Tableau de Fabienne Barbier

  • Aurore au soleil

    Aurore au soleil

    Un champ d’or pur ondule sur sa coiffe flottante.
    Des racines toniques sur sa tête éclatante.
    Forte de ses cheveux, cette femme battante
    Est armée de puissance et délices envoûtantes.

    Deux lapis lazuli incrustés dans ses yeux
    Lancent des éclats d’or dotés de mille feux.
    Miroirs d’une âme noble et d’un cœur merveilleux,
    Ils brillent comme des phares d’un bleu camaïeu.

    Deux rubis magnifiques donnent à tous ses baisers
    Comme un goût de cerise au parfum embrasé.
    Instrument qui prolonge le feu d’un cœur braisé,
    Nul ne peut le combattre, nul ne peut l’apaiser !

    Quant à ses autres charmes, ils resteront cachés
    Car à peine sa robe sur ses pieds est lâchée,
    À ses seins, tu succombes comme papier mâché,
    À son cul, tu t’effondres et là… elle est fâchée !

    Tableau de Fabienne Barbier

  • L’amour démasqué

    L'amour démasqué

    Enlève un peu ton masque et montre-toi sans fard !
    J’ai percé ta muraille, perçu ta beauté rare.
    Pas besoin d’artifice sur tes sudoripares !
    Naturelle tu plais, exposée sous mon phare.

    Tu t’accroches à mes rimes, ma jolie ballerine.
    À mes vers tu arrimes ton œil aigue-marine.
    Ton masque un peu déprime ta jolie figurine.
    Vois, je te le supprime, ma belle Alexandrine.

    Je sais bien que tu changes sans relâche de masque.
    Tu ne veux rien montrer de ton âme fantasque.
    Pour l’arracher de force il faut une bourrasque
    Mais la peur te maintient enfermée sous ton casque.

    Ton œil gauche est ouvert, ton œil droit est couvert,
    Ton esprit recouvert, ton âme à découvert.
    Moi, je suis le trouvère qui a vu entr’ouvert
    Ton cœur nu comme un ver ce soir à Vancouver.

    Elle a quitté son masque triste, elle se tourne, elle s’anime.
    Elle ose enfin changer de rythme, un changement un peu subtil.
    Elle préfère se dévoiler. Être au grand jour, plus anonyme !
    Elle s’accroche à mon bonheur et se raccroche à mon pistil.

    Tableau de Fabienne Barbier

  • Le baiser audacieux

    Le baiser audacieux

    Ce baiser est pour toi, toi qui m’ouvre les bras.
    Je te donne mon souffle, je ne respire pas.
    Quand tu m’offres ta bouche, mon cœur vole en éclat
    Et mon âme est déjà partie au Canada !

    Je parcours de mes mains ton corps incandescent.
    La chaleur envahit mon sexe tumescent.
    En réponse à tes seins, mamelons turgescents,
    Je les oints de ma bouche ; baiser effervescent.

    Et pour joindre à l’extase nos deux corps découverts,
    Je brandis comme langue mon phallus de trouvère.
    Je l’enfonce dans la bouche de ton sexe entrouvert
    Et on t’entend gémir d’ici à Vancouver !

    Tableau de Fabienne Barbier

  • La flamme bleue des arbres

    La flamme bleue des arbres

    Hissez haut vos couleurs, habitants de la Terre !
    Montrez vos énergies, colorez l’atmosphère !
    Il est temps que vos rêves en couleurs se révèlent,
    C’est votre âme que j’aime et que mon cœur recèle.

    Si lundi tout est gris, moi je vois tout en rose.
    Le mardi me sourit quand les gens sont moroses.
    Mercredi tout fleurit parmi les lauriers-roses.
    Jeudi charme mon cœur et balaie la névrose.

    Vendredi le soleil à la cime des arbres
    Donne aux murs des maisons des chatoiements de marbre.
    Samedi si la pluie vient mouiller la nature,
    Dimanche ravira comme un coup de peinture.

    Que vos cœurs soient témoins et même récepteurs !
    Que votre esprit travaille et renvoie les couleurs !
    Afin que votre corps soit un révélateur !
    Et que l’âme transcende un divin émetteur !

    Tableau de Fabienne Barbier

  • ÉPILOGUE

    Moi-même, l’humble narrateur, je les ai tous portés en moi ;
    Je les ai rêvés, animés, redoutés, parfois repoussés.
    Mais aujourd’hui, je les embrasse, tous ensemble avec émoi
    Car si on m’a donné leurs souffles, qui est-ce qui en a le secret ?

    Je l’ai perçue entre les lignes bien qu’elle ne fut jamais nommée
    Celle qui m’a raconté l’histoire, cette étrange petite voix
    Qui m’emmène depuis que je suis né, qui me protège et me conseille
    Et il est grand temps maintenant pour moi de prononcer son nom.

    Laureline !

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DU NOUVEL AN

    Ce fut un silence d’or et d’aube demeurant jusqu’au crépuscule.
    Tous les quatre restaient immobiles, comme au-devant d’un grand mystère.
    Ils savaient que des changements allait changer le monde entier,
    Mais c’est sans peur, sans regret qu’ils vécurent ce nouvel an.

    Dans un futur plus ou moins proche, l’histoire recommencera.
    On partira, on se battra, on vaincra et on règnera.
    À chacun de se reconnaître dans ce récit initiatique
    Et rassembler ses dimensions qui lui ouvrira l’Univers.

    Le voyageur

    Le voyageur et le conquérant observaient la vue sur le port assis sur la terrasse. Le café chaud leur brûlait les lèvres mais leur procurait un instant magique. Ils s’observaient de temps à autre avec un air de complicité. Le matin s’était levé depuis longtemps et, bizarrement, la température semblait être le résultat d’une lutte entre le froid de la nuit et la chaleur incandescente de l’astre du jour qui semblait prendre le dessus. Dès les premières lueurs de l’aube, ils s’étaient levés simultanément sans s’être consultés et avaient longtemps marché dans le jardin qui donnait sur la mer tout en guettant le moment où un rayon d’or ardent allait jaillir des montagnes qui cernaient le port. Depuis, le soleil avait commencé à réchauffer les pierres lorsque les enfants les rejoignirent sur la terrasse. Ils restèrent silencieux plusieurs minutes tandis qu’ils observaient les deux hommes. Ils étaient frappés de leur étrange ressemblance et beaucoup de questions leur brûlaient les lèvres ; toutefois, ils attendaient et continuaient à étudier les deux hommes. Finalement, ce fut le garçon blond qui rompit le silence et demanda : « Comment vous connaissez-vous tous les deux ? Quels sont les liens qui vous unissent ? »

    Le voyageur et le conquérant sourirent et répondirent. « Nous sommes frères et bien qu’étant des personnes fort différentes, nous nous complétons. Tandis que l’un voyage et découvre le monde, l’autre assimile et dépose sa marque sur le terrain parcouru ; il le conquiert. La conquête ne s’effectue pas forcément en combattant et pas toujours par la force. La plupart du temps, il est nécessaire de pratiquer un combat contre soi-même pour assimiler ce qui doit être découvert. Le voyageur extériorise tandis que le conquérant intériorise. Le voyageur découvre tout ce qui est étranger à lui-même tandis que le conquérant doit faire en sorte que ce qu’il a parcouru soit intégré dans son cœur. Nous vivons en symbiose. Il ne nous est pas nécessaire de communiquer entre nous pour que chaque étape découverte par le voyageur soit aussitôt assimilée par le conquérant. »

    « Et ensuite, que se passe-t-il ? » Demandèrent les enfants.

    « Ensuite, c’est une autre histoire qui se poursuit. » Répondit le voyageur. « Une évolution qui se transmet à d’autres personnes. Une expérience partagée. Une fois le monde découvert et assimilé, vient alors le temps du partage et de l’emprise du monde. Lorsque tout ceci est accompli, l’homme acquiert la sagesse. Et la sagesse acquise lui permettra d’aller à la rencontre de nouveaux mondes qu’il lui faudra conquérir puis, maîtriser pour réaliser un nouveau cycle de sagesse. À chaque cycle, il y a une histoire différente. Celle que nous vivons, aujourd’hui, représente notre cycle actuel. »

    « Dans circonstances es-tu venu nous chercher ? Comment cela s’est-il passé ? » Répliquèrent-ils.

    « J’ai participé au développement du monde dans lequel vous êtes nés. » Expliqua le conquérant. Cependant, bien que j’eusse à ma disposition les moyens d’y retourner, je ne pouvais pas le faire car le désir de quitter ce monde clos devait venir de vous-mêmes. C’était à vous de vous en détacher. Comprenez bien, que le monde dans lequel vous êtes nés est un terrain d’apprentissage et de développement personnel. Votre mère et moi y avons apporté des règles strictes. Si nous étions venus directement vous chercher, cela aurait été incompatible avec le souhait que nous avions formulé pour votre épanouissement. Si Dieu a créé l’homme, c’est pour qu’il s’élève de lui-même. Et l’élévation n’est pas une obligation mais un choix. Dieu propose mais c’est l’homme qui choisit ; sinon, il n’a pas le libre arbitre, il n’est pas libre, il n’est pas homme. Tous les habitants de l’île et, encore plus, ceux qui y sont nés, possèdent ce libre arbitre et doivent choisir par eux-mêmes leur chemin. J’étais très désireux de vous avoir près de moi mais je devais attendre que cette volonté vienne de vous. Face à ce dilemme, j’ai donc envoyé mon frère afin de vous rencontrer et vous offrir la possibilité de grandir et de catalyser vos résolutions. »

    « Et ce fut un véritable exploit ! » S’exclama le voyageur. « Parce que je n’ai eu droit à aucune indication, sans plan et sans la moindre piste. »

    « Peut-être, mais c’est toi qui n’a pas voulu accepter le moindre indice. Rien ne devait t’influencer, tu devais trouver toi-même le chemin. » Rétorqua le conquérant au voyageur.

    « C’est vrai ! Mais y avait-il moyen de faire autrement ? Pour interférer le moins possible dans cet équilibre, pour aller en observateur sans apporter le moindre artéfact, il fallait que je sois le plus neutre possible. Et cela n’a été réalisable qu’en étant complètement étranger à l’histoire de l’île. Et comme pour aller face à son destin, toutes les directions sont bonnes, mon premier pas volontaire, et le seul, a été de descendre un matin vers le port et attendre. Attendre la coïncidence subtile qui allait m’ouvrir la voie. Ça n’a pas tardé et je me suis retrouvé, immédiatement, embarqué sur ce navire dans une aventure assez exotique. Je me suis laissé guider par les évènements. Ensuite, après avoir passé la porte, j’ai débarqué dans l’île et j’ai observé. J’ai compris que c’était vous au premier instant où nous nous sommes rencontrés. »

    « Je me souviens de la première fois. » Dit la fille. « Tu ne semblais ni troublé par ton arrivée ni résigné à demeurer sur cette île à jamais. Tu savais que tu étais de passage. Il y avait en toi une impulsion fraîche et toujours renouvelée qui m’a séduite. »

    « Moi, également. » Renchérit le garçon. « Pour une fois, nous voyions quelqu’un qui était maître de lui-même, qui ne cédait pas à ses peurs et qui allait toujours de l’avant sans jamais se décourager malgré les échecs que nous avons essuyés. Tu marchais toujours de découverte en découverte. Tu acceptais à chaque pas l’adversité et, sans succomber au découragement, tu trouvais à chaque fois une nouvelle solution. » Le conquérant et le voyageur échangèrent un regard complice pendant cette observation.

    « Et c’est ainsi que vous êtres devenus adultes et que vous avez pris votre propre décision. Vous êtes partis avec lui parce que vous avez librement choisi de suivre votre intuition. Vous êtes alors devenus ceux qui montrent la voie. » Acheva le conquérant.

    « Et maintenant, qu’y a-t-il de prévu ? » Demandèrent les enfants.

    « Rien n’est jamais prévu à l’avance ! Toutefois, nous partons demain. Il est temps pour vous d’apprendre et de découvrir vos racines. » Rompit leur mère.

    Le lendemain, un visiteur se présenta à leur demeure. Le voyageur et les enfants reconnurent leur ami, le capitaine du navire. Celui-ci était en grande joie. Apparemment, ses affaires avaient très bien prospéré. « Savez-vous que j’ai pu décupler le prix de notre cargaison ? » Dit-il joyeusement. « Et comme pour tous ceux qui ont participé à l’expédition ont contribué à notre retour, je vous apporte votre part à tous les trois. Toi, voyageur, car tu as su nous galvaniser et nous faire croire à notre retour et c’est ce qui est finalement arrivé. Vous, les enfants, parce que vous nous avez beaucoup aidés grâce à vos connaissances et votre collaboration est, aujourd’hui, récompensée. »

    « Que vas-tu faire maintenant capitaine ? » Lui demanda le voyageur.

    « Je vais pouvoir investir dans d’autres bateaux et former une flotte plus importante pour augmenter mon négoce. Et vous, qu’allez-vous faire ? Continuer à voyager ? » Rétorqua le capitaine.

    « Les voyages ne s’arrêtent jamais. » Répondit le voyageur. « Il y a des transits plus ou moins difficiles entre deux étapes, mais chaque étape n’est qu’un arrêt provisoire avant le prochain voyage. Tout dépend si tu fixes ton esprit dans les transits ou dans les étapes. Tu peux voir ta vie comme un gigantesque voyage parsemé d’étapes ou alors comme un ensemble d’étapes fixes reliées par des changements de situations. Tout dépend où tu te places. »

    Ils passèrent le restant de la journée à évoquer les détails de leur voyage tout en y indiquant, chacun, sa propre impression. Le temps avait semblé s’éterniser et représenter toute leur existence lorsqu’ils étaient dans l’île. Il leur avait semblé que le reste du monde avait disparu. À présent qu’ils étaient de retour, tout leur semblait maintenant si lointain qu’ils avaient l’impression que tout n’avait été qu’un rêve. Un paradoxe existentiel en quelque sorte. La nuit s’acheva dans les souvenirs jusqu’à ce qu’épuisés, ils regagnèrent tous leur chambre engourdis de sommeil. L’année s’était déroulée riche d’expériences et d’émotions et se terminait avec une lueur dans les cœurs qui ne s’éteindrait jamais.

    Ce matin du nouvel an, ils s’étaient tous réveillés plein d’énergie et d’enthousiasme pour tout recommencer. Ils avaient décidés de partir ce matin. Les valises furent bouclées très rapidement car ils ne prenaient que le strict nécessaire. Ils étaient tous attendus. Ils prirent place dans le grand véhicule du conquérant. Le soleil était encore bas dans le ciel et dardait ses rayons vers eux comme pour les embrasser et leur montrer la route.

    Le voyage dura la journée entière. Ils suivirent le soleil vers l’ouest et, finalement à la fin du jour, atteignirent les montagnes. Tout en haut du plus haut des monts environnants, perchée sur son nid d’aigle, une vaste demeure impressionnante ouvrait grand son porche comme pour les accueillir. Ils descendirent dans la grande allée encadrée d’arbres majestueux et montèrent les marches du perron. En haut, sur la terrasse devant le portail d’entrée, un groupe de personnes les attendaient. Douze personnages, six hommes et six femmes, superbement vêtus et physiquement magnifiques. Leur âge étaient difficile à estimer tant ils paraissaient jeunes de corps. Cependant, leurs yeux affichaient un regard qui paraissait aussi vieux que l’histoire de l’humanité.

    « Bienvenue à mes fils et aux fils de mes fils ! » Déclara d’une grande voix avenante et courtoise celui qui semblait le plus puissant de tous.

    « Les fils de mes fils ? » S’interrogèrent les enfants. « Vous faites partie de notre famille ? »

    « Et ta famille est encore plus vaste que tu ne peux l’imaginer ! » Lui répondit le maître des lieux. Entrons chez nous maintenant ! Vous devez avoir faim, le repas est prêt ! »

    D’un geste, il invita les voyageurs à entrer. Le vestibule était immense. Le grand escalier qui y débouchait ne l’était pas moins. Les portes latérales donnaient accès à la salle à manger. Une salle dans laquelle on aurait pu grouper un millier d’hommes. En son centre, trônait une table impressionnante. Le couvert était mis et offraient aux yeux des invités un émerveillement. Les verres de cristal et les couverts d’argents lançaient des éclats et des scintillements irisés. Les effluves chatoyants apportaient une autre dimension au banquet. La présentation des mets parachevait le tout. Ils s’installèrent dans leurs sièges. Les enfants jetaient des regards tantôt à la table du festin et tantôt vers leurs douze hôtes. Ils étaient très différents de physionomie. Les deux adolescents ne pouvaient savoir qu’ils étaient les représentants de plusieurs nations de la terre.

    « Laissez-moi vous faire les présentations ! » Clama le maître. « Ma compagne, l’astronome ainsi que moi-même sommes les parents de votre père ; nous sommes donc vos grands-parents. Cela ne s’arrête pas là car nous sommes tous les douze unis car nous ne formons qu’un. Nous sommes la réincarnation de notre père à tous qui est mort en découvrant le secret du passage et est revenu sur terre pour nous le révéler. Parce que c’était impossible pour un seul être humain, il a choisi de prendre l’apparence de douze hommes et femmes. Dès notre naissance nous avons, immédiatement, su qui nous étions et avons passé la première partie de notre vie à nous chercher, nous retrouver et nous rassembler. Durant la deuxième partie de notre vie, nous avons unis nos efforts afin de perpétuer celui qui nous avait légué sa vie. En acceptant cet héritage, nous avons activé notre mémoire antérieure. Cependant, pour être parfaitement unifiés, nous devions entrer en possession de témoins qui avaient été dispersés. Douze pierres qui symbolisaient les clés qui nous ouvraient le passage. Nous les avons cherchées durant toute notre vie mais en vain. Pendant nos recherches, nous fûmes mis en contact avec l’existence d’une stèle et d’une table d’émeraude qui étaient, à l’instar de nos pierres, des témoins entre toutes les civilisations de la terre passées et présentes. Un jour, alors que nous nous étions en réunion à ce sujet, nous fûmes contactés par des êtres fantastiques qui étaient les gardiens de la terre. Ceux-ci nous remirent à chacun les pierres que nous avions recherchées. Dès lors, notre vie a basculé, nos corps ont physiquement changé et nous eûmes accès à une science inconnue qu’on nous a appris à partager. C’est à la suite de cette rencontre et de cette transformation que nous en sommes arrivés à créer cette bulle univers, cette île, afin de pouvoir y pratiquer nos expériences. Mais avant de l’utiliser, il fallait s’y accoutumer. C’est pourquoi, nous avons envoyé notre fils, le conquérant, sans le lui expliquer directement, pour organiser ce monde. Il devait également trouver un moyen de s’y déplacer car il y avait un obstacle sérieux. Il a, non seulement, parfaitement réussi sa mission, mais il a réitéré notre action. Il a laissé ses propres enfants dans ce monde afin qu’ils y grandissent et l’éprouvent de l’intérieur. Enfin, nous avons envoyé notre deuxième fils afin qu’il renoue les liens et que puisse s’accomplir la boucle finale c’est-à-dire que les enfants de nos enfants reviennent vers nous. C’est aujourd’hui chose faite. Nous avons, tous ensemble, permis l’existence de l’île. Désormais, nous allons commencer dès aujourd’hui notre travail. Je déclare aujourd’hui, jour de notre première année, le jour où l’humanité entre dans une nouvelle phase de transformation. »

    « Et par quoi commençons-nous ? » Demandèrent les enfants.

    « À table et bon appétit ! » Termina le maître en désignant la table des agapes. Tous s’assirent et commencèrent à savourer le banquet du soir. Le voyage avait été long et les invités avaient grand besoin de se restaurer. Pendant qu’ils mangeaient, le maître repris la parole et se présenta ainsi que ses compagnons. Il raconta à ses invités comment ils s’étaient rencontrés en s’arrêtant par moment sur des détails révélateurs jusqu’au moment où ils avaient créé la bulle univers. Le conquérant prit le relais et relata par quelles méthodes ils avaient, avec l’aide considérable de son épouse et de ses trois collaborateurs, organisé la vie sociale et comment ils avaient amélioré les transferts inter mondes. Ensuite le voyageur continua le récit, secondé par les deux adolescents qui terminèrent l’histoire par leurs souvenirs d’enfance. À la fin du repas, épuisés par leur journée de voyage, ils se rendirent dans leurs chambres et s’endormirent profondément.

    Le deuxième matin du nouvel an s’ouvrait sur une journée magnifique. Le ciel était complètement dégagé sans nuage. Le soleil aurifiait les contours des montagnes et embrasait de sa chaleur tout ce que ses rayons touchaient. Le maître proposa à tous de visiter les jardins et les emmena dans les allées. Le parc était splendide. Les jeux de rayons qui passaient à travers les arbres créaient une lutte entre l’ombre et la lumière qui en rehaussait la vision enchanteresse. À tour de rôle, chacun des douze compagnons nommaient tel ou tel arbre, telle ou telle fleur, tel ou tel minéral. Au grand étonnement des enfants. Leur culture était très bien distribuée.

    « Et il en sera ainsi pour la suite de votre éducation. » Leur annonça le maître. « Voyons ! Quelle branche aspirez-vous à suivre ? La médecine, le droit, la physique, l’astronomie ? Quelles activités souhaiteriez-vous développer ? Les arts martiaux, l’escrime, le tir ? Et qu’en est-il de vos passe-temps favoris ? Nous pouvons vous apporter tout cela et, surtout, sans changer ni contrarier l’apprentissage que vous avez déjà commencé. »

    Les deux adolescents passèrent en revue les douze compagnons. Très impressionnés par leurs personnes, ils acceptèrent avec joie leur proposition. Ce début d’année apportait une révolution dans leurs vies. Ils savaient qu’ils avaient délibérément choisi leur nouvelle vie mais cela s’était passé si vite qu’ils avaient du mal à se rendre compte qu’ils étaient pleinement responsables de leurs choix.

    « Rentrons maintenant ! » Proposa le maître. « Nous avons encore des dispositions à prendre tous ensemble. »

    Pendant le chemin du retour, le conquérant raconta comment, avec l’aide de son épouse, ils avaient procédé pour organiser la vie et l’éducation des enfants sur l’île.

    Le conquérant

    Le conquérant et la princesse déjeunaient sur leur terrasse. La musique qui venait de la plage leur allouait une ambiance sereine. Les deux nouveau-nés avaient déjà pris leur repas et se reposaient pour l’instant, laissant un moment de quiétude à leurs parents.

    « Comment comptes-tu t’y prendre ? » Demanda le conquérant à son épouse.

    « Ce que je désire pour nos enfants, comme pour tous ceux qui vont naître et grandir par la suite, c’est qu’ils apprennent et dirigent leurs vies par leurs propres décisions. Leur éducation ne doit pas correspondre à ce que nous attendons d’eux mais au germe qui existe au plus profond de leur cœur. Ils doivent découvrir leurs capacités par eux-mêmes. Nous leur offrirons seulement les outils dont ils auront besoin au fur et à mesure de leur apprentissage. À eux d’apprendre à s’en servir et à bien les utiliser pour évoluer. Notre science s’enseigne directement à partir du cœur. C’est leur cœur qui doit croître et les guider de l’intérieur. Leur meilleur professeur, ils le possèdent en eux-mêmes. » Expliqua la princesse.

    « Allons consulter nos amis ! Leur concours nous sera nécessaire ! » Proposa le conquérant.

    Ils se levèrent et allèrent au village. L’air était très doux. La brise légère faisait onduler doucement les arbres qui longeaient le rivage. Plusieurs couples s’étaient déjà constitués sur la plage. C’était une journée de repos car une grande fête avait été décidée pour le soir en l’honneur de la première naissance sur l’île. C’était un symbole de prospérité. Le scientifique, l’écologiste et le commandant devisaient ensemble lorsqu’ils aperçurent le conquérant et la princesse. Ils se saluèrent et se congratulèrent.

    « Savez-vous, » dit le commandant, « que plusieurs couples se sont formés et que, bientôt et très certainement, nous allons avoir à assumer de nouvelles générations ? »

    « C’est très précisément ce dont je veux discuter avec vous. » Dit la princesse.

    Ils s’assirent tous autour d’elle. Ils observaient la princesse. Depuis le début, elle s’était effacée afin de leur laisser pleinement le libre arbitre. À présent qu’ils avaient construit leurs réalisations sans qu’elle intervienne, elle se montrait plus présente et révélait son véritable rôle parmi eux.

    « Au commencement de l’enfance, il y a l’apprentissage. L’apprentissage de l’être neuf. Cet être neuf, qui revient après chaque vie, toujours accompagné d’une nouvelle couche existentielle, possède déjà tout son acquit. Il doit, de lui-même, non seulement se reconstruire, mais assimiler tout cet acquit inconscient et l’accepter. Mais il doit aussi faire grandir cette nouvelle étincelle qui représente le nouveau bourgeon qui, lui seul, s’exprimera dans sa nouvelle vie présente. »

    La princesse observait chacun de ses compagnons à chaque mot qu’elle prononçait. Elle avait besoin d’une écoute attentive car il lui était important qu’elle soit parfaitement comprise.

    « Si dans cet être nouveau qui détient tout ce potentiel, nous tentons de lui inculquer notre propre philosophie, c’est comme si nous lui coupons tous les bourgeons qui sont prêts à s’éclore pour y greffer nos propres fruits. Voici maintenant le nouvel enseignement que je veux mettre en place ici. Laissons les enfants évoluer et grandir en toute autonomie ; ils portent en eux tous les germes qui doivent s’épanouir. Bien entendu, nous les assisterons. Bien entendu, nous leur apprendront les données fondamentales : le langage, les bases de calculs ainsi que toutes les instructions essentielles c’est-à-dire, encore une fois, les outils dont ils ont besoin. Des outils seulement, pas des expériences toutes faites dont ils n’ont aucune nécessité. Mais pour le reste, pour l’épanouissement de notre nouvelle civilisation, ils doivent suivre leurs propres intuitions et même les provoquer si possible. Cela signifie, également, que la cellule parentale va être complètement remaniée. Cela va être très difficile pour chacun de nous mais nos enfants ne nous appartiennent pas, ils sont nos successeurs. Les parents sont leurs tuteurs. Ils accompagnent l’enfant durant ses premières années de nourrice. Mais après cela, ils doivent s’effacer. Vous m’entendez bien : s’effacer. Dieu nous a créé à son image et nous a donné le libre arbitre, nous devons agir de même avec nos enfants. »

    « Mais comment allez-vous faire matériellement ? Faut-il les isoler complètement ? » Interrogea le scientifique.

    « Nous allons leur construire une grande maison spécialement adaptée. Une maison dans laquelle nous pourrons intervenir en cas de nécessité mais une habitation à l’intérieur de laquelle nous allons tout mettre en œuvre pour qu’ils soient protégés et en sécurité. À partir de ce moment-là, nous laisseront croître en eux tout le potentiel dont ils sont capables et surtout, nous les laisserons aller dans les directions qu’ils auront, eux-mêmes, choisies. Sans contrainte et sans influence. »

    « Pensez-vous y arriver ? » Intervint l’écologiste.

    « Oui ! » Intervint le conquérant. « Car ce sont nos propres enfants qui participeront à cette entreprise. Ce sont les acteurs à qui nous avons donné vie. Ce sont eux qui nous montreront la voie. Tout l’amour que nous avons pour eux doit être canalisé dans cette entreprise. »

    Ainsi qu’ils en avaient décidé, ils bâtirent une grande maison sur la mer. Ils cherchèrent le meilleur endroit et convinrent de la construire dans la baie qui jouxtait le village. Ainsi elle serait à la fois à proximité et éloignée du centre du village. Il leur fallait, pour cela, trouver des pierres robustes pour dresser les premières fondations. Ils explorèrent les environs afin de trouver les meilleurs matériaux. Curieusement, ils décelèrent un très gros amas de rochers propices à leurs desseins. C’étaient d’excellentes roches granitiques. Ils entreprirent de les transporter par bateau car elles n’étaient pas loin du rivage. Au fur et à mesure que la construction s’érigeait, on déblaya la carrière. Bientôt, les pierres se firent rares mais la maison étant presque terminée, personne ne s’en inquiéta. Il n’était pas besoin de creuser davantage car tous les matériaux nécessaires avaient été transportés. Cependant, lorsque les derniers rochers furent emmenés pour parachever l’édifice, on remarqua une roche singulière. Elle était grande, noire, plate et gravée d’inscriptions. Elle n’était pas enfouie sous les rochers mais à l’écart sur un terrain qui surplombait la mer. Personne n’avait prêté attention au site car il était entièrement masqué par l’amas de rochers. Comme une barrière protectrice. C’était une grande dalle noire de toute évidence sculptée et taillée de la main de l’homme. Hormis les décorations sur les côtés et au revers, la seule partie intelligible était gravée sur la face supérieure ornée, également, d’ornements.

    Le conquérant consulta ses compagnons. Le scientifique, l’écologiste et le commandant. Comment un message pouvait-il avoir été dissimulé sur cette pierre et, surtout, pourquoi ? Ce monde clos leur avait été confié afin qu’ils améliorent les transferts allers et retours. Mais, apparemment, il y avait autre chose qu’ils ignoraient. Tout d’abord, la raison essentielle du site leur avait échappé. Ils n’en étaient point contrariés mais ils désiraient en savoir plus. La princesse n’avait pas de réponse. « Ce site nous a été légué afin d’y pratiquer des expériences et des évolutions. » Dit-elle. « Nous ignorons, tout comme vous, le dessein qu’y ont alloué leurs créateurs. Mais, bien que nous manquions d’informations, nous devons continuer le travail commencé. »

    Le conquérant décida d’un commun accord avec ses compagnons de faire comme la princesse le recommandait. Bien qu’étant avides de connaissances, ils acceptèrent l’héritage. La stèle révélait un message antérieur et inconnu, ils en tinrent compte et convinrent d’aménager le terrain sur lequel ils l’avaient découverte. Comme elle était gravée sur ses deux faces mais qu’elle ne pouvait être érigée verticalement, ils arrangèrent la grotte naturelle que formait le site en bâtissant un plafond ouvert dans lequel ils sertirent la stèle.

    « Il y a très, très longtemps, » expliqua la princesse, « un homme et sa femme sont venus dans l’île. Nous ne savons pas comment ils y sont parvenus ni comment ils en sont partis. Mais nous savions qu’ils avaient laissé un message. L’homme et la femme n’ont pas expliqué la raison ni la consistance de ce message. En revanche, ils ont révélé que ce message serait toujours accessible et que chaque partie du message cachait un autre message qui en cachait un autre. Le but n’étant pas de dissimuler les informations mais de les révéler. Ils ont également dévoilé que d’autres, bien avant eux, avaient déjà gravé leurs propres témoignages. Et encore d’autres bien avant eux. Tous ces messages représenteraient le témoin et l’union des civilisations passées, récentes et futures. »

    « Ce qui signifie que cette île possède, déjà toute une histoire ! » Intervint le scientifique. « Elle n’est pas seulement close dans le temps et dans l’espace mais elle est accessible à tous. Aussi bien dans le passé que dans le futur. Cela voudrait-il dire que nous sommes, en réalité, dans un carrefour formidable du temps ? Vous rendez-vous compte ? L’éternité tout entière est autour de nous. Nous pourrions communiquer, si nous en avions la possibilité, avec toutes les races humaines de tous les temps ! »

    « Bien entendu ! Tout cela est vrai ! » Répliqua la princesse. « C’est pour cette raison que nos enfants doivent retrouver en eux-mêmes les liens sacrés sans que nous leur coupions les ailes ou les moulions dans des modèles stéréotypés et restrictifs. Nous devons croire en eux et leur laisser la liberté de retrouver les connaissances sacrées. Et tous ceux qui les aideront seront leurs anges. »

    « Leurs anges ? » Demanda le conquérant.

    « Leurs anges, exactement ! » Rétorqua la princesse. « Il existe des guides que ne perçoivent que les enfants. Et plus ils seront en relation avec les adultes et leurs limites qu’ils s’imposent et plus ces perceptions diminueront. En revanche, s’ils grandissent avec leurs anges, leur apprentissage sera extrêmement fort. C’est plus qu’une question de foi, c’est une question de perception. C’est la raison pour laquelle, dans cette île, les enfants doivent grandir indépendamment de leurs parents. Et c’est la raison pour laquelle, nous allons laisser se développer en eux ces perceptions qu’eux seuls reçoivent et peuvent suivre. Nous retrouverons nos enfants une fois qu’ils seront adultes mais sans limitation. »

    « Que représente ton père et quelle est l’origine de ton peuple ? » Interrogea le conquérant.

    « Je te l’ai déjà dit. » Répondit-elle. « Nous sommes les descendants de la civilisation précédente. La plupart des hommes et des femmes de notre culture sont passés dans un état supérieur. Afin de perpétuer notre science, nous sommes restés un petit groupe sur terre afin d’établir et prolonger un lien. Ce lien, c’est avec toi et tes compagnons que nous l’avons réalisé. Au-delà de nous, comme un prolongement, nos enfants concrétisent l’incarnation de ce lien. Bien avant nous, il y a eu d’autres civilisations qui, elles aussi, ont laissé des témoins en arrière qui nous ont rencontrés il y a très longtemps. Aussi loin que nous reculons dans notre passé, des témoignages se sont transmis entre les peuples. Mais pour éviter les pillages et la dilapidation, pour se garantir que des barbares n’effacent les traces de ces témoignages, il a été nécessaire de cacher toutes ces traces et de ne les dévoiler que parcimonieusement. C’est notre rôle envers vous. Ce sera également votre rôle envers ceux qui viendront après vous. Mon père, que vous appelez le chef, était le responsable de notre groupe et c’est lui qui m’a donné ses pleins pouvoirs afin de te rencontrer. »

    « Quant à la stèle que vous avez découverte, elle est de la même origine que la table d’émeraude. L’une et l’autre sont des instruments de communication. La table d’émeraude permet d’accomplir des transferts entre les mondes ; la stèle raconte l’histoire des peuples qui ont effectués ces transferts. Nous en sommes les détenteurs actuels. C’est, entre autres, deux bornes maîtresses qu’il vaut mieux conserver à l’abri. Mais ne t’impatiente pas. Comme nous auparavant, tu as été choisi pour ce que tu es et tu connaîtras, petit à petit, la réponse à toutes tes questions. Toutes tes questions seront résolues jour après jour. »

    Le temps passa à terminer tous les ouvrages commencés. La maison dédiée aux enfants était terminée. Le scientifique avait achevé ses travaux attenants aux transferts entre les mondes. L’écologiste avait résolu toutes les conditions de vie et le commandant était fier de ses troupes de guerrières. L’île n’avait plus besoin d’eux et possédait sa propre énergie et était devenu autonome. Elle pouvait, désormais, vivre en autarcie complète.

    À présent, ils étaient résolus à quitter l’île. Le conquérant et son épouse assumeraient une mission de surveillance ce qui leur permettrait, régulièrement, d’avoir des informations concernant leurs enfants. Tout était organisé pour le retour. Le scientifique avait préparé les pierres lunaires qu’il avait remarquées dès le début de leur arrivée et les avaient chargées de l’énergie lunaire qui provenait de l’autre monde. Ils avaient attendu le moment propice car le scientifique avait exigé le meilleur moment afin de vérifier et d’expérimenter, in situ, la technologie du transfert lunaire. À point nommé, ils montèrent dans le bateau qui leur avait été préparé. Ils s’éloignèrent du rivage et gagnèrent la mer. Tout doucement, sans bruit ni agitation, l’horizon de la mer bascula. Lorsqu’il se stabilisa presque immédiatement, ils purent observer l’astre lunaire dans toute sa splendeur. Le disque parfaitement rond dardait ses rayons d’argent sur la mer et illuminait la nuit bleue.

    La mission qui leur avait été confiée était désormais terminée. Chacun avait œuvré de manière que l’instigateur ne soit plus indispensable à la vie dans l’île. C’était une protection à deux faces ; ce que chacun des compagnons avait mis en place était stable, autonome et aucun d’eux ne serait sollicité par la suite. Il leur restait une dernière chose à accomplir : retrouver le peuple dont la princesse était issue afin de rendre compte du travail accompli. Depuis leur barque, ils lévitèrent jusqu’à atteindre le laboratoire puis, la salle où était toujours dissimulée la table d’émeraude.

    Le chef et quelques-uns de ses hommes étaient déjà là. Visiblement, ils connaissaient précisément l’instant où le conquérant et ses compagnons allaient revenir.

    « Mes félicitations ! » S’exclama le chef. « J’ai observé vos efforts, vos réalisations ainsi que vos méthodologies. Elles sont remarquables. Vous vous êtes parfaitement acquittés de votre mission. »

    « Quelle est l’utilisation que vous allez faire de cette île ? » Demanda le conquérant.

    « Je ne peux pas te répondre car nous n’en sommes que les gardiens. » Lui répondit le chef. « Sache, en revanche, que si tu as participé à son organisation, c’est que tu as toujours été guidé et que tu le seras encore. Lorsque le temps sera venu, les créateurs de ce monde te rappelleront et, alors, tu les rejoindras. »

    « Encore une question. Quelle est la nature de la table d’émeraude ? Nous avons découvert une stèle gravée d’écritures et d’inscription. Y a-t-il un rapport entre les deux ? » Réclama le conquérant.

    « Encore une fois, nous ne sommes que les gardiens. Cependant, je peux te dire que la table d’émeraude est un créateur et un destructeur de monde. Quant à la stèle, c’est un témoin des civilisations passées pour les civilisations futures. Maintenant, tu vas rejoindre les tiens mais je peux t’assurer que tu trouveras les réponses à tes questions dans ton propre monde, chez toi, chez les tiens. »

    La princesse prit la main du conquérant. Ils avaient un long chemin à faire avant de retrouver la civilisation. Mais ils avaient tout leur temps. Un jour, ils retrouveraient leurs enfants mais, pour l’instant, ils avaient autre chose à faire.

    Le maître

    Le maître et ses compagnons s’étaient assis sur une place dénudée.

    « Ce lieu est le vestige d’une civilisation disparue aujourd’hui. Bien avant votre ère. » Leur annonça le mentor. « Un cataclysme survint à la surface de la Terre et les peuples les plus avancés durent leur salut en s’enfonçant sous les profondeurs de la terre pour échapper à la fin du monde. Ils recréèrent suffisamment loin des radiations mortelles des conditions de vie favorables et continuèrent ainsi leur culture. La catastrophe qui avait détruit la vie en surface leur donna une nouvelle impulsion pour développer leurs recherches et pour s’épanouir. L’expérience en fut prospère et, en quelques générations, ils purent atteindre le stade qui leur permit de découvrir la presque totalité de ce que vous avez vous-mêmes appris depuis que nous nous sommes rencontrés. Ce sont nos lointains ancêtres. Ils ont quitté leur monde souterrain pour aller vers les étoiles sans se déplacer. Tout est resté intact car le site avait été remarquablement protégé. C’est à partir d’ici, loin des activités terrestres d’aujourd’hui que vous allez pouvoir créer votre univers bulle sans attirer l’attention. Le fait que nous soyons très éloignés des mers du globe ne pose pas plus de problème que si elles étaient loin dans l’espace. »

    « Par quoi commençons-nous ? » Demanda le maître.

    « Tout d’abord par rechercher la note qui va s’harmoniser avec les océans. » Répondit le mentor. « Attention ! La matière est vivante ! »

    « Avons-nous un moyen pour communiquer avec la matière vivante ? » Demanda le maître.

    « Oui ! Vous avez tous reçu un cristal. » Répondit le mentor. Chacun des compagnons sortit la pierre qu’il avait obtenue durant son initiation.

    « Ces pierres sont un témoignage. » Expliqua le mentor. « Elles vous relient à vos âmes ancestrales. Elles sont là pour vous réunir car vos âmes sont associées de manière karmique. La réunion des douze pierres ainsi que de leurs propriétaires permet à votre treizième âme de se manifester. Cette treizième âme est votre nouvel acquit dans cette vie. C’est elle qui représente le lien avec la matière vivante. Ne cherchez pas en vous-mêmes, elle va se manifester d’elle-même.

    « Pourquoi ne s’est-elle jamais encore extériorisée ? » Demanda le maître.

    « Parce que vous ne vous étiez jamais rassemblés avec vos pierres dans le but de communiquer avec la matière vivante. C’est la première fois que cela se produit. Inutile d’en chercher la raison, c’est la première manifestation de votre treizième âme. C’est elle qui vous a guidé vers votre désir. Maintenant, entonnons notre chant. Vous êtes accompagnés par une très puissante alliée. »

    Dès les premières notes, l’océan s’ouvrit. Il paraissait immensément vaste et profond. Il sembla au chanteur qu’il remplissait entièrement l’univers. Les eaux étaient agitées par des vagues d’emphase et anéantissait toute autre trace que l’amour n’aurait pu recouvrir. Le contact fut d’une grande douceur et d’une grande chaleur. Puis le chant devint plus fort et souleva l’océan sauvage. Alors, la treizième voix se mêla au chant et renvoya une mélodie enflammée qui parlait dans le cœur des chanteurs et qui transportait l’extase, la tendresse et la volupté. L’intensité de cette relation intense entre les hommes et l’océan enfanta une bulle univers en son sein.

    « Création parfaitement maîtrisée et assistée. Votre treizième âme est remarquable. Tout autant que vous tous réunis. Venez ! Allons visiter votre nouveau monde. » Conclut le mentor.

    « Est-il nécessaire de faire appel à la treizième âme chaque fois que nous devons créer ? » Insista l’astronome.

    Le mentor se retourna. Il n’était pas agacé mais répondit d’une manière brusque. « La treizième âme représente, pour vous, l’étincelle primitive. Qu’est-ce que l’étincelle primitive allez-vous me dire ! » Dit-il en fixant la jeune astronome d’un regard paternel. « Représentez-vous l’étincelle de la création primitive. Au commencement Dieu ! Et c’est tout ! Et c’est tout l’univers passé, présent et futur condensé en un point. Dieu crée l’univers. Une étincelle infiniment réduite dans le temps, proche du zéro. L’étincelle est tellement forte, qu’elle produit la matière. Matière tellement forte qu’elle engendre le temps. Matière et temps tellement forts qu’ils engendrent l’espace. Et cela dès la première seconde de la création. Vous voulez continuer ? L’étincelle s’est produite en un coup et un seul. Tout ce qui existe, aujourd’hui, provient de ce premier coup. Et après ? Les corpuscules s’associent et génèrent l’atome, les molécules, la vie. Un hasard ? Rien de cela. Un seul coup, souvenez-vous. Un seul coup tellement fort qu’il a empreint toute la création. Et la création n’aura de cesse de reproduire l’étincelle du créateur. Avez-vous observé tous les phénomènes universels ? Aussi bien dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand, jusqu’à votre échelle ? Les atomes, les cristaux, les plantes, les animaux, l’homme. Avez-vous remarqué toutes les coïncidences ? L’arbre de vie, les formes géométriques, les mathématiques, les transmissions télépathiques ? Pourquoi la nature reproduit-elle toujours les mêmes aspects ? Parce que l’étincelle primitive a libéré et créé l’univers. Et, dès lors, la nature reproduit à tous les étages la même énergie universelle. Pourquoi une treizième âme ? Parce que le créateur est présent dans toute sa création et que si un groupe d’âme se réincarne en douze êtres humains, il est la treizième âme. La treizième partie n’est pas nécessaire au tout, elle est le tout. »

    « Allons visiter votre nouveau monde ! » Répéta le mentor.

    Ils entrèrent tous dans la bulle univers. L’œuf avait éclos et donnait l’apparence d’une île paisible au milieu d’un océan interne. L’île était le noyau de l’œuf. L’océan remplissait la matrice et apportait la vie. La première impression laissait une vue enchanteresse d’une minuscule planète formée d’eau et chapeautée d’une petite terre qui émergeait de l’ensemble.

    « Remarquez la structure de la bulle. » Fit observer le mentor. On la voit sphérique de l’extérieur comme contenue dans une bulle. Regardez maintenant. La bulle parait toujours sphérique mais orientée dans l’autre sens comme si elle avait été retournée. Et c’est ce qu’elle est. Elle est retournée. Elle vous apparaît sphérique mais ne vous y trompez pas. C’est une sphère retournée. Je vais vous en faire la démonstration. »

    Ils entonnèrent un chant lévitique. Ils flottèrent au-dessus du sol jusqu’à atteindre le centre de l’île et s’élevèrent jusqu’à ce que, bizarrement, ils se sentirent la tête en bas. Effectivement, au-dessus d’eux s’imposait la mer. Une étrange sensation. Ils firent un demi-tour pour se stabiliser sur la surface des eaux. »

    « Vous avez compris. Cette bulle n’est pas sphérique, elle n’est pas creuse, elle est retournée ! » Déclara le mentor. « Et, de plus, elle possède beaucoup de propriétés cachées. »

    « Quelles propriétés cachées ? » Interrogea la femme médecin.

    « Quelles autres propriétés que la vie elle-même ? » Répondit le mentor. En créant cette bulle, dans l’eau de la vie, vous lui avez transmis la vie et la transparence. La vie signifie que l’homme y habite. La transparence signifie que toutes les traces des civilisations humaines sont reproduites dans l’île. »

    « Quelle est la raison des pierres ? » Demanda l’astronome.

    « Lors de votre dernière réincarnation terrestre, il y a eu séparation. Séparation entre toutes vos entités de vie et leurs liens avec le créateur. La séparation s’est matérialisée par des pierres qui rappellent le lien qui a existé avant de revenir sur terre. Le fait de retrouver vos pierres vous a rétabli le lien avec le créateur. » Expliqua le mentor.

    « Donc, nous sommes redevenus nous-mêmes ? »

    « Oui et non ! » Poursuivit le mentor. « Imaginez-vous vos âmes ainsi que toutes celles qui se sont incarnées dans vos vies précédentes. Imaginez alors une longue chaîne qui relie la première âme à la dernière. Imaginez un réseau dans lequel toutes ces âmes sont interconnectées. Imaginez que vous puissiez entrer en relation avec chacune d’elles. Cela n’est pas impossible dans cette vie terrestre mais très difficile parce que la raison de votre incarnation actuelle et de faire émerger une nouvelle combinaison de vos âmes. Et pour que cette vie soit la plus riche possible, la connexion avec votre réseau est cachée. Elle n’est pas coupée, elle est simplement cachée. Car ce qui est le plus important dans votre vie actuelle, c’est votre partie émergée. La partie immergée quant à elle a déjà vécu tout ce que vous avez vécu mais différemment. Elle n’a pas à intervenir directement dans votre vie. Elle intervient inconsciemment pour vous aider et vous donner de la force mais en vous laissant libre de vos choix. Cependant, il arrive que le réseau ait besoin de se connecter pendant la vie terrestre. Cela arrive lorsque les âmes incarnées ont un travail de liaison. C’est pour cela qu’il existe des pierres, des cristaux, des symboles matériels pour vous permettre d’établir la relation avec votre réseau en pleine conscience. Aujourd’hui, vous avez le pouvoir d’entrer en communication et de ressentir tout votre réseau d’âmes. De même que votre ancêtre l’a ressenti lors de son passage. À présent unissez-vous et rappelez-vous ! »

    Le maître et ses compagnons formèrent un cercle. Ils s’assirent, déposèrent leurs pierres dans leurs girons et se saisirent les mains. Une chaleur monta de la pierre jusque dans leurs cœurs et ils perçurent un courant fort qui passait entre eux d’une main à l’autre. Ils virent alors distinctement au milieu d’eux celui qui avait vécu auparavant et toute son histoire. Ils le virent mourir et ressentirent avec lui toute son expérience. Ils vécurent avec lui sa traversée, les personnages rencontrés, les visions et les émotions. En même temps que le sage découvrait son réseau d’âmes, chacun des compagnons se reconnaissait dans les maillons de la chaîne. Et c’est ainsi qu’ils connurent ceux qui avaient précédé leurs ancêtres et toutes les formes de vie empruntées. Lorsque, sous l’impulsion d’une onde très forte, ils lâchèrent leurs mains ensemble, ils s’aperçurent que la liaison avec le réseau perdurait. La pierre n’était qu’une clé. Ils avaient créé de leurs corps physique la serrure. À présent, la porte était ouverte et le resterait à jamais.

    « Je te reconnaît maintenant ! » S’exclama le maître. « Tu es le passeur qui nous a conduit lors de notre passage de la mort à la vie.

    « On me donne beaucoup de noms. Tantôt passeur, tantôt mentor, tantôt messager. Il m’arrive même de prendre une apparence physique et mener pendant un temps une vie d’homme. »

    « Qui es-tu en réalité ? » Questionna le maître.

    « Je suis une représentation du créateur, je suis une flammèche de Dieu. Je suis comme une irruption solaire de l’astre divin. Je suis le fils de Dieu. J’aime les hommes et j’aide les hommes de tous les temps depuis le commencement jusqu’à la fin. Je revêts beaucoup de formes différentes mais je suis toujours avec les hommes. Je vis avec les vivants, j’accompagne les morts vers leur destinée. Vous m’avez également aperçu lors de l’ultime fusion de votre aïeul juste avant sa renaissance. Je suis intervenu dans chaque civilisation, chaque race depuis que l’homme existe. Il existe une trace de mes passages ; une pierre sur laquelle j’ai gravé toutes mes interventions. Je vous la lègue en témoignage. »

    « Chacun de nous possède une pierre, alors. » Réfléchit le maître. « Peut-on inverser le phénomène ? C’est-à-dire refermer la serrure ? »

    « Parfaitement. » Répondit le mentor. « En cas de nécessité, vous pouvez interrompre votre connexion au réseau. Cela signifie que vous reviendrez dans votre partie matérielle et qu’il vous sera dès lors absolument impossible de retrouver votre communion sans repasser par les pierres. Vos pierres peuvent, alternativement, ouvrir ou fermer vos esprits. C’est à vous de décider quand vient le moment de la fermeture et quand vient le moment de l’ouverture. »

    Le maître et ses compagnons décidèrent de rester connectés tant qu’il ne serait pas nécessaire de rompre la connexion. Accompagnés du mentor, ils visitèrent et découvrirent le monde clos qu’ils avaient créé.

    « Le passage est complexe. » Expliqua le mentor. « Vous pouvez, grâce à l’art du chant, pénétrer dans la bulle mais vous ne pourrez pas en sortir. C’est impossible car à l’intérieur, l’espace, le temps et la matière forment un anneau si fort que vous ne pourrez absolument pas le franchir. Le seul moyen est d’agir de l’extérieur. Veillez à ne jamais y venir tous ensemble. »

    « N’y a-t-il vraiment aucun moyen ? » Demanda l’astronome.

    « Aucun moyen de l’intérieur. Uniquement de l’extérieur. Il vous faudra résoudre cette énigme si vous voulez, un jour, utiliser votre bulle univers comme vous l’entendez. »

    « Nous allons nous y consacrer dès maintenant. » Observa le maître. « Comment feras-tu, toi, pour nous faire revenir ? »

    « C’est très simple, en vérité, je suis le fils de Dieu. C’est mon père qui me fait revenir car je suis toujours relié à lui malgré l’imperméabilité de la bulle. Mais notez, encore une fois, que le retour s’effectue de l’extérieur. Celui qui vient de l’extérieur doit repartir de l’extérieur. »

    Ils visitèrent donc leur monde clos. Celui-ci était doté de propriétés remarquables. Tout d’abord, il se présentait sous la forme d’une petite planète parfaitement ronde. En réalité, c’était un monde creux, retourné sur lui-même. Plus on s’écartait du monde, plus on essayait d’atteindre les deux pôles les plus éloignés et plus on se rejoignait. Le temps, quant à lui, ne s’écoulait pas d’un passé vers un futur mais formait une boucle. Chaque instant, chaque micro seconde de la boucle temporelle était reliée à un instant donné du monde extérieur. Cette possibilité intéressante rappelait à l’initiée, toutes les représentations du dieu soleil dont les rayons atteignaient tous les points de la terre. Quant à la matière qui formait la planète creuse, elle était à la fois limitée, et à la fois infinie. C’était un peu complexe pour l’astronome qui souriait timidement quand on lui en demandait la raison. Le mentor vint à son secours et leur expliqua qu’ils étaient dans ce qu’on pourrait appeler les coulisses de l’univers.

    Lorsqu’ils eurent terminé leur visite, ils regagnèrent le monde souterrain d’où ils avaient commencé leur travail.

    « Votre travail est, pour l’instant terminé. » Dit le mentor. « Nous allons confier ce monde souterrain ainsi que les clés de votre bulle univers à des gardiens. Ce sont les derniers représentants d’une antique civilisation aujourd’hui disparue. Ils sauront mettre en place une surveillance discrète et seront toujours disponibles lorsque vous aurez besoin de réactiver le site. »

    Le maître et ses compagnons entonnèrent leur dernier chant, le chant du retour. Ils se retrouvèrent dans la grande maison du maître. Le mentor et les êtres de lumières n’étaient plus avec eux mais chacun savait que, tôt ou tard, ils se reverraient un jour.

    Le sage

    L’enfant sage ne dormait pas. Ses yeux grands ouverts contemplaient le nouveau monde dans lequel sa conscience s’installait. Sa conscience était infime. Il savait simplement qu’il existait et c’était tout. Ses besoins physiologiques étaient, pour l’instant, les plus importants pour lui. Il commença à se développer.

    Petit à petit, il prit conscience de son corps. Et, en même temps, il joua avec son corps comme si chaque partie de ce corps avait une vie propre. Petit à petit, au fur et à mesure qu’il grandissait, il se mit à communiquer avec son corps. C’était naturel pour lui puisque c’était ce qui se passait. Sa main n’était pas sa main mais un compagnon. Son pied n’était pas son pied mais un autre camarade. Il en était ainsi de ses jambes, ses bras, son torse. C’était comme une petite bande d’amis qui coexistaient en même temps que lui.

    Il apprit à parler. Ou plutôt, il apprit à converser avec ses amis. Ils lui apprirent des tas de choses. D’abord, eux aussi étaient comme lui, au même stade mais pas au même endroit. Par moment sa main lui apprenait qu’il faisait nuit alors qu’on était en plein jour. Une autre fois, c’était son pied qui lui disait qu’il était en train de se baigner alors que l’enfant était assis. Chaque partie de son corps avait une vie propre et indépendante.

    Il continua à grandir. Il continua à parler avec ses amis. Ils continuèrent à lui apprendre des tas de choses. Parfois, il savait à l’avance ce qui allait se passer parce que son pied le lui avait expliqué. Il arrivait aussi que sa main lui demande conseil. Alors, l’enfant expliquait à sa main comment faire. Tout son corps vivait en harmonie et chacune des parties s’aimaient les unes les autres. L’enfant grandissait ainsi très vite.

    L’enfant comprit petit à petit que sa main n’était pas sa main mais la main d’un autre enfant comme lui et qui vivait très loin quelque part. De même, il apprit que son pied appartenait à une petite fille. C’est du moins ce que celui-ci lui avait révélé. Chaque partie de son corps était un lien vers un autre enfant.

    Lorsqu’il apprit à compter, il sut qu’ils étaient en tout douze camarades. Cependant, il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Quand il rencontrait un enfant de son âge, il vérifiait si cela aurait pu être l’un d’eux. Mais ce n’était jamais le cas. Et pourtant, chaque partie de son corps lui expliquait, par le détail, le récit de la vie de son propriétaire. Il savait, par exemple, qu’ils étaient six filles et six garçons. Ils étaient tous très intelligents car ils partageaient immédiatement toutes nouvelles connaissances. Mieux, ils avaient appris à comparer leurs propres idées et parvenaient à résoudre des problèmes très compliqués. Son entourage était fort étonné par ses capacités de déduction, de compréhension et d’analyse. Ils faisaient l’étonnement et l’admiration de tous.

    Peu à peu, le désir de se retrouver augmenta. Il était jeune et savait qu’il faisait partie d’un groupe d’enfants différents des autres. Il décida qu’il devrait se mettre à la recherche de ses autres contacts.

    Ses études furent brillantes. Accru par ses inters connexions, il excellait dans toutes les matières. Lorsqu’il fallut choisir une activité d’étude. Il concerta ses amis. La main voulait soigner les autres. Le pied désirait exercer la carrière des armes. L’autre main souhaitait se diriger vers la diplomatie. Son autre pied, esprit scientifique, formait le vœu de connaître les étoiles. Et, de cette manière, chacun avait ses aspirations. C’est ce qui se produisit. Ils empruntèrent tous des chemins différents. L’enfant progressait en n’ayant d’autre occupation que d’organiser tout ce que son corps lui apportait.

    Un jour, il conversa avec ses compagnons plus intensément. Ces conversations devenaient de plus en plus coutumières. Il avait compris qu’ils étaient tous unis. Tous les douze. Ils savaient qu’ils étaient de retour. Tous les douze. Cependant, ils ressentaient autre chose. Au cœur de chacun, il y avait comme une étincelle qui faisait partie d’eux-mêmes mais qui leur était étranger. C’était un acquit. Il demanda à ses autres compagnons ce qu’ils ressentaient. Tous avaient le même message : il y a quelqu’un d’autre. L’enfant voulait en savoir plus. Il savait converser avec ses amis mais il sentait au plus profond de son cœur qu’un treizième compagnon coexistait et qu’il avait de la difficulté à s’exprimer. Qui était-il ? Pourquoi ne parlait-il pas comme les autres ? L’enfant ne comprenait pas.

    L’enfant grandit encore. Il avait réussi à apprivoiser celui qui restait caché. Il ne pouvait pas lui poser de question intelligible car il ne parlait pas comme eux. En revanche, il lui montrait des images. L’image qui revenait le plus souvent était douze pierres. Douze pierres qui avaient été déposées afin qu’ils se réunissent tous. Tous ensembles.

    L’enfant continua à grandir et devint jeune homme. Il n’avait, cependant, jamais encore trouvé ses compagnons. Au cours d’un voyage d’étude qui l’amena à l’étranger, sa main lui parla : « Je suis là, tout près de toi. » Il regarda autour de lui dans la foule de personnes qui s’affairaient. Elle était là, assise, la main sur son genou, intimement. Il s’approcha d’elle. « Bonjour ! » Lui dit-elle. « J’étudie l’astronomie et je suis nouvelle ici. » Sa main se posa sur son genou. « Bonjour à toi aussi ! Je suis heureux de te rencontrer physiquement. » Elle lui sourit, lui prit la main. Ensemble, ils se dirigèrent vers l’université.

    Ils prirent une chambre ensemble et, à deux, mirent en commun leurs potentialités. Ils étaient émerveillés de découvrir que leurs rêves d’enfant existaient réellement. Chacun des deux jeunes gens possédaient l’intuition du groupe. Conjuguant leurs efforts, ils furent à même de détecter les autres individus qui formaient leur entité. Ils ne savaient pas où ils étaient exactement mais ils savaient qu’ils allaient se retrouver.

    Au cours d’un voyage en Inde, de la même manière qu’ils s’étaient rencontrés, ils firent la connaissance de deux étudiants. L’un étudiait le droit tandis que sa compagne étudiait la médecine. Ils n’eurent pas à observer leurs parties du corps. Dès qu’ils furent en présence, ils surent qu’ils étaient unis. Cette unité à quatre personnes les rendit encore plus sûrs d’eux-mêmes. Bien que séparés par la suite, ils continuaient à correspondre.

    À l’occasion d’une éclipse, ils se rendirent en Afrique. La jeune fille astronome avait persuadé son mari d’assister à l’évènement le plus important du siècle. Le jeune homme avait acquiescé spontanément. Le soir de l’éclipse, assis dans l’herbe sur la montagne pour observer le phénomène, ils firent connaissance avec leurs voisins. Deux jeunes gens de leur âge, fils et fille de roi. Ils étaient issus d’un petit royaume et recherchaient depuis des années leurs âmes communicantes. Aussitôt qu’ils se virent, ils se reconnurent. Ils se retrouvèrent à plusieurs reprises. Tous les six.

    Mais ils n’avaient toujours pas trouvé les pierres.

    Chacun exerça et développa ses activités. Ils restaient toujours en relation. Au cours d’un autre voyage en Asie, ils furent guidés vers deux autres jeunes gens de leur âge. Ils s’étaient spécialisés dans les sciences occultes afin de découvrir ce qui les unissait. Ils avaient mis beaucoup d’années avant de se rencontrer car les déplacements dans leurs pays étaient laborieux et demandaient beaucoup plus de temps. Ils s’étaient rejoint tous les huit. Mais les deux nouveaux arrivants n’avaient pas d’information sur les pierres.

    En revanche, ensemble, ils purent aisément retrouver les autres parties d’eux-mêmes. Ils entrèrent ainsi en contact avec un jeune homme fougueux, fier et habilité au métier des armes. C’était un cavalier émérite. Son habileté au maniement de l’arc provoquait le respect et l’admiration de tous. Il vivait dans les steppes du nord de l’Eurasie. C’était un guerrier redoutable. Mais, lorsqu’ils se rencontrèrent, ce dernier reconnu la flamme qui brûlait dans son cœur depuis son enfance. Il mit son épée au service de ses compagnons. Ils étaient neuf.

    Ils furent attirés vers l’Europe et rencontrèrent leur dixième partie. Un garçon épris de justice. La droiture était son emblème. Il avait décidé de se mettre au service de l’humanité et avait choisi la carrière de la justice. C’est de cette manière qu’il pensait rétablir les iniquités et les torts. Dès le premier contact de ceux qu’il attendait depuis toujours, il décida de les suivre et, ainsi, d’apporter l’équité. Ils étaient dix.

    Partant vers l’ouest, ils traversèrent l’océan afin de retrouver une femme qui avait étudié toutes les disciplines connues et d’autres inconnues voire secrètes. Elle était issue d’une tribu très ancienne et avait réussi à concilier ses connaissances ancestrales avec les sciences modernes. Elle était initiée à plusieurs arts, plusieurs matières et études variés et complémentaires. Elle avait prévu depuis longtemps leur venue et était prête. Ils étaient onze.

    Ce fut la jeune initiée qui leur révéla le dernier refuge dans lequel ils pourraient se compléter. La douzième personne vivait au-delà des océans, aux antipodes. Ils traversèrent le monde à sa recherche. La retrouver aurait, normalement, été impossible car elle avait choisi de se retrancher du monde pour se consacrer à la méditation et au recueillement. Mais en conjuguant leurs capacités ils la localisèrent facilement une fois arrivés sur le continent océanien. Elle ne fut pas surprise de les voir arriver un matin. Elle était un peu triste de quitter son refuge mais elle était préparée depuis longtemps à suivre ses alliés intimes. Ils étaient, enfin, douze.

    Ils poursuivirent ensemble leur mission à la recherche des pierres. Mais ils ne les trouvèrent pas. Ils n’avaient pas échoués cependant. Ils apprirent petit à petit au cours de leurs recherches que les pierres ne faisaient pas partie de leur monde actuel et qu’il leur faudrait beaucoup de patience avant qu’ils les découvrent. Ils constatèrent, par exemple, que les pierres symbolisaient leur passage dans ce monde ainsi qu’un autre passage vers un autre monde qui aurait lieu un jour futur.

    Alors, ils se séparèrent physiquement mais sans jamais perdre le contact. Au cours des années, chacun développa son propre art. Ils devinrent des hommes et des femmes adultes. Le garçon, après avoir beaucoup voyagé et conquis tout ce qu’il avait découvert devint maître d’un grand domaine dans lequel il fit bâtir un château. Il l’avait désiré très vaste car ce devait être le lieu de leurs rencontres. Plusieurs fois dans l’année, les douze compagnons se ralliaient et confrontaient leurs travaux. Certains vivaient en couple, d’autres étaient solitaires.

    Plus le temps passait et plus le besoin de se retrouver devenait fort. À chaque réunion, ils recouvraient la plénitude de l’être rassemblé. Comme une liaison amoureuse. Une relation que personne d’autre qu’eux-mêmes n’aurait pu expliquer.

    Grâce à leurs activités variées, leur association leur permit beaucoup d’initiatives et de réussites. Non seulement chacun excellait dans son art, mais, de manière intuitive comme un phénomène d’osmose, chacun transmettait son énergie au groupe. Chacun ne travaillait pas pour lui-même mais pour le groupe tout entier.

    Le maître et l’astronome avaient eu deux enfants ensemble. Des jumeaux. Le groupe prit en charge leur éducation ainsi que pour les autres enfants nés en son sein. L’autonomie, la responsabilité et l’affirmation de soi étaient les trois piliers de cette éducation.

    Quelque part, tapi au plus profond d’eux-mêmes, le sage s’était épanouit.


    Lorsque l’enfant nouveau naquit, il récupéra quatre essences. Il était voyageur car il arrivait sur un nouveau terrain. Il était conquérant car chaque étape devait être assimilée pour son apprentissage. Du fait de ses expériences nouvelles, il était maître car il apprenait et comprenait. À chaque cycle d’apprentissage, il devenait sage. Chaque nouveau cycle, il recommençait comme un moteur à quatre temps. Un temps pour la découverte, un temps pour l’assimilation, un temps pour l’emprise, un temps pour la sagesse.

    L’enfant grandit difficilement. Il avait conscience qu’il était différent mais il voyait que tous les autres, aussi, étaient différents. Il pensait qu’il était unique mais tous les autres étaient uniques. Il croyait qu’il avait raison sur tout mais tout le monde avait raison sur tout. Il faisait de nouveaux apprentissages mais tout le monde faisait de nouveaux apprentissages. Il essayait de se démarquer mais tout le monde se démarquait. Il voulait être homme mais tout le monde était homme.

    L’enfant continua à grandir plus difficilement. Mais rien de ce qu’il apprenait ne le démarquait des autres. Il tenta pendant un moment d’être le plus fort, le plus érudit mais tous ses efforts passaient inaperçus. Il devait trouver sa voie.

    L’enfant grandissait toujours mais ne savait plus comment évoluer. Cependant, depuis sa naissance, il possédait ce qu’il appelait sa ‘petite voix’ qui le rassurait et qui le conseillait. Dans sa petite enfance, ça avait été un ami imaginaire qu’il rencontrait tous les jours. Dans son adolescence, cela représentait une étincelle divine enfouie au plus profond de lui-même.

    Parallèlement, sans que l’enfant en ait conscience, un être surnaturel grandissait. Un être fort. Un être capable de soulever des montagnes. Cet être était complet et évoluait dans des dimensions supérieures au monde terrestre de l’enfant. Cependant, il existait un équilibre entre les deux êtres. L’être surnaturel qui était le pendant le l’enfant grandissait avec l’énergie de l’enfant terrestre. De temps en temps, l’être surnaturel épuisait l’enfant terrestre. Il était même arrivé à quelques reprises que l’être surnaturel pompait les ressources de l’enfant terrestre. À cet instant, l’être surnaturel devait redonner de l’énergie vitale à l’enfant. Tout cela parce que la coexistence entre les deux êtres était très subtile. Tout cela parce que le véritable être de l’enfant était cet être surnaturel qui avait conscience de l’enfant et qui avait besoin de l’énergie de l’enfant. Tout cela parce que l’enfant n’avait aucune conscience de son être surnaturel. La partie matérielle était tellement concrète aux yeux de l’enfant qu’il ne pouvait avoir conscience d’une représentation de lui-même qui se trouvait totalement diminué.

    La petite voix avait grandi dans le cœur de l’enfant. Il finit par comprendre que c’était une petite porte étroite vers un autre monde. Il finit par comprendre qu’il devait grandir tout seul mais que sa petite voix le rassurait et l’aidait. Il finit par comprendre qu’il devait communiquer, non pas par dialogue, mais en conscience. Il finit par comprendre qu’il devait faire un avec sa petite voix. C’était très difficile.

    L’être surnaturel grandissait avec tout son acquit. Pour cette vie actuelle, il était rattaché à la vie de l’enfant. Il avait beaucoup de choses à faire et beaucoup de pouvoirs. Cependant, il devait prêter attention à ce qu’il faisait car il puisait directement dans l’énergie de ses racines. S’il en demandait trop, ses racines s’essoufflaient et cela mettait la vie de l’enfant en danger. Il devait veiller à ce que sa vie immergée dans le monde terrestre soit en bonne santé.

    L’enfant était sur la plage. Il aimait se lever tôt le matin pour assister au lever du soleil.


    Le voyageur, le conquérant et le maître s’étaient retrouvés. Ils étaient réunis dans la grande maison.

    « Qu’avez-vous accompli ? » Demanda le maître au voyageur et au conquérant.

    « J’ai reçu un monde en héritage et je l’ai organisé afin qu’on puisse l’atteindre et qu’on puisse y vivre. » Dit le conquérant.

    « J’ai découvert ce monde, je l’ai observé et j’en suis ressorti. » Dit le voyageur.

    « Qu’avez-vous compris ? » Demanda le maître.

    « J’ai compris qu’un monde est un lien. Une communication d’un peuple à un peuple. Nous n’avons pas à comprendre pourquoi il nous a été légué et nous n’avons pas à comprendre pourquoi nous le léguons. Cependant, j’ai compris que nous devons tout mettre en œuvre afin que l’héritage soit le plus constructif, le plus dense et le plus représentatif de nous-mêmes. » Répondit le conquérant.

    « J’ai compris qu’un monde est une porte ouverte sur la connaissance. Qu’il ne faut pas chercher à comprendre quelle est cette connaissance mais l’accepter et donner de soi-même pour en faire partie. Comme un partage. C’est de cette offrande de soi-même que nous assimilons ce dont nous avons besoin et que nous grandissons. Ne rien rejeter, accepter l’inattendu comme un prolongement, aimer les échecs car ce sont des portes ouvertes sur de nouvelles solutions. » Répondit le voyageur.

    « Quelles sont vos conclusions ? » Demanda le maître.

    « Nous sommes les maillons d’une chaîne que nous devons transmettre. Il ne faut pas s’attarder sur le maillon mais sur la valeur de la chaîne elle-même. Si nous nous limitons au maillon, nous affaiblissons toute la chaîne à ce maillon. Mais si nous prenons conscience de la chaîne tout entière, alors le maillon n’est plus qu’un élément de la chaîne. Et loin de disparaître dans la chaîne, nous nous élevons à celle-ci. Si l’homme craint de mourir, alors il se limite à l’homme. Mais s’il accepte de mourir et de rendre son maillon à la chaîne, et en conséquence, il devient la chaîne. » Répondit le conquérant.

    « Nous rencontrons des personnes, des lieux, des idées, des civilisations. Toujours aussi étranges et éloignées de nous. Le fait que nous soyons différents importe peu et importe beaucoup. Peu et beaucoup parce que cela nous permet de comprendre que nous sommes un point infime et que les autres représentent, au moment où la relation s’établit, toute la connaissance que nous devons assimiler. Peu car le point reçoit la grandeur. Beaucoup car tout ce que nous avons assimilé retourne vers nous même jusqu’à n’être qu’un point. » Répondit le voyageur.

    « Que devez-vous faire à présent ? » Demanda le maître.

    Le voyageur et le conquérant répondirent ensemble. « Nous revenons vers toi, père, nous sommes tes enfants, tu nous as envoyés, chacun, pour redécouvrir ce que tu as créé. Tout ce que tu attends de nous c’est que nous acceptions et prolongions ce que tu as mis en place. Nous avons découvert et commandé ton monde. Nous continuerons à accomplir notre devoir. »

    Le maître sourit. Il se retourna vers ses propres compagnons qui acquiescèrent. « Voyez-vous, nous avons créé cette bulle univers. Nous avons créé le lien avec ceux qui nous en avaient donné le pouvoir. Nous avons recréé nos souvenirs mais nous n’avons été que des témoins. Nous non plus, nous n’avons pas cherché à comprendre ceux qui nous avaient enseignés. Nous avons accepté notre apprentissage et nous avons été, en quelque sorte, les maillons d’une chaîne que nous avons prolongée. Pourquoi prolongeons-nous cette chaîne ? Parce que nous avons pris conscience qu’en même temps que notre vie terrestre, il existe simultanément une manifestation formidable et extraordinaire de nous-mêmes. Quelle est la nature de cette manifestation ? Lorsque l’enfant naît sur terre, il revêt une apparence limitée et matérielle. Inconsciemment et sans qu’il en prenne connaissance, toute son entité réelle et non terrestre, et donc illimitée, va grandir avec lui. La représentation terrestre représente la racine matérialisée. Cette racine, c’est l’homme. La partie réelle qui n’est pas matérielle, grandit avec tous ses pouvoirs. L’équilibre existant entre les deux entités fait que lorsque la partie réelle de l’individu grandit et devient plus forte, la partie matérielle est affaiblie. Mais, prêtez attention. Sa partie matérielle est affaiblie si l’homme accepte de n’être qu’un maillon et accepte d’être humble. À ce moment-là, son être supérieur grandit. Si l’homme n’accepte pas cela, il va augmenter la force de son maillon et affaiblir la chaîne tout entière. Il sera fort dans sa vie et fortifiera son maillon mais ce ne sera qu’un maillon et rien de plus, un anneau isolé. La chaîne n’en profitera pas et son être supérieur diminuera. Dans le cas inverse, lorsqu’il consent à se réduire à un maillon, il fortifie l’ensemble et l’ensemble le fortifie. »

    « Qu’en est-il de la stèle découverte dans l’île ? » Demanda le voyageur.

    « Précisément. Cette stèle représente une chaîne non pas humaine mais transhumaine. Elle porte la marque de toutes les civilisations qui se sont succédé sur terre. » Répondit le maître.

    « Succédées ? Mais il n’y a qu’une seule inscription, qu’un seul message ! » S’exclama le voyageur.

    « Un seul message ? Pas tout à fait. Hormis le texte intelligible que tu as pu déchiffrer, tu as pu remarquer des décorations autour et sur les côtés. Ainsi que sur la face opposée. Ce ne sont pas des décorations ornementales. Ce sont des messages qui ont été transmis par des cultures précédentes. Il y a des écritures hiéroglyphiques, cunéiformes, runiques et d’autres qui n’ont jamais été découvertes. Cette stèle est unique sur terre. » Expliqua le maître.

    « Mais alors, comment ces civilisations ont-elles eu accès à cette stèle et comment se retrouve-elle dans l’île ? » Interrogea le conquérant.

    « N’oubliez pas que lorsque nous avons engendré la bulle univers, nous l’avons créée avec son propre espace-temps. Ce qui signifie qu’elle a coexisté avec toute l’histoire de l’humanité. En conclusion, si la stèle comporte autant de messages, c’est que chaque civilisation est entrée en communication avec l’île et y a laissé une trace. C’est un univers clos et replié sur lui-même. L’espace est refermé ainsi que le temps. Aussi loin que vous irez dans l’avenir ou dans le passé vous arriverez au même point. Cela engendre une dispersion dans le temps apparente. Mais ce désordre permet de relier dans un même temps tous les témoignages passés et futurs.
    La stèle possède une autre propriété que celle de porter des messages : elle représente un signal. Et lorsque tous les messages seront alignés, la terre s’ouvrira à toutes les communications extraterrestres. » Répondit le maître.

    « Et quand arrivera ce moment ? » Demanda le voyageur.

    « Maintenant. » Conclut le maître. « Nous avons réalisé tous ensemble quatre constructions.
    À notre naissance, nos vies antérieures nous ont légué le secret du passage. L’homme sage qui a vécu avant nous nous a transmis la connaissance du passage. Il nous a laissé des clés afin que nous puissions recevoir cet héritage.
    Nous avons recouvré notre identité puis, notre initiation nous a révélé le secret du chant.
    L’initiation du conquérant lui a révélé le secret de la lévitation et le pouvoir des transferts.
    L’initiation du voyageur lui a révélé le secret de l’anneau de l’univers. Une boucle dans le temps, dans l’espace, dans la matière.
    L’homme ne se construit pas pour lui-même mais pour le groupe qu’il représente. Le temps requis pour cette évolution crée une figure complexe. La stèle en est une représentation matérielle. »

    « Pourquoi la table d’émeraude est-elle dangereuse ? » Demanda le conquérant.

    « Parce qu’elle n’est pas d’origine terrestre. Ses pouvoirs pourraient annihiler la terre entière si elle était mal employée. C’est pourquoi elle doit demeurer cachée. L’homme possède les mêmes pouvoirs. C’est pourquoi il était important qu’il les développe lui-même. » Répondit le maître.


    Ce soir-là, le maître et ses compagnons, le voyageur et le conquérant ainsi que son épouse et ses deux enfants étaient réunis. Il régnait une douce chaleur dans la maison et ses murs épais combattaient avec efficacité les assauts glacials du vent d’hiver. La journée avait été très douce mais, à présent, le froid hivernal avait repris sa place.

    Désormais, ils étaient à nouveau ensemble. Le voyageur était heureux car ils allaient tous repartir bientôt dans leur monde éloigné et il retrouverait sa compagne. Il en avait une certaine nostalgie. Lui qui avait passé sa vie à voyager avait trouvé un pôle attractif plus puissant que les voyages : l’amour.

    « Nous avons une quête qui a commencé il y a très longtemps avant que nous ne venions au monde. Nous avons tous contribué à la réaliser. Nous allons maintenant tous participer à l’élévation de l’humanité. Il y aura du travail ! » Annonça le maître.

    Une grande lumière apparue au-dehors. Quatre lueurs s’en dégagèrent et entrèrent dans la grande salle dans laquelle ils s’étaient tous regroupés. Le maître reconnut les visiteurs qu’il avait rencontrés presque un an auparavant. « Bonsoir ! » Leur dit-il. « Soyez les bienvenus parmi nous. »

    « Je vous salue tous et je vous remercie pour le travail considérable que vous avez effectué. » Dit l’un des visiteurs d’une voix cristalline. « Nous sommes prêts à vous accompagner. »

    « Par quoi commençons-nous ? » Demandèrent les enfants.

    « Par ce qui a le plus de mal à circuler sur votre monde. L’amour et l’acceptation. Nous allons cultiver tout cela dans notre serre afin de pouvoir subvenir aux besoins des peuples de la terre. Nous avons beaucoup de travail mais nous avons beaucoup de ressources. » Répliquèrent les êtres de lumières. « Vous avez acquis ne nouvelles connaissances qui vous ont enrichis, vous vous êtes rajustés avec vos origines. Maintenant, c’est la période de la réconciliation de toute l’humanité. »

    La lumière se fit de plus en plus forte puis diminua, emportant les êtres humains et humanoïdes vers leur destin.

    Fin

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE DÉCEMBRE

    Décembre exigeait l’épreuve ultime : allier mouvement, force et loi.
    Et les trois compagnons, las mais solidaires, bâtirent un pont de lumière
    Entre ce qui fut et ce qui vient, entre la chute et la foi.
    Ils comprirent enfin que l’union est la plus juste des frontières.

    Il restait encore une épreuve qui pouvait tout bouleverser.
    Dont ils en ressortiraient vainqueurs ou éparpillés dans la poussière.
    Car si l’équilibre est crucial et l’énergie indispensable
    La cohésion n’aboutira que lorsque l’amour unira.

    Le voyageur

    Le voyageur était profondément endormi lorsque des cris de joie le firent sursauter.

    « Debout ! Debout ! La terre est en vue ! » Crièrent les enfants en dégringolant les escaliers. Le voyageur se leva d’un bond. « La terre ! » Il monta sur le pont où des manifestations d’allégresse se déroulaient. Il trouva le capitaine à la barre. « Nous sommes arrivés ! » Annonça celui-ci. « Nous avons eu les vents très favorables. Je ne m’attendais plus à arriver si vite. Après tout ce temps passé à attendre, il me semble que, maintenant, cela va trop vite ! »

    « C’est parce que nous arrivons. Le temps accélère lorsque nous arrivons au bout de notre quête. » Précisa le voyageur. « Reste à savoir, maintenant combien de temps nous sommes restés absents de la surface de la Terre.

    Les côtes se dessinaient au fur et à mesure que le navire avançait. Bientôt les paysages se précisèrent et l’on put distinguer une ville qui semblait surgit des monts et s’enfoncer dans la mer. Longtemps après, le port se découvrit. Bizarrement, vu à distance, un grand calme régnait sur le débarcadère. Aucun bateau n’était en vue. L’espace portuaire semblait désert ; l’animation habituelle qui aurait dû se manifester paraissait comme endormie. Pourtant, pendant les manœuvres d’approche, une activité commença à s’installer. De nombreuses personnes s’agglutinaient sur le quai. Visiblement, leur arrivée les mettait en liesse.

    « C’est étrange que nous soyons les seuls ! » Déclara le capitaine. « Vu le retard que nous avons accumulé, beaucoup de navires auraient dû nous avoir précédés. Que leur est-il arrivé ? Une tempête ? Une catastrophe ? Je vais tout de suite aller m’en enquérir auprès de la capitainerie. »

    Les amarres furent happées par des milliers de mains volontaires. On descendit les passerelles. Le capitaine et quelques marins débarquèrent. Le voyageur pendant ce temps rassembla rapidement ses affaires, mit de l’ordre dans la cambuse puis rejoignit les deux adolescents sur le pont. Ils étaient impatients de mettre le pied à terre.

    « Où allons-nous maintenant ? » Demanda la jeune fille brune. « D’abord, nous allons rendre visite à un vieil ami. Nous y resterons quelques jours puis, nous aviserons de notre destinée. » Répondit le voyageur en regardant le port. « Il possède une maison dans les collines à la sortie de la ville. »

    Le capitaine, escorté de ses marins, regagna enfin le bord. Tous paraissaient stupéfaits. « C’est incroyable ! » S’exclama-t-il. « Nous avons une avance de plusieurs semaines. Aucun des bateaux de ravitaillement n’est encore arrivé ce qui est encore plus extraordinaire car nous sommes partis bien après eux. J’ai, scrupuleusement, tenu mon carnet de bord quotidiennement ; je n’ai pas pu me tromper. Nous avons dérivé et vécu sur cette île pendant des mois ; nous devrions avoir accumulé un retard tel que mes armateurs pourraient me retirer le commandement. Et pourtant, nous devons nous rendre à l’évidence : Nous avons une avance prodigieuse sur nos concurrents. Et tenez-vous bien, en conséquences de cette étrangeté, ma marchandise vaut quatre fois son prix. En quelque sorte, nous sommes riches et je n’y comprends rien ! Qu’en penses-tu, voyageur ? »

    Le voyageur examina la situation : « Nous devons nous rendre à l’évidence que le temps que nous avons passés sur cette île échappe aux lois de notre monde terrestre. Si nous avons reculé de plusieurs semaines alors que nous avons vécu plusieurs mois dans l’île, cela signifie que le temps s’y écoule plus lentement et à contre sens. Il se pourrait bien que ceux qui ont créé ce monde ne le fassent que dans notre futur ; par forcément lointain. Tout cela mérite d’être approfondi. Pour l’instant je descends à terre avec les enfants. Nous allons passer quelque jours chez un vieil ami vous pourrez m’y retrouver. »

    Le capitaine hocha la tête. « C’est entendu, voyageur. Nous allons livrer notre fret et toucher la prime. Ensuite nous la partagerons tous en tant qu’associés et je passerai t’apporter ta part. »

    Le capitaine et le voyageur échangèrent une solide poignée de mains et après s’être fixé le rendez-vous, le voyageur et les adolescents débarquèrent à leur tour.

    Sur le quai, beaucoup de personnes étaient rassemblées. On ne parlait plus que du miracle de l’arrivée du bateau. Le voyageur qui préférait conserver son anonymat entraîna rapidement les enfants loin de la foule. Les grandes rues principales partaient des collines et descendaient tout droit vers la mer. Ils remontèrent les avenues sans rencontrer de passants. Tout le monde s’était rué vers le port, les autres rues paraissaient désertes. Progressivement, la rade se dessinait derrière eux et, lorsqu’ils atteignirent les limites de la ville, la vue panoramique du golfe était magnifique.

    La montée avait été exténuante. Ils s’arrêtèrent un moment près d’une fontaine. La rue était calme. L’agitation qui dominait le port ne s’était pas étendue dans les ruelles de la ville haute. Les cris s’étaient étouffés durant la progression comme s’ils s’étaient endormis. En revanche, l’air frais et vif du début de la journée les entraînait. Après leur halte, ils reprirent leur chemin vers les hauteurs.

    La maison n’était pas visible directement de la route. Pour l’atteindre, il fallait la contourner et continuer à monter. Enfin, on descendait un chemin abrupt qui donnait sur l’entrée principale. Deux chiens accoururent mais sans aboyer. Ils tournèrent et tournoyèrent autour des trois visiteurs tout en humant leurs identités olfactives. Le voyageur les caressa l’un et l’autre. « Bonjour les amis ! » Leur dit le voyageur tout en jouant avec leur festivité.

    Leur hôte apparut sur le seuil. Il héla ses invités : « Bonjour voyageur ! Ça faisait longtemps que nous t’attendions ! » Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et se congratulèrent très fraternellement. Puis, il observa ses jeunes compagnons et lui dit en plaisantant : « Tu as des enfants, maintenant ? » Le voyageur répliqua : « Non, ce sont des amis que j’ai rencontrés durant mon voyage et qui m’accompagnent actuellement. » Leur hôte les invita à entrer en ajoutant : « Oui ! Je sais. Je les avais déjà reconnus de loin. »

    Pour le voyageur, la maison n’avait pas changé. C’était toujours la même vieille demeure qui ressemblait à un bateau renversé tant les imposantes poutres qui formaient la charpente attiraient l’œil du visiteur pour le plonger dans la profondeur de la charpente. Deux grands lustres massifs illuminaient la salle et révélaient la majestueuse table de la salle à manger où le couvert était mis. Des effluves embaumés parvenaient de la cuisine. Leur hôte leur présenta des coupes. « Goûtez moi ça ! Directement produit par mes vignes et arrivé à maturité cette semaine. » Ils burent. Le vin nouveau était excellent, fruité et frais. « Félicitations ! Il est vraiment très réussi ! » Les adolescents toussèrent un peu aux premières gorgées mais n’hésitèrent pas à tendre leur calice lorsqu’on les resservit.

    Ils étaient sortis sur la grande terrasse qui donnait l’impression de surplomber toute la ville. La mer semblait loin et proche en même temps. La sensation de relief du paysage aurait ravi tout peintre épris de perspectives. On voyait parfaitement leur bateau ancré au port ; des gens en déchargeaient des caisses dans une activité de ruche. Ça avait décidément l’air si près et déjà si loin à la fois. Une cloche les arracha à leurs observations.

    « Ah ! Je crois que le repas est prêt. À table ! » Ils rentrèrent et furent accueillis par la maîtresse de maison qui venait de descendre du grand escalier qui dominait le hall d’entrée. Elle était très heureuse de retrouver le voyageur mais son regard se porta immédiatement vers les deux enfants. Elle ne parvenait pas à prononcer un mot et les dévisagea les yeux humectés de larmes.

    « Je te reconnais ! » S’exclama la fille brune. « Je t’ai déjà vue dans mes rêves et dans mes souvenirs. Tu es ma mère ! »

    « Et, également, celle de ton frère. » Surenchérit leur hôte. Puis, s’adressant au voyageur : « Le voyage s’est bien passé comme prévu ? »

    « Pas tout à fait. » Répondit le voyageur. « Il y a eu beaucoup d’imprévus. Par exemple, tu aurais pu m’indiquer la marche à suivre pour le retour, cela nous aurait fait gagner du temps. »

    « Peut-être, mais tu n’aurais pas fait tes propres expériences et, surtout, tu ne les aurais pas partagées avec nos enfants. Allons ! Racontez-moi, à présent, tous les détails de votre odyssée. Venez ! »

    Ils le suivirent et s’installèrent autour de la monumentale table de la salle à manger. Le repas était très complet. Crudités et poissons pour l’entrée, cuissots de gibier garnis de petits légumes sautés, le tout accompagné des meilleurs vins. Pendant qu’ils mangeaient, le voyageur exposa à ses hôtes l’ensemble des péripéties de son voyage. Tantôt interrompu par l’un des deux adolescents qui tenait à ajouter un commentaire de son propre crû. En fin de repas, ils se levèrent et sortirent sur la terrasse. Le soleil avait réchauffé les pierres engourdies par le froid de l’hiver. La température ambiante en était agréable et ils s’assirent dans de grands fauteuils de jardin pour profiter de ce bref ensoleillement.

    « Comment pouvez-vous être nos parents et être ici ? » Implora le garçon. « Pourquoi sommes-nous restés seuls là-bas ? Pourquoi ne sommes-nous pas demeurés ensemble ? »

    « Parce que nous en avions convenus ainsi. » Répondit leur mère. « Votre père et moi avons beaucoup contribué à l’organisation de l’île. Elle nous a été léguée en héritage par nos ancêtres. Pour votre propre sécurité, nous vous avons confiés aux habitants de l’île afin que vous y fassiez votre apprentissage et vos expériences loin des limitations terrestres. Maintenant que vous êtes presque adultes, il était temps pour vous de venir nous rejoindre. »

    « Mais alors, » coupa la jeune fille, « si nous n’avions pas décidé au dernier moment de partir avec lui, rien ne se serait passé ? »

    « Non ! » Lui répondit son père. « Très souvent, dans la vie, il y a des décisions à prendre rapidement. Et plus elles sont importantes et cruciales, plus elles doivent être prises rapidement. Réfléchir très vitre entraîne notre inconscient à prendre les bonnes décisions. C’est-à-dire celles qui sont décidées par notre moi profond. L’homme est plus fort en prenant instantanément le bon chemin et moins fort s’il se met à réfléchir trop longtemps. Réfléchir rajoute des multicouches à celles déjà existantes et ne fait en rien avancer. On avance plus librement et plus sûrement quand on évite de spéculer trop longtemps. Vous pensez au présent, ne l’oubliez jamais. Ni au passé, encore moins au futur. Et la fenêtre du présent est très, très étroite. Plus vous déterminerez vos choix rapidement et plus vous vous rapprocherez de l’instant présent et plus vous serez vous-mêmes. Votre choix rapide et instinctif a été l’un des plus cruciaux de votre vie. Mais pouvait-il en être autrement ? »

    Curieusement, ni les parents ni les enfants n’étaient émus aux larmes. La situation de la rencontre était un moment tellement fort que tous les sens de chacun étaient aiguisés. La révélation avait comme assommé les uns et soulagé les autres. En revanche, la joie se lisait sur leurs visages. La réunion de famille commençait sous de bons augures.

    Une situation équivoque, irréelle et hors du temps. Comment des enfants pouvaient-ils grandir dans un univers d’où leurs parents étaient partis ? Le voyageur connaissait les enfants pour avoir partagé maintes expériences et convivialités. Leurs parents étaient ses amis depuis longue date. Cependant, jamais cette situation n’avait été abordée. Pourtant, le voyageur n’en portait nul ombrage. Il reconnaissait qu’il avait été choisi pour réussir une mission pour laquelle il avait été étranger depuis le début. À quoi bon s’en offusquer ? Ses amis avaient placé la barre très haut et lui avaient accordé leur confiance. C’était pour lui un honneur et une responsabilité qu’il avait délibérément adoptée. Il n’y avait ni besoin de justification ni besoin de réclamer un dû.

    « Quel est le programme, maintenant ? » Demandèrent les enfants intéressés par leur nouveau changement de situation.

    « Nous restons quelques jours dans cette maison et, ensuite, nous partons. Nous avons un rendez-vous important tous ensemble. D’ici là, nous avons tout notre temps pour nous raconter nos souvenirs les uns aux autres. À vous l’honneur, mes enfants. »

    L’après-midi fut consacrée au récit des enfants. Ils décrivirent la grande maison dans laquelle ils étaient tous rassemblés et le rythme de vie qui s’y déroulait. Les éducateurs qui leur apportaient un suivi personnalisé. Ils étaient, chacun, écoutés et toutes leurs demandes étaient honorées dans la mesure du possible ; mais l’impossible était loin. Ils étaient libres de poursuivre toutes leurs expériences. Chaque enfant devenait tuteur des plus petits et assumait volontairement sa responsabilité. Il était parfaitement clair que le fait de demeurer ensemble et soustraits du monde des adultes leur permettait de développer toutes leurs facultés sans barrière morale, protectrice ou craintive. La société des adultes leur offrait la possibilité d’être leurs propres instructeurs et c’est ainsi qu’ils s’entraînaient les uns et les autres. Leurs éducateurs leur prodiguaient des conseils et des directives, leur inculquaient les notions élémentaires de grammaire et de calcul. Pour le reste, on leur apprenait le rudiment des disciplines ancestrales telles que la lévitation, la télépathie ou la télékinésie. Ils se forgeaient leurs premières forces de cette manière en découvrant des techniques plus adaptées à eux-mêmes. Ensuite, ils développaient d’autres arts personnalisés. Finalement, chaque enfant se découvrait un don ou une attirance pour de nouvelles activités inconnues. Entouré et écouté par les autres, il affinait jour après jour son habileté. La fille brune avait ainsi découvert sa souplesse d’esprit pour lire les songes. Aussi bien ceux qu’elle produisait que ceux des autres enfants. Le garçon blond, quant à lui, s’était perfectionné dans plusieurs disciplines mais sans en privilégier une en particulier, même nouvelle. Il lui semblait qu’une intégration maîtrisée de plusieurs arts différents lui procurerait plusieurs cordes à son arc et qu’ainsi était son aspiration.

    Le soir venu, ils étaient toujours en train de raconter les anecdotes qui s’étaient déroulées dans leur existence dans la grande maison. Certaines étaient amusantes et instructives, d’autres étaient tragiques et avaient provoqué la mort d’un des enfants. Des accidents difficiles à admettre mais, malheureusement, on n’arrive à rien sans prendre de risques. Les accidents sont un avertissement très violent qui conduit à la prudence pour le reste des enfants. Ceux qui ont péris sont pleurés et vénérés pour le don de leur vie à prévenir le reste de la communauté. Fort heureusement, ces tragédies sont exceptionnelles mais elles peuvent survenir d’un moment à l’autre si la vigilance est relâchée. C’est pourquoi les enfants sont très garants les uns pour les autres. Leur convention aurait pu être : « Protection, Assistance, Dépassement de soi ».

    Lorsque le voyageur était arrivé dans l’île, aucun enfant n’avait cherché à en savoir plus et ils avaient poursuivi, indifféremment, leurs activités. Puis, il était venu personnellement leur rendre visite. Il avait conversé avec eux et, très rapidement, les deux enfants avaient compris qu’il était différent des autres adultes. Ils s’étaient mis à aimer et respecter ce grand étranger qui refusait son sort et continuait sa route quoi qu’il en soit. Il leur avait demandé conseil et les enfants s’étaient proposés pour le guider. Malgré l’échec de la première expédition, le voyageur n’était nullement découragé. Il prenait cet échec comme une clé pour poursuivre sa quête et avait finalement trouvé la serrure qu’il cherchait avec leur aide. Au moment du départ, ils avaient préféré rester chez eux avec leurs camarades mais, finalement, quelque chose de plus fort qu’eux les avait poussés ou les avait tirés à accompagner le voyageur. « C’était comme une flamme dans mon cœur ! » Dit la jeune fille. « Pour moi, c’était une attraction irrésistible ! Nous avons pensé que c’était purement sentimental et que cela disparaîtrait lorsque le voyageur serait parti. Pourtant, lorsque le bateau a appareillé, sans nous consulter, nous avons attrapé quelques affaires et sommes partis en courant vers le port en criant afin qu’on nous attende. »

    « Je vous attendais. » Avoua le voyageur.

    Le conquérant

    Le conquérant avait passé la nuit à retrouver sa promise. Tandis qu’elle dormait à présent, il s’était habillé et avait descendu les grands escaliers. Il se retrouva dehors. L’air glacial lui gifla les joues mais il avait besoin de la fraîcheur de la nuit. Il s’en revêtait comme un manteau précieux. Il sentait son corps frissonner et la chaleur l’irradier. Le ciel était pur et les étoiles s’en étaient décrochées tellement leur scintillement crevait la nuit. Il se détendit.

    Lorsqu’il rentra à l’intérieur, la princesse était encore endormie. Le conquérant l’observa tandis que les premières lueurs de l’aube lui caressaient les joues. Son ventre s’était beaucoup arrondi ces derniers jours. L’accouchement était proche mais toutes ses occupations l’avaient détourné de sa propre destinée. Il n’avait jamais eu d’enfant jusqu’à présent. Ses activités lui avaient fait sillonner la planète sans lui laisser le répit de songer à fonder une famille. Puis, tout s’était passé si vite ! La mission, la rencontre avec ce peuple étrange. Sa liaison avec la fille de leur chef. Les expériences stupéfiantes qui avaient changé et bouleversé leurs vies. La gestion de cet univers fantastique qu’on leur avait confiée. Beaucoup de temps avait passé depuis le début de leur saga. Presque un an déjà !

    Un gémissement de douleur réveilla la princesse. Elle aperçut son amant en ouvrant les yeux et lui murmura : « Je crois que c’est pour bientôt ! » Il lui effleura amoureusement le ventre ; celui-ci frémissait de petits coups. « Je crois que celui qui est à l’intérieur est pressé de sortir, en effet ! » Remarqua le conquérant. « Veux-tu que nous rappelions ton père et qu’il t’emmène ? »

    La princesse ouvrit grand ses yeux, frappée de surprise. « Mon père ? Alors que vous êtes en train de créer une organisation remarquable sur votre île ! Je n’avais jamais songé à t’accompagner jusqu’à maintenant. D’abord, je devais rester ici pour activer les téléportations et te ramener à chaque expédition. Ensuite et surtout, les transferts étaient trop dangereux pour mon état. Mais maintenant que vous avez accompli le passage de manière douce, j’ai hâte de venir avec toi et mettre mon enfant au monde chez moi, là-bas ! »

    « Chez toi ? » S’interrogeait le conquérant. « Chez moi. » Répliqua tranquillement la princesse. « Et je crois qu’il ne faudrait plus tarder, maintenant, le temps presse ! »

    « Très bien ! » Répondit le conquérant, nous partons après le déjeuner comme il était initialement prévu ! »

    À l’heure dite, lorsqu’ils eurent préparé leurs bagages sommaires réduits à deux sacs de voyage, le conquérant prépara la barge amphibie et étudia minutieusement la trajectoire qu’il allait programmer grâce à la table d’émeraude.

    « J’ai prévenu mon père. » Lui annonça la princesse qui le rejoignait. « Il s’occupera de la table de cristal lorsque nous serons partis. Mais pourquoi faut-il que nous gagnions la pleine mer ? »

    Le conquérant terminait ses derniers préparatifs. « Parce que la manière naturelle est l’eau. L’eau est notre source, elle est la vie, elle est un don divin. C’est par elle que nous transitons de notre naissance à notre mort. C’est par elle que nous voyagerons. Elle nous permettra de franchir la porte sans dommage en agissant comme un tampon passif. »

    « Et comment trouverons-nous la porte ? » Interrogea la princesse.

    « Grâce à ton collier, mon amour. Je l’ai fait magnétiser lors de mon dernier voyage. Il nous servira de boussole. Savais-tu que la pierre est originaire de là-bas ? »

    « Oui, mon père me l’avait dit lorsqu’il me l’avait donnée. » Répondit-elle simplement.

    Le transfert avait été minutieusement calculé. Avec une précision d’horloge, la barge fut transportée au raz des vagues sur une mer calme. Ils naviguèrent pendant quelques minutes jusqu’à ce que la surface des eaux se changeât en un ballet tempétueux de rouleaux de plus en plus importants. La barge était parfaitement stable, ce qui les empêcha de chavirer. Soudainement, une lame haute de plusieurs dizaines de mètres se dressa devant eux telle une montagne.

    « Accroche-toi bien ! » Lança le conquérant juste avant que leur barque fût engloutie dans le manteau de mer.

    Mais il n’y eut ni secousse ni contrariété. Le seul choc fut celui de se retrouver brutalement dans un monde calme juste après un début de cyclone. Paradoxalement, la mer était aussi paisible qu’elle avait été agitée quelques secondes plus tôt. La brise se leva et le conquérant hissa la voile. L’embarcation filait sur la surface de l’eau. Moins d’une heure après, ils apercevaient la côte. En bon marin reconnaissant ses positions, le conquérant dirigea la barge vers le port.

    Cette fois-ci, les guerrières n’avaient absolument pas l’air farouche. Mais ce ne changea absolument rien pour le conquérant car leurs grâces et leurs attentions ne lui étaient pas destinées. Elles emmenèrent sa princesse avec un grand soin. Le conquérant était surpris ce qui fit beaucoup rire l’écologiste. « Pourquoi les hommes ont-ils tant de mal à comprendre les femmes ? » Lui demanda-t-elle en riant. « Parce qu’ils en sont fascinés, comment en pourrait-il être autrement ? » Lui répondit-il.

    Ils marchèrent ensemble le long de la plage. Il observa à la dérobée sa compagne de route. Elle avait beaucoup changé ; ses traits s’étaient affinés ; elle était vraiment très belle. Elle croisa son regard. Eh bien ! Comment me trouvez-vous ? » Le conquérant, gêné, répliqua : « Merveilleusement épanouie. Seraient-ce les bienfaits de vos élixirs ? » Elle sourit. « Ça et tout le reste. La vie que nous menons ici régénère les corps mais attendez de voir notre ami le scientifique. »

    Celui-ci apparut. Lui aussi avait changé. Les rares cheveux blancs qui formaient sa toison s’étaient épaissis et révélaient désormais quelques couleurs de jais. « Alors ? Comment s’est déroulé votre voyage ? » S’enquit-il immédiatement sans ambages. « Parfaitement ! Un peu impressionnant au début mais la transition est très bien synchronisée. C’est une réussite, vraiment ! » L’homme de science rayonnait. « Oui, j’en suis très satisfait. Et je suis également très heureux de vous annoncer que tout est prêt. Nous sommes tous parfaitement au point. Je vous l’expliquerai plus en détail lorsque nous en aurons le temps. Ah ! J’aperçois notre commandant qui vient se joindre à nous ! »

    Celle-ci arriva rapidement. Au premier coup d’œil, le conquérant constata sur elle les mêmes effets bénéfiques que sus ses autres compagnons. « Avez-vous déjà des enfants ? » Lui demanda-t-elle. « Non ! » Répondit le conquérant. « C’est mon premier. » Le commandant pouffa : « Ce sont vos deux premiers ! Vous avez un garçon et une fille en parfaite santé. Venez ! »

    Tout était minutieusement organisé. Pas de cri, pas d’activité superflue. Dans la chambre où se reposait la princesse nul n’aurait pu croire que cela avait été une salle d’accouchement quelques instants plus tôt. La princesse était sereine et rien dans son visage qui respirait la douceur ne laissait supposer qu’un enfantement avait eu lieu. Sur ses seins, deux petits êtres sortis de nulle part et avides de connaissance ouvrait grand leurs yeux sombres, sensibles à tout ce qui bougeait. Lorsque le conquérant entra dans la pièce, avant qu’il ait dit un mot, deux petits regards le scrutèrent comme s’il avait été de la plus haute importance. Et lorsqu’il s’approcha de sa bien-aimée en lui murmurant quelques mots d’amour à l’oreille, deux petits sourires furent esquissés. Aussitôt après, ils s’endormirent profondément.

    Le conquérant resta un moment sans rien dire. Juste tenir fermement la main de la mère de ses enfants. Elle avait toujours son visage serein. La délivrance ne l’avait pas marquée. Sans doute dû à des pratiques appropriées et très efficaces. Deux enfants ! C’était surprenant lorsque qu’il n’en attendait qu’un seul. Il lui en parla avec surprise. Elle avait ressenti, quant à elle, depuis longtemps qu’il y avait deux échos en son sein, mais elle avait préféré garder l’information pour elle. Ils parlèrent longuement ensemble de leurs projets. Elle avait décidé qu’elle resterait sur l’île avec ses enfants jusqu’à ce qu’ils soient sevrés. En attendant ce moment, elle allait se consacrer au problème de l’éducation de tous les enfants. Pour l’instant, elle était épuisée par l’effort malgré l’absence de trace sur son visage paisible. Il l’embrassa et sortit.

    Il retrouva ses deux amies qui l’attendaient dehors. Il faisait très doux, la sérénité de la nuit était accompagnée par le sac et le ressac des vagues qui rythmaient le temps couche après couche. Le commandant était quasi invisible. La noirceur de sa peau nue se confondait dans la texture nocturne en comparaison avec celle de l’écologiste dont la blancheur persistante était inégalée. Le soleil avait apporté quelques touches de couleurs sans, toutefois, en ôter son aspect laiteux et opalin.

    « Elle se repose. » Annonça le conquérant. « Comment avez-vous prévu l’éducation des enfants, hormis l’emploi du temps consacré par les hommes à la pédagogie ? » Leur demanda-t-il.

    Le commandant rétorqua qu’elle s’occupait des guerrières et non des mères. Bien que parfaitement informée et favorable aux maternités, elle ne pouvait, en plus de ses responsabilités, prendre en charge ce ministère supplémentaire.

    L’écologiste répliqua à son tour que cela ne pouvait incomber à une seule personne et que c’était à la société, tout entière, à s’occuper de cette obligation et à solutionner ce problème.

    « Vous semblez oublier », coupa le conquérant, « que vous laissez aux hommes le pouvoir législatif ainsi que l’instruction. Ce qui aurait pour conséquences que les hommes dirigeraient, seuls, l’éduction des enfants ! »

    « Que proposez-vous, dans ce cas ? » Interrogèrent les deux femmes.

    « En tant qu’organisateur, je tenais à souligner cette lacune dans votre société. Nous venons justement d’en soulever l’importance avec notre jeune maman. Je pense qu’elle va nous aider. N’oubliez pas qu’elle est issue d’une civilisation très ancienne et dont les connaissances nous ont impressionnés ! »

    Les deux femmes ne répondirent pas. Tous repensaient aux techniques apprises depuis leur contact avec ce peuple étrange. Toutes leurs technologies étaient fantastiques et très évoluées.

    « Si elle reste avec nous et organise l’instruction et la vie sociale des enfants, ce sera extraordinaire. Elle pourra leur apporter toutes les semences de sa civilisation. Elle pourra compter sur notre appui déterminé malgré notre inaptitude. »

    « Ce sera avec une grande joie partagée ! » Proclama la princesse qui venait de sortir à la recherche de son époux. « J’ai beaucoup réfléchi à ce point important et j’ai des propositions à vous faire mais, vu l’heure tardive, je vous révèlerai mes suggestions demain.

    Le conquérant la prit par la main et tous regagnèrent leurs foyers. Les deux nouveaux parents s’approchèrent du berceau où dormaient paisiblement les deux jumeaux. Pour eux aussi, la journée avait été éreintante. « Je leur ai donné leur première tétée il y a une heure environ. Ils m’ont réveillée par leurs gazouillis. Dès qu’ils ont eu le mamelon sur leur petite bouche, ils ont tété goulûment. Ils dorment profondément, à présent. Nous pouvons aller nous coucher. Maintenant, je sais comment ils m’appelleront lorsqu’ils auront faim. »

    Le maître

    Le maître s’était levé tôt le matin pour s’entretenir avec son instructeur. L’astronome l’avait accompagné. L’aube était imminente. C’était d’ailleurs étrange dans cette cité céleste isolée dans l’univers que les journées soient rythmées par le soleil. La station spatiale était orientée autour d’un astre semblable à l’étoile de leur système solaire. La masse imposante de la structure tournait sur elle-même mais n’ayant pas la dimension de la Terre, des technologies astucieuses avait réussi l’exploit de simuler le jour terrien. La rotation avait été étudiée de manière à simuler l’attraction terrestre. Mais, par sa taille, plusieurs révolutions se déroulaient durant la journée. Cependant, sans arrangement, le jour n’aurait duré que quelques minutes à peine. Alors, on avait immergé la station dans une bulle intermédiaire qui compensait le mouvement réel et induisait un mouvement apparent. La combinaison des deux mouvements déterminait une course virtuelle qui s’alignait sur celui de leur Terre natale. Ainsi, les journées duraient vingt-quatre heures, il y avait un matin et un soir, une journée et une nuit. C’était la première chose qu’avait remarquée l’astronome. Avec le maître, elle avait cherché à en savoir plus. Et pour en apprendre davantage, ils s’étaient fixés comme objectif de comprendre les univers bulle.

    Ils s’étaient, pour cela, donné rendez-vous avec l’un des instructeurs ; notamment celui qui en maîtrisait le plus la conception.

    « Il faut faire attention à ne pas en créer par accident et, surtout, à ne pas les engendrer inconsciemment. Pour plusieurs raisons. La première c’est qu’ils sont quasi indétectables. Il serait plus facile à un aveugle de chercher une aiguille noire dans une forêt qu’en dénicher un dans un espace de quelques mètres cubes. Je m’explique. À l’instar des trous noirs qui sont de nature invisibles mais détectables à cause de leur gravité démesurée, essayez de déceler dans un espace quelque chose qui est un non-espace. Vous l’avez deviné, ce n’est pas en explorant l’espace au millimètre cube près qu’on pourra les déceler. Rappelez-vous la manière dont ils sont créés. Un peu comme lorsque vous faites claquer la lanière d’un fouet. Lorsque vous repliez l’espace, les trames se déploient à des vitesses supérieures à celle de la lumière sans quoi les grands déplacements interstellaires seraient impossibles. Et c’est la rupture de la continuité de la vitesse qui provoque une boucle et boucle l’espace. Au point d’intersection de la boucle, il se développe une fermeture ou une porte si vous voulez. Cette porte est close et il est très difficile de la franchir. Surtout dans les deux sens. Cependant, il existe une différence de pression par rapport à l’intérieur et à l’extérieur de la bulle. Cela ne provoque pas de champ gravitationnel mais une accumulation d’énergie improbable. Ce qui fait qu’en certains lieux, bien que vous en ayez exploré tous les interstices, vous pouvez détecter des différences d’énergie subtiles. Ces pics d’énergie correspondent à la présence de bulles univers et représentent les portes qui y donnent accès. Quant à les traverser, c’est une autre affaire. Vous comprenez maintenant l’importance de ces bulles et vous en avez la responsabilité à plusieurs niveaux. Ce qui représente la deuxième raison pour laquelle il faut redoubler d’attentions. Vous avez plusieurs niveaux à acquérir Le premier niveau est celui de les créer ; vous en avez désormais la possibilité. Le deuxième niveau est celui de pénétrer à l’intérieur et d’en ressortir ; ce qui fait en réalité deux étapes très différentes l’une de l’autre. Le troisième niveau est celui de détecter la présence de ces non-espaces dans l’espace ; vous concevez parfaitement que vous pourriez – en théorie du moins – en faire cohabiter une infinité dans la pointe d’une aiguille. Enfin, le quatrième niveau est celui de les refermer ; la boucle peut être ouverte et la bulle redevient alors espace. »

    Le maître et l’astronome avaient, patiemment et avec grand intérêt, écouté très attentivement leur professeur. « Précisément, » dit le maître, « nous voudrions engendrer une bulle sur la Terre elle-même. Cette bulle nous permettra en premier lieu d’expérimenter et découvrir cette particularité cosmique et justement de gravir tous les niveaux que vous nous avez décrits. Mais pour cela, nous avons, bien entendu, besoin de votre aide. Pouvez-vous nous assister ? »

    « C’est entendu et de plus, vous avez raison, il est non seulement très intéressant d’étudier ces phénomènes, mais il est important d’en maîtriser le concept. Quand comptez-vous vous mettre à l’ouvrage ? » Leur demanda l’instructeur.

    Le maître et l’astronome se regardèrent d’un œil complice : « Mais, tout de suite. Afin de commencer notre mission ! »

    L’instructeur les dévisagea rapidement sans être surpris. « C’est entendu ! Rejoignez vos compagnons et retrouvez-nous dans deux heures dans le grand amphithéâtre. »

    Ils se séparèrent. Les deux amis orientèrent leurs pas vers les premières terrasses qui avaient allumé leurs lampes. Un excellent petit déjeuner semblait de bon aloi aux deux intimes.

    Ils furent bientôt rejoints par le reste de l’équipe qui, s’étant réveillé, était parti à leur recherche. Tout en prenant leur repas, le maître leur exposa son projet. Chacun des dix arrivants approuvèrent de manière enthousiaste. Et, lorsque le guerrier souhaita connaître le moment de la mise en exécution de l’entreprise, le maître répondit simplement : « Tout de suite ! »

    Lorsqu’ils arrivèrent dans l’amphithéâtre, les trois instructeurs étaient déjà présents accompagnés d’un quatrième personnage. Dès qu’ils furent en présence, il se présenta. Il semblait aussi vieux que l’univers. Cependant, malgré les rides profondes, il irradiait de son être une grande droiture. Il semblait représenter à lui tout seul l’héritage complet de toute la science de l’univers. Il était d’apparence humaine mais sa vieillesse lui donnait l’aspect d’un être surnaturel.

    « Bonjour à tous ! Je suis le mentor. Mon rôle est d’assister ceux qui transitent entre les mondes. Mes confrères m’ont appris votre désir et m’ont proposé de vous aider. Mon aptitude et mon savoir sont à votre disposition. Vous souhaitez créer une bulle univers à proximité de la Terre. Par quel moyen comptez-vous vous rendre d’un monde à l’autre ? »

    Le maître répondit : « Je pensais que la technique et l’emprise du chant permettait le transfert d’un monde à l’autre ! »

    « Attention ! Je me suis mal exprimé. » Corrigea le mentor. « Le chant vous transporte d’un monde à l’autre, c’est entendu. En ce qui concerne les bulles, il en va tout autrement. N’oubliez pas que la bulle est un monde clos. Difficile d’y entrer ; pratiquement impossible d’en sortir. C’est pour cela qu’il faut permettre une ouverture. Voyons ! Votre planète est en grande partie composée de mers et d’océans. Nous pourrions concevoir une bulle dans l’océan. Ce serait préférable à l’espace car les conditions pour effectuer les transferts pourraient être interceptées et ce n’est pas votre choix. L’océan, au contraire, est vaste et s’étend sur une surface sphérique qui nous offre beaucoup d’avantages. Il s’y déroule fréquemment des intempéries qui permettront de masquer très efficacement vos passages. Avez-vous déjà essayé de replier la mer ? »

    « Nous ne sommes pas aussi expérimentés que toi. » Avoua le maître. « Mais nous sommes très enchantés de partager ta science. Comment replie-t-on la mer ? »

    Le mentor sourit. « Venez, nous allons faire nos essais et nos apprentissages sur un terrain adapté. »

    Puis, soudainement, il lança une note suraiguë que tous reprirent et soutinrent. La note était pure, sans variation, sans tremblement. C’était la force que chacun y donnait qui donnait la signification de ce chant simple et dénué. Ils furent tous instantanément transportés au-dessus d’un océan sans fin.

    « Simple passage ! » Souligna le mentor. « Voici notre terrain d’expérience. Nous allons travailler une discipline assez particulière. Ce n’est plus l’espace qui sera notre support mais l’eau. C’est beaucoup plus limité en possibilités mais assez intéressant. Ce n’est pas la densité de l’eau qui va changer quelque chose puisque les voyages intersidéraux replient l’espace, la matière et le temps. Non, ce qui change dans cette matière, c’est la propriété intrinsèque de l’eau. »

    « Et quelle est cette propriété intrinsèque de l’eau ? » Lui demanda le maître.

    « L’eau, c’est Dieu ! » répondit simplement le mentor. « L’eau est le canal naturel par lequel circule l’esprit de Dieu. C’est le berceau de la vie, c’est la mémoire de l’humanité. Venez ! Groupez-vous de part et d’autre de moi en ligne face à la mer ! »

    Ils se déployèrent et prirent leurs positions. Aussitôt le mentor entonna son chant. Les douze compagnons enchaînèrent et modulèrent consciencieusement les notes. Comme auparavant, la matière, l’espace et le temps vibrèrent dans l’intensité de la mélodie mais avec une différence fondamentale : c’était vivant ! L’eau se repliait comme ils avaient déjà replié l’univers mais ils ressentaient tous que c’était de la matière animée de vie. Ils se concentrèrent et l’amour jaillit du chant. L’eau continuait à se déployer lorsque le mentor changea le rythme de la mélodie. L’eau se referma alors sur elle-même et les engloba. Mais avant que la bulle se clôturât, le mentor reprit l’intensité première du chant et la bulle se rouvrit.

    « Voilà ! J’ai arrêté la transformation car sinon, nous aurions été aspirés dans la bulle et nous aurions eu beaucoup de peine à en sortir. »

    « N’y a-t-il aucune possibilité d’en échapper ? » S’inquiéta l’astronome. « Ce n’est pas impossible mais très difficile. Vous ne devrez jamais y entrer tous à la fois car vous ne pourrez effectuer des transferts que de l’extérieur, ne l’oubliez jamais sinon ce sera l’univers entier qui vous oubliera ! »

    « Nous comprenons parfaitement ! » Le rassura le maître. « Maintenant, nous pouvons rentrer chez nous et nous mettre à l’œuvre. Nous avons l’intention de créer une bulle dans les océans de notre Terre. »

    « Très bien ! » Acquiesça le mentor. « Ne négligez pas vos enseignements et mes recommandations ! Rejoignons pour l’instant vos instructeurs. »

    Ce soir-là, ils étaient tous réunis autour d’une table. Les douze compagnons, les trois instructeurs et le mentor. Ils avaient fait le point de leurs apprentissages et leurs connaissances. « Pour quelle raison souhaitez-vous créer cette bulle univers dans votre monde originel ? » Demandèrent à nouveau les instructeurs. Le maître observa tous ses compagnons et, après un regard de connivence, répondit en leur nom : « N’oubliez pas que vous nous avez chargé d’un message pour nos semblables, nos frères et sœurs. Vous comprendrez aisément, que tous ne réagiront pas à la même vitesse. Certains seront prêts, certains auront besoin d’être formés, pour d’autres cela risque d’être plus long. Or, toutes nos connaissances ne doivent pas être toutes révélées en même temps et à tout le monde. Beaucoup de savoirs pourraient s’avérer dangereux s’ils étaient aux mains de personnes fanatiques ou maléfiques. C’est pourquoi nous avons besoin d’un lieu isolé dans lequel nous pourrons faire venir, par petits groupes, ceux que nous y inviterons. Dans ce lieu retranché nous pourrons mener à bien toutes les expériences que nous voudrons étant donné l’accès difficile voire impossible pour y pénétrer et, surtout, pour en sortir. Afin d’apporter la connaissance, ce camp dérobé est la meilleure solution ! »

    Les quatre instructeurs se concertèrent à leur tour en convinrent ensemble du bien-fondé de la requête. « Vous avez raison ! Cela vous permettra d’être à la fois tout près et suffisamment éloignés en même temps. D’autant plus qu’il vaut mieux commencer par de petits groupes. Et, plutôt que les emmener ici, nous pourrons éventuellement intervenir sur place. C’est un choix très judicieux et pertinent. Bien ! Il ne nous reste plus qu’à nous mettre à l’ouvrage ou, de préférence, à vous mettre au pied du mur car cela va être pour vous tous l’occasion de pratiquer votre art ! »

    « Alors, commençons tout de suite ! » Trancha le maître. « Mais nous devons, avant tout nous rendre sur Terre. »

    « Rien de plus facile ! » Répondirent les instructeurs. « Il suffit de mettre en application vos connaissances et projeter la trajectoire à suivre. »

    C’est ce qu’ils firent. Ils entonnèrent le chant du retour et purent expérimenter en toute conscience ce qu’ils avaient subi inconsciemment pour leur voyage d’arrivée. La grande maison du maître demeurait semblable depuis leur départ. Et c’est un peu surpris et désorientés qu’ils retrouvaient le lieu d’où ils étaient partis. Mais ils n’allaient pas y rester longtemps. Leurs apparences physiques avaient considérablement changé et leur travail exigeait désormais qu’ils soient dans d’autres lieux.

    Le maître s’adressa aux instructeurs. « Où nous conseillez-vous de commencer ? »

    Ils répondirent immédiatement : « Nous avons un site très éloigné de la surface de la Terre. En fait il s’agit des derniers vestiges de ce que vous appelez ‘Atlantide’. Les atlantes nous ont rejoint il y a de cela très, très longtemps. En revanche, toutes les cités ne sont pas complètement englouties. L’une d’elle, en l’occurrence, est située incroyablement en dessous de la surface à plusieurs centaines de kilomètres. Bien entendu, nous avons préservé le site afin qu’il ne soit pas endommagé par les nappes volcaniques très proches. Mais l’accès est resté inviolé par votre civilisation. »

    Le transfert fut chose aisée. Après tout, il ne s’agissait que d’un déplacement infime. Toutefois, il fallait prendre en compte la géomorphologie de la Terre car les déplacements différaient de ceux dans l’espace. « À chaque degré de déplacement il y a une méthode appropriée. » Expliqua le mentor. « Pour les navigations intra planétaires il existe des lois différentes de celles qui concernent l’immensément grand. Sachez également qu’il est possible de voyager dans l’infiniment petit mais que, paradoxalement, les lois y sont beaucoup plus complexes et déroutantes. Car plus on voyage petit, et plus on comprime le temps qui n’est non seulement pas compressible mais qui fait partie de notre essence. Je peux même vous assurer qu’on se rapproche davantage du Créateur en voyageant dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand. Mais ces voyages feront l’objet d’une initiation plus particulière si besoin est. En ce qui concerne les déplacements à moyenne échelle, c’est-à-dire humaine, on replie l’espace, le temps et la matière en tenant compte de tous les paramètres de la Terre, des planètes du système solaire ainsi que du soleil. Les galaxies font également partie des moyens utilisés avec plus de recul, évidemment. Mais vous allez vous en rendre compte par vous-mêmes ! »

    Effectivement, lorsque les premières notes du chant se déployèrent, leurs corps flottèrent et subissaient une sorte d’attirance magnétique. « Vous sentez les corps céleste proches ? » Avertirent les instructeurs. En effet, chaque masse importante était ressentie comme une liaison. « Ici, les transferts ressemblent plus à des déplacements de balancements de cordes en cordes. En revanche, cela nécessite beaucoup moins d’énergie. Votre lune serait également un moteur fantastique si votre science savait l’utiliser car on peut s’en servir comme d’un balancier. »

    Ils arrivèrent ainsi, assez rapidement, vers le monde enfoui.

    Le sage

    Le sage avait retrouvé ses origines. Tout ce qu’il avait traversé dernièrement s’était effacé comme un dessin sur le sable. Il avait changé. Il avait compris le sens de sa vie et de sa mort. Il se souvenait d’avoir vécu comme il se souvenait d’être mort. La mort physique n’avait été qu’un passage.

    « Alors, as-tu suffisamment exploré la mort ? » Lui lança le passeur tout en le toisant de sa haute taille.

    « La mort ? » Lui répondit le sage. « D’après ce que j’ai vu et observé, la mort n’est rien d’autre que l’abandon et la résiliation de soi. On se laisse mourir, on accepte de mourir pour mieux revivre. À croire que le créateur a semé la mort au cœur de la vie ainsi que la vie au cœur de la mort de sorte que chaque état engendre l’autre comme la nuit succède au jour et le jour à la nuit. »

    « Et es-tu satisfait de ce que tu as découvert ? » sonda le passeur.

    « En un sens oui car j’ai commencé mon premier voyage à l’état conscient par la mort. Je suppose qu’auparavant j’ai expérimenté le passage de la mort à la vie juste avant ma naissance mais à l’état inconscient cette fois-ci. Mais je sais pourquoi à présent. L’enveloppe humaine est limitée à une seule vie, à une seule expérience. Le tissu humain n’est pas capable de supporter plusieurs consciences en même temps. Ses chromosomes et ses neurones ne sont pas conçus pour cela. Et si cela doit se produire, la folie en est le résultat. C’est pourquoi, pour pouvoir absorber mes multiples existences antérieures, j’ai acquis un nouveau corps plus évolué et plus fort. Mais vous êtes également présents à chaque étape vous, les formidables êtres de lumière ! Je pensais que rencontrer Dieu était impossible du fait de la limite de l’être humain ainsi qu’à chaque étape d’évolution. Pourtant, puisque je peux vous voir et vous parler est-il possible d’entrevoir une image du créateur ? »

    « C’est possible. Continue ce chemin qui monte. Tu trouveras la réponse à ta question un peu plus haut. » Paracheva-t-il sans autre explication.

    Le sage ne répliqua pas et ne posa pas d’autre question. L’heure n’était plus aux questions. Il acceptait tout ce qui lui était arrivé. Il ne cherchait plus à comprendre ni à croire quoi que ce soit, il était devenu comme un voyageur qui découvre de nouveaux paysages sans se demander pourquoi ils sont là. Ils y sont et c’est le principal. Accepter ce qui arrive était la chose la plus importante dans le cœur du sage. Il cheminait tranquillement sur un petit chemin qui montait en pente douce. Le trajet n’était pas très important car il apercevait une construction à quelques centaines de mètres environ. Le passeur l’accompagnait sans dire un mot mais cela ne dérangeait pas le sage. Tout en marchant, ses pensées remontaient ses souvenirs dans son réseau d’âmes. Sans chercher à réfléchir, il se remémorait la traversée qu’il avait effectuée depuis sa propre mort. Paradoxalement, il ne s’était jamais senti aussi vivant depuis qu’il avait entrepris ce premier pas.

    « Approche ! » Lui tonna une voix familière. Là, drapé de blanc, un personnage de la même taille que lui le toisait. « Approche puisque tu désires connaître ton créateur ! »

    Le sage se rapprocha. Il n’était pas intimidé bien qu’il aurait peut-être dû l’être, pensait-il. Son interlocuteur mystérieux semblait le défier comme s’il prétendait l’éprouver. Mais le sage était mort une fois et se sentait vivant. Il toucha le pan de la cagoule qui masquait la face de celui qui l’apostrophait. D’un geste, le sage lui releva la capuche et découvrit enfin les traits de son interlocuteur : Ses propres traits.

    « Surpris ? Pourtant chaque fois que tu t’adresses à moi, je suis à ton image comme tu es à la mienne. Chaque pas que tu fais vers moi, j’en fais de même. Je me rapproche lorsque tu te rapproches ; je m’éloigne lorsque tu t’éloignes. Ainsi où que te dirigent tes pas, nous sommes unis et en harmonie. »

    « Qui es-tu en réalité ? » demanda le sage.

    « Qui suis-je ? Mais je suis toi et bien davantage ; je suis ton avenir et bien davantage ; je suis ton passé et bien davantage. Je suis celui qui unit ton passé à ton avenir et celui qui unit ton futur à ton passé par la création. Ainsi tu te crées toi-même ; ainsi tu es ton propre créateur ; ainsi tu es moi et je suis toi. Il en est ainsi pour toutes les myriades de créations de l’univers. Il existe deux points où toute la création est unique et où l’on m’appelle Dieu. Mais ces points n’existent pas. Ils existent pour Dieu seul mais n’existent pas pour la création. L’origine de l’un des points est un point de néant. À l’opposé, il existe un autre point où la création est en pure expansion et j’y figure aussi. »

    « Alors, l’aboutissement de tout cela était de te rencontrer ? » Postula le sage.

    « Aboutissement ? Je te répondrai : Naissance. Tu as connu la mort ; tu as découvert que tu vivais toujours ; tu as réalisé ta métamorphose ; tu as atteint mon image. Aujourd’hui nous fusionnons. Nous sommes le créateur ; tu es moi et je suis toi. »

    Le sage et le créateur fusionnèrent ensemble. Ils firent un. Un éclair déchira le cosmos. Ils se firent néant.

    Curieusement, quand on retourne au néant, c’est pour se réveiller aussitôt dans un autre plan.

    « La mort n’existe-t-elle pas ? » Demanda le sage.

    « Le terme existence ne s’applique qu’à ce que j’ai créé. » Lui répondit le créateur. Ce que j’ai créé ne peut être défait car j’y ai déposé ma trace, ma présence. Le néant ne désigne qu’une absence de création. À partir du moment où du temps, de l’espace et de la vie ont été développés, le néant ne peut plus se manifester parce que la création est marquée. »

    « Comment cela, marquée ? » Questionna le sage.

    « Je crée à mon image. Ce qui signifie que je me développe comme l’arbre étend ses branches et ses feuilles. Tout ce que j’engendre est relié à moi parce que je ne peux reproduire que ce qui me ressemble. » Enseigna le créateur.

    « Pourquoi ? Es-tu limité ? Ne peux-tu pas inventer autre chose ? » Suggéra le sage.

    « Autre chose que ? Je suis Dieu ! Je ne suis pas limité, je représente l’immensité, l’infini et toutes les possibilités auxquelles jamais vous ne pourrez accéder, même en prenant le temps qu’il vous faut ! Je suis Dieu et tout ce que je procrée porte ma marque ! » Trancha le créateur.

    « Alors, s’il n’y a rien d’autre que toi dans tout l’univers, qui est le mal ? Pourquoi les religions séparent-elles le bien du mal ? » Poursuivit le sage.

    « Il y a deux points fondamentaux dans ta question : Le mal et la religion. En ce qui concerne le mal, J’ai créé la vie avec de l’espace, de la matière et du temps. Pour que le tout fonctionne, il faut générer des flux afin que l’espace s’accroisse, que la matière se densifie, que le temps s’écoule, que la vie évolue. Je dois y canaliser de l’énergie afin que le tout aille dans une même direction. En conséquence de quoi, la lumière génère fatalement de l’ombre, la matière des perturbations, le futur du passé, la vie de la mort. Si tu préfères, la vie cosmique produit une énergie résiduelle tout en évoluant. Cette énergie, c’est le mal. Le mal est non seulement nécessaire, mais sa production est naturelle. Mais comme tout déchet, il faut laisser le mal aller vers son destin. Et si certains s’attachent au mal, ils s’attachent également des boulets à leurs pieds. Ils freinent un peu l’ensemble mais ils sont voués à l’échec. Le mal n’est rien d’autre qu’une énergie usée qui finira non pas par être anéantie mais sombrera dans un trou noir et redeviendra à nouveau création. Ce qui signifie que ceux qui suivent le mal prennent, en réalité, un chemin très détourné qui les ramènera vers le bien ; mais au prix d’une métamorphose sans conscience. C’est-à-dire que leurs esprits seront refondus. Dis-toi bien que j’ai semé le bien comme le mal dans le cœur de l’homme comme le jardinier prépare la terre, l’eau et la graine.
    Quant à la religion, c’est la soupape de sécurité de l’homme. Dans le cœur de l’homme, il y a l’amour et la haine, le bien et le mal. J’ai séparé l’unité de l’homme en deux êtres distincts : l’homme et la femme afin que l’amour s’écoule plus facilement mais, malgré cela, l’homme est instable. Il a besoin de racines. Il a besoin de se rassurer parce que l’évolution est un arrachement à chaque pas. C’est pour cela qu’il y a la religion, la foi. Certains s’en servent comme d’un bâton pour avancer puis, au cours de leur vie n’en ont plus besoin, d’autres s’y engluent, d’autres la renient. Mais au bout du compte, l’oiseau doit voler de ses propres ailes. La foi tient le rôle de tuteur et rien d’autre. Mais il ne faut pas tout rejeter. La foi est un excellent outil que j’ai semé dans le cœur de l’homme. C’est à lui de bien utilise son outil. Mais en aucun cas, la foi n’est un maître ! »

    « Qu’allons-nous faire maintenant ? » Demanda le sage.

    « Nous allons explorer, ensemble, le dernier monde qu’il te reste à découvrir car tu l’as déjà traversé mais à une époque où tu n’étais pas encore conscient : ton enfance. »

    « Ensemble ? Tu vas donc rester avec moi ? » Souligna le sage.

    « Rester ? Mais je ne t’ai jamais quitté ! Je représente la marque que j’ai ensemencée en toi à l’instant où je t’ai créé. Tu n’as jamais su me matérialiser. Grâce à ton processus d’évolution, tu as réussi à me concrétiser. Désormais, je suis toi aussi bien que je suis Dieu ton créateur. Viens ! Notre voyage va commencer. »

    « Quelle est notre première destination ? » Demanda le sage.

    « Renaissance, voyage et reconstruction. » Répondit le créateur. « Car l’éternel recommencement est Dieu. »

    « Comment procède-t-on ? » Quémanda le sage car il était très curieux de ce nouveau retournement.

    « Tu meurs comme tu nais, tu nais comme tu meurs. Tu passes d’un seuil à un autre. Et peu importe de quel côté du seuil tu te trouves car tu vis éternellement. Depuis que tu es mort, tu t’es reconstruit, rassemblé, réorganisé. Ta conscience s’est ouverte et tu t’es reconnu et tu m’as reconnu. Et tu sais que je suis toujours avec toi depuis que j’ai créé le monde. »

    « Mais pourquoi faut-il naître, mourir, renaître à nouveau, mourir encore et ainsi de suite ? »

    « Parce que, à chaque cycle, tu me ressembles de plus en plus. Ton acquis prend beaucoup de valeur à chaque tour. Tu voulais aider les humains ? Tu vas en avoir l’occasion car tu vas retourner chez eux pour les enseigner et les faire évoluer. »

    « Mais pourquoi naissons-nous sans mémoire ? Pourquoi avons-nous tout oublié de nos vies antérieures ? » Implora le sage.

    « Sans mémoire ? L’oubli apparent que tu crois n’est rien d’autre qu’une nouvelle réorganisation de tout ton réseau d’âmes. Depuis ta mort, tes yeux ont vu de nouvelles dimensions, tu as réalisé quelle était ta véritable structure. La naissance apporte une nouvelle combinaison – toujours la mieux appropriée – qui va conditionner ta nouvelle expérience d’humain mortel. Étant donné que la nouvelle combinaison est unique, elle n’a pas de mémoire puisqu’elle n’a jamais été réalisée auparavant. Il n’empêche pas moins que toute ta structure est toujours présente. Et même si elle a été modifiée, tous tes souvenirs existent quelque part en toi. À ta prochaine mort, tu confronteras à nouveau l’acquis par rapport à l’expérience ancienne. Tu grandiras encore plus extraordinairement à nouveau et ainsi de suite. Mais ne t’impatiente pas. L’éternité n’est rien d’autre qu’une ligne infinie de temps. Tu es à la fois présent dans cette infinité et petit à petit, tu vas te détacher du temps. Et ce cycle de vie et de mort, qui t’impressionne tant aujourd’hui, ne sera rien de plus qu’un changement de saison lorsque tu auras mûri davantage. Nous avons l’éternité pour cela. »

    Alors, la fonte du sage et du créateur se fit plus forte et s’intensifia dans une incandescence. Tout le réseau qui formait le sage se métamorphosa dans une harmonie sereine et parfaite. Le sage sentait sa pensée s’éclaircir et augmenter sans cesse. Sa pensée s’étira à l’infini ce qui lui fit une drôle de sensation ; comme s’il se noyait dans le vide. Il avait tendance à résister car il pensait mourir pour de bon cette fois-ci. Puis il accepta subitement et s’endormit profondément.

    Il n’y eut aucune activité pendant un très long moment. La vie s’était réduite à néant. Presque. Lentement, très lentement, il y eut des mouvements d’abord, à peine perceptibles puis, un peu plus contrôlés. Un peu de lumière diffusait dans ce nouvel univers. L’obscurité régnait la plupart du temps mais, de temps à autre, une faible clarté s’installait. Toutefois, il était impossible de distinguer quoi que ce soit. En revanche, il y avait beaucoup de courants d’énergie qui se transformaient. Au début, on n’en ressentait que de sourdes vibrations puis, au fur et à mesure, cette énergie s’était comme colorée. Elle avait acquis de nouvelles propriétés. Elles étaient nombreuses. Quelquefois très douces, quelquefois plus impétueuses mais pas dérangeantes pour autant. Il y avait aussi quelque chose d’indéfinissable qui semblait régler le temps de l’univers comme un métronome. À intervalles réguliers, un coup d’énergie était dispersé dans l’espace. Autre chose de sensible également : l’univers dans lequel il se trouvait n’était pas en expansion mais en régression. Le temps était-il reparti en arrière ? Impossible de le savoir mais, bientôt, ce qui devait arriver arriva : Le repli inexorable de l’espace l’atteignit. La vie devenait dès lors impraticable. Il fallait échapper à ce piège mortel ! Alors, il lutta de toutes ses forces contre ce qui l’entourait. Et les efforts qu’il fit furent excellents car il parvint à aboutir. Il troua cet univers ridiculement trop petit pour lui. La voile céleste se déchira. Il était heureux et il poussa son cri de victoire. Il avait gagné ! La lumière jaillissait comme pour l’applaudir. C’était un jour de triomphe.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE NOVEMBRE

    Les vents froids soufflaient sur la lande et les décisions étaient dures
    Pourtant chacun tenait sa place : explorateur, bâtisseur et gardien.
    C’est ainsi qu’en défiant l’hiver, ils trouvèrent la mesure pure
    D’une alliance imparfaite mais humaine, debout jusqu’au matin.

    Durant la nuit, il y eut l’orage ; une tempête se leva.
    Chacun ne tenait plus en place et se regardaient tour à tour.
    Puis un éclair illumina et le tonnerre après gronda ;
    D’un même geste, d’un même élan, ils sortirent à bride abattue.

    Le voyageur

    Le voyageur huma l’air frais de la plage. Sa guerrière préférée ne disait mot. Il lui avait proposé de partir avec lui mais elle désirait rester. Elle était enceinte et souhaitait que son enfant grandisse au milieu des siens. Le voyageur soupçonnait que c’était surtout une invitation à revenir. Il reviendrait certainement une fois qu’il aurait acquis la liberté d’aller et venir à son gré. Après tout, s’il réussissait sa mission, il pourrait la recommencer quand il voudrait. C’est pourquoi il n’y avait aucune tension entre eux. Elle savait qu’il avait une tâche à accomplir et qu’il ne la rejoindrait qu’après s’en être acquitté.

    Ce soir-là, le vent soufflait vers le large. Le bateau était prêt à appareiller. Le capitaine était nerveux mais n’en laissait rien paraître auprès de ses hommes ; il se montrait calme et attentif. Il avait repris son livre de bord sur lequel étaient consignées toutes les manœuvres effectuées jusqu’au moment où la tempête s’était levée ainsi que les cartes correspondantes avec les point annotés. Il lui semblait tout naturel qu’ils émergeraient au même point. Il avait également veillé à l’approvisionnement de l’intendance ; son cuisinier était occupé ailleurs et lui avait demandé de s’en charger. Il attendait.

    Le voyageur était sur la colline où trônait la stèle. Il savait que le départ était imminent mais il devinait que quelque chose lui échappait. D’abord, pourquoi la pierre centrale était-elle déplacée. Apparemment, elle était inutile pour le transfert aller. Alors, si elle est nécessaire pour le retour, pourquoi n’est-elle pas à sa place ? Mais bien sûr ! Parce qu’une fois que l’on est retourné dans l’ancien monde, on ne peut plus déconnecter le système de transbordement. Le système doit donc agir comme un accumulateur. La pierre maîtresse permet de capter les énergies – reste à savoir lesquelles – et, lorsque le site est chargé, il suffit de déplacer la pierre. L’énergie, ainsi accumulée ne peut servir qu’une fois. Ingénieux ! Il faut souhaiter que la charge ait été satisfaisante. Cela ne faisait que trois jours que l’instrument était ranimé ; le voyageur espérait que cela suffirait.

    Il fit part de ses observations aux enfants. Ceux-ci continuaient à le suivre comme s’il était leur mentor. « Il doit y avoir un déclencheur, tu as raison ! » Acquiesça la fille brune. « Oui ! Quelque chose a dû provoquer ton passage et cette même inconnue doit provoquer le passage dans l’autre sens. » Répliqua le garçon blond. « Montre-moi ton poignard ! » Lança la fille d’un regard éclairé. Le voyageur sortit la dague qu’il portait à sa ceinture et la tendis à la fille. « Regarde ! Je l’avais remarqué inconsciemment pendant notre expédition sur la montagne. Je savais que je l’avais vue quelque part mais je n’arrivais pas à m’en souvenir. La pierre qui est enchâssée est de la même nature que celles que nous avons observées sur le site. Serais-tu déjà venu ici, voyageur ? »

    Le voyageur tournait et retournait le manche devant ses yeux. Il l’avait complètement oublié. Un détail, qu’il connaissait pourtant, perdu dans le désordre de tous les évènements qui s’étaient déroulés jusqu’alors. Pourquoi n’y avait-il pas pensé lui-même ?

    « Je ne crois pas. Cette arme me fut offerte par un ami il y a longtemps. Depuis je la porte à mon côté et elle est devenue comme une partie de mon corps. Celui qui me l’a donnée m’avait averti qu’elle possédait une âme et qu’elle guiderait chacun de mes pas si je l’endossais et la faisais mienne. Au fil du temps, elle s’est fusionnée en moi. C’est parfois un autre bras, tantôt une autre main. J’en ai tellement pris l’accoutumance que je n’y avais pas prêté attention. Croyez-vous qu’elle agit comme catalyseur des transferts ? »

    « Nous le saurons cette nuit. En tous les cas, regarde toi-même, ce sont bel et bien les mêmes pierres ! ». La jeune fille posa la pierre sertie sur la poignée contre l’une des pierres du site. Un bref éclair scintilla. Elle renouvela son geste sur d’autres pierres et obtint à chaque fois un petit éclat similaire et succinct mais parfaitement visible. Elle tendit l’arme au voyageur : « Tiens, voici ton billet de retour ! » Le voyageur remit son arme à sa ceinture.

    Avant le départ, il alla s’entretenir avec la doyenne mais celle-ci ne l’éclaira pas davantage. Pas plus que le doyen qui ne détenait aucune information supplémentaire. Le voyageur comprit alors que les habitants de l’île n’étaient pas ses dirigeants. Ils étaient là pour faire vivre l’île et accueillir, éventuellement, ceux qui, comme lui, y faisait escale. D’ailleurs, personne ne s’opposait à leur départ. Personne n’avait envie de les suivre non plus. Ce lieu avait été créé dans un but bien précis. Tout était superbement organisé de l’intérieur. D’autres forces extérieures s’y manifestaient tels les transferts, le site et la stèle, les évènements dans la montagne.

    C’était le soir. Une brise légère fouettait les joues du voyageur. L’air était chargé d’embruns. Une odeur d’iode emplissait les poumons du voyageur. Il huma le parfum. L’essence du départ, pensait-il. Les ancres furent hissées. Le crépitement des chaînes se propageait dans l’espace du port. Le voyageur emprunta la passerelle. On largua les amarres.

    « Attendez-nous ! » Crièrent les deux adolescents. Ils sautèrent à bord et se présentèrent au capitaine. « Permission de monter à bord, Monsieur ? » Le capitaine les dévisagea d’un trait du regard. « Allez voir mon second, présentez-vous, il vous donnera votre poste. Vous le trouverez à la cuisine ! » La fille brune et le garçon blond sourirent au clin d’œil du capitaine et descendirent en trombe au pont inférieur. Le voyageur était en train d’arranger ses bagages dans sa cabine lorsqu’il les aperçut. Sans dire un mot, il continua ses aménagements. Sans dire un mot, les enfants s’assirent à même le plancher et attendirent. Au bout d’un moment, le voyageur éclata de rire. « Je croyais que votre avenir était sur l’île ! ». Ils répliquèrent : « Notre avenir ? Peut-être… Mais notre présent est ici avec toi ! ». Le voyageur sortit de sa cabine. « Bienvenue à bord mes amis, nous avons une heure avant d’arriver au point du retour. Savez-vous éplucher les pommes de terre ? » Les deux adolescents sortirent aussitôt leurs canifs. Les voyages forgent aussi l’appétit.

    Sur le pont, le capitaine lorgnait l’horizon de ses jumelles ; le voyageur le rejoignit. « Pas de trace de lune ni encore de tempête ! Es-tu certain de toi, voyageur ? » Celui-ci répondit tranquillement : « Je ne suis jamais certain de moi car il y a des choses qui me sont inconnues et pourtant sont ancrées au plus profond de moi-même. Comme l’eau jaillit de la source de l’intérieur de la terre, il y a toujours un esprit neuf et frais qui jaillit de ma source intérieure. Je ne puis jamais être sûr de moi parce que la foi que j’y accorde dépasse mon être. En revanche, j’ai le pouvoir de croire, même de croire en l’impossible. Il ne faut jamais rester enfermé dans ses propres limites. Ce ne sont qu’œillères qui nous cachent la vérité. Ce soir, nous partons. Ne t’impatiente pas, capitaine, nous sommes sur le bon chemin ! »

    Le capitaine ne répondit pas. Il mit un frein à son impatience et alla inspecter son bateau et ses hommes. Le voyageur regardait le soleil couchant. Le ciel était parfaitement clair et sans nuage. Le dernier rayon disparut avec l’astre sous l’horizon alors que, déjà, les premières étoiles perçaient la voûte céleste.

    Lorsque les lumières de la côte disparurent et qu’il fit nuit noire, une brise souffla au raz de l’eau. La surface se mit à frissonner. « Un courant nous entraîne par le tribord ! » Cria le capitaine. « Nous dérivons ! » Malgré tous ses efforts pour redresser la barre, la dérive continuait. Au bout de plusieurs minutes, le voyageur interpella le capitaine. « Les étoiles viennent d’accomplir un tour complet au-dessus de nous, nous ne dérivons pas, nous tournons en rond. » Le capitaine s’exclama : « Un tourbillon ! Nous sommes dans un tourbillon ! C’est pour cela qu’il y a très peu de vent, l’agitation vient d’en dessous. Je l’attendais par le haut et c’est par le bas qu’elle se manifeste ! » Le voyageur réfléchit rapidement : « Je crois qu’il va falloir nous cramponner très sérieusement, nous allons être secoués, gare à la noyade ! » Le capitaine hurla ses ordres. Tous les marins s’attachèrent. Il n’y avait plus rien à faire maintenant. À la pâle lueur des étoiles ils distinguaient un gouffre béant autour duquel ils tournoyaient. Le mouvement accéléra et accéléra encore. Le vaisseau craquait de toutes parts puis finalement fut aspiré dans les abysses. Ils ne virent pas le bref éclair venant des terres qui saluait leur départ.

    Paradoxalement, bien que les éléments semblassent déchaînés autour d’eux, au moment du passage, ils ne ressentaient plus le moindre tremblement dans le bateau lui-même. On aurait dit qu’ils n’étaient que simples spectateurs. Le seul rôle qui leur était dévolu était celui d’observer et rien d’autre. Le passage n’avait pas besoin d’acteurs mais simplement d’observateurs.

    « Regardez derrière les nuages ! » Cria le capitaine. Une lame de nuit déchira les nuages pour révéler celle qui, pudiquement, se drapait derrière les nues. Madame la Lune, ce soir, était toute ronde. Tout l’équipage la salua par un hourra retentissant.

    Lorsque le matin alluma ses premières lueurs, tous étaient attentifs. Mais ils étaient soulagés d’apercevoir le halo du jour naissant à l’est. Sans dire un mot, ils attendirent tous le lever de l’astre royal car ils voulaient lui faire honneur. On salua, on chanta et on dansa pour fêter le réveil de leur roi. La mer était belle, le ciel limpide et une brise gonflait les voiles. Chaque membre de l’équipage regagna son poste. Le voyageur et les enfants rejoignirent le capitaine à la barre.

    « Nous n’avons plus qu’à poursuivre la route que nous avons commencée il y a maintenant plusieurs mois de cela. Je vais avoir du mal à expliquer les raisons de mon retard. Nous aurons même grand intérêt à nous taire si nous ne voulons pas passer pour des fous ! »

    « Dans combien de temps arriverons-nous ? » Questionna le voyageur. « Une semaine ou deux, environ si nous ne rencontrons pas d’embûche. » Répondit le capitaine.

    Après le déjeuner, le calme régnait sur le bateau. Le ciel était dégagé et sans nuage. Le vent soufflait régulièrement. Un beau temps de marin, avait clamé le capitaine. Le navire filait sans entrave vers sa destination. Les enfants et le voyageur profitèrent de cette accalmie pour se baigner. Ils nagèrent à cœur joie pendant plusieurs minutes jusqu’à ce que, ruisselants, ils se hissèrent dans la barque. Tandis qu’ils se faisaient sécher au soleil, la fille brune remarqua une cicatrice profonde sur l’épaule du voyageur. Elle l’interrogea à ce propos et le voyageur lui répondit : « C’est un loup, il y a longtemps, qui m’a laissé la marque de ses crocs. Une meute m’avait acculé ; j’avais épuisé mes forces ; heureusement, quelqu’un est venu à mon secours et j’ai pu m’en tirer indemne. »

    « Qu’est-ce que c’est un loup ? » Demanda le garçon blond.

    « Là où nous allons, nous en rencontrerons certainement ! » Lui répondit le voyageur tout en l’aidant à remonter à bord du navire. Le soleil couchant brossait le ciel de traînées orange et écarlates. Le vent continuerait à souffler demain, le voyage allait bientôt se terminer.

    Le conquérant

    Le conquérant se leva de bonne humeur. La princesse était restée dans son lit ; elle était fatiguée lui avait-elle confié à l’aube. Il était donc sorti seul et arpentait les jardins. L’air était très frais. L’automne avait repoussé les grosses chaleurs de l’été. Cela le faisait un peu frissonner mais il aimait ça. Il aimait sentir vibrer son corps devant le froid. Il aimait sentir la chaleur interne se propager dans son corps. Il était très détendu malgré l’atmosphère un peu glaciale de la matinée. Le ciel était dégagé cependant. Mais sur ces hauteurs, le temps pouvait facilement changer. Il se promena longtemps dans les jardins. Il repensait, rythmé par sa marche, à tous les évènements qui s’étaient écoulés depuis le début de sa mission. Celle-ci avait pris un tournant inattendu. Lui qui devait diriger les échanges entre les peuples étranges de la terre s’était retrouvé à les aider pour quelque chose qui échappait complètement à la civilisation qui l’avait mandaté. Mais il avait fait son choix. Il avait jugé que cette modification concourrait à mieux conduire sa tâche.

    Il était à son aise, bien installé dans son rôle d’organisateur. Ses mandataires lui avaient donné carte blanche ; il en faisait donc entièrement à son idée. Enfin, pas entièrement car il avait sa muse. Intuitivement, elle lui montrait le chemin, elle lui présentait des choix. C’était lui et lui seul qui prenait ses décisions, mais cette femme étrange était son guide. Il se souvenait lorsqu’elle l’avait emmené au bord du gouffre qui avait marqué le véritable début de l’aventure. Elle ne lui avait rien ordonné ni même demandé. Il avait choisi librement son destin. Le conquérant commençait à discerner le véritable pouvoir de sa compagne. Elle lui laissait le libre arbitre mais elle le guidait et lui permettait de prendre ses ordonnances en toute conscience. Et plus fort, il appréciait cette relation. « Étrange femme ! » se dit le conquérant. « Elle ne conteste aucune de mes directives et m’entraîne toujours vers l’avant. Quel que soit le chemin emprunté, il y a toujours une voie. Je suis sûr que, même si je me trompais, elle me guiderait au travers de la mauvaise voie pour me guider à nouveau dans la bonne direction. Elle ne s’offusque jamais, n’est jamais contrariée. Elle accepte mes décisions sans me donner son avis. Pourquoi ? Elle pourrait me guider avec plus de fermeté et nous irions plus vite ! Je sais pourquoi elle fait cela ! Parce que c’est à moi d’apprendre, de comprendre et entreprendre. C’est à moi de grandir. »

    Il l’aperçut tandis qu’elle se promenait sur la terrasse. Dès qu’elle le vit émerger derrière les haies, elle lui sourit amoureusement. Elle marchait avec majesté, les mains posées sur son ventre. Elle avait un air serein qui lui donnait l’allure d’une véritable reine. Sa reine.

    « Quel est le programme aujourd’hui mon amour ? » Lui dit-elle, rayonnante dans la pâle clarté du matin d’automne. Le conquérant ne répondit pas tout de suite. Il la contempla à contrejour ; le soleil levant crevant la mince couche nuageuse dans le paysage matutinal derrière elle. On aurait dit que sa robe était assortie aux couleurs de l’aurore. L’air vif et froid du matin semblait s’harmoniser avec la féminité de la princesse, comme une cour naturelle.

    Le conquérant la regardait. Belle dans le matin. Elle portait un bijou autour du cou qui irradiait d’une couleur d’un rose profond. « Je repars tout de suite ! Voudrais-tu me donner ton collier ? J’ai une idée pour nos amis. » Sans poser de question, sans dire un mit, elle l’ôta et le lui donna.

    Ils regagnèrent l’espace de transfert. Elle l’embrassa avant d’actionner le dispositif. Il était parti.

    Une sensation de chute libre. Comme un saut en parachute. Mais il ne tombait pas, il montait. Aspiré par une attraction imaginaire, comme s’il chevauchait un cheval volant invisible ou quelque autre dragon de légende. À son arrivée, l’onde de choc fit ployer deux ou trois arbres puis, se perdit dans la végétation comme une bourrasque mourante. « Ça devient de plus en plus dangereux ! » pensa-t-il. « Il faut absolument utiliser un autre moyen sinon toute la végétation va y passer. »

    Il se demanda combien de temps s’était écoulé depuis sa dernière venue ; il n’avait pas la même notion du temps dedans et dehors.

    Il se retourna instinctivement. Un groupe d’amazones jeunes et sportives s’était dressé derrière lui tellement discrètement qu’il n’avait rien entendu. Il leur demanda de le conduire vers ses compagnons mais elles échangèrent entre elles un langage bizarre. Finalement, elles lui firent signe de les suivre et l’emmenèrent vers le village. Fièrement escorté, il reconnut de loin ses compagnons.

    Le scientifique lui fit un geste de la main en le rejoignant. « Ça marche à merveille ! Tout marche à merveille ! » Il exultait. Le conquérant voyait en lui un enfant découvrant un pays imaginaire. « Le cycle lunaire, le cycle de l’eau, le langage universel, ça marche ! C’est incroyable mais ça marche. C’est même divin ; je crois que Dieu a dû me donner un coup de pouce, car tout est trop beau pour être vrai et pourtant ça fonctionne ! Venez voir ! »

    Il l’attira dans son bureau dans lequel des pans entiers de mur étaient recouverts de plans, de croquis, de formules. La pièce en était constellée.

    « D’abord, je me suis attaqué aux transferts et j’ai découvert que certaines pierres emmagasinaient l’énergie lunaire ; comme un condensateur. Et comme tel, elles pouvaient libérer l’énergie contenue d’un seul coup. Ce qui permet de canaliser l’énergie lunaire et l’utiliser comme moteur pour les transportations. Avec suffisamment de pierres, on pourrait même déménager une ville entière. Mais avec celles que j’ai pu réunir, j’ai assez de puissance pour agir sur un vaisseau d’une quarantaine d’hommes et même plus. Je vous en ferai la démonstration lors de votre retour. Tout en parlant, il aperçut le collier que le conquérant portait à son cou. « Voulez-vous me le confier ? » Demanda le scientifique. « Je vous le rendrai pour votre retour. »

    « En ce qui concerne le cycle de l’eau, la topologie elle-même du site m’a aidé. À tel point, par ailleurs, que je me demande si ce n’était pas prévu dès le départ. Je m’explique. La forme – si on peut en parler ainsi – du site est un monde fermé un peu comme un ruban de Möbius en trois dimensions si vous voulez ; mais ici, il y en a quatre, mais peu importe. Tout ceci pour dire que ce qui semble aux antipodes de notre île, c’est-à-dire la pleine mer, est paradoxalement le point le plus rapproché du sommet de la montagne et la pression et la masse de l’eau de mer crée un va-et-vient avec la montagne. Un phénomène de tempêtes court-circuite les deux pôles en un seul point. Tout ce qui nous importe, c’est que l’eau utilise ce passage, s’écoule à travers la montagne et ruisselle dans les terres situées sur le pourtour de l’île. Et finalement se jette dans la mer. Et comme il existe des réseaux souterrains creusés par ces mouvements, je n’ai que l’embarras du choix pour les déplacements.
    Enfin, la question du langage s’est résolue d’elle-même par les recherches précédentes. Au début, comme tous mes calculs et mes recherches se montraient difficiles à synthétiser, il m’a fallu trouver un système pour m’y retrouver. Voyez-vous, effectuer des recherches et des découvertes dans plusieurs domaines à la fois ne servent à rien si après plusieurs jours on est incapable de se rappeler quoi que ce soit. J’ai alors imaginé un système intuitif et très primaire par le son qui m’offrait le pouvoir de m’y retrouver. J’avais, par exemple, donné le son ‘O’ à l’homme et le son ‘A » à la femme. C’était avant tout un outil pour noter, retrouver et architecturer tout mon travail. Une fois que je suis parvenu à des résultats sur les deux cycles que je viens de vous décrire. Je me suis assis pour revoir mes notes et, tout naturellement, le langage s’imposa à moi comme s’il avait, lui-même, prit vie indépendamment. En fait, je n’ai eu qu’à continuer à construire quelque chose qui s’est créé d’elle-même. Comme si cela m’avait été insufflé pendant mon sommeil. J’ai, rapidement, mis en pratique ce nouveau langage. J’ai demandé à notre commandant de me prêter ses guerrières. En une seule journée, avec la collaboration de notre commandant, nous avons construit, élaboré et mis au point les rudiments de notre dialecte. À tel point, que chacun s’est entraîné à le parler et, à ce propos, votre cours aura lieu demain matin car vous resterez avec nous cette nuit ; notre écologiste vous expliquera. »

    Le conquérant écouta attentivement, fort impressionné par l’avancée des recherches et par le niveau réfléchi de son compagnon. Cette dernière information le mettait fort aise. En effet, il avait très envie non seulement de partager une soirée et une nuit sur place mais aussi de pratiquer ce langage qui lui apparaissait très intéressant. « Bravo ! » Applaudit-il des deux mains avec enthousiasme. « Vous vous êtes acquitté de votre mission avec un brio remarquable. J’ai grande hâte de parler votre langue. Je suis aussi curieux d’observer ces phénomènes météorologiques locaux. Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous féliciter et prendre congé, pour l’instant, afin de rencontrer notre écologiste. »

    Ils se séparèrent, très enjoués. Le conquérant avait été impressionné par les progrès développés. Il n’en attendait pas moins de sa prochaine entrevue.

    Il la repéra dans les serres. Lorsqu’elle le vit elle lui fit signe de la main. « Regardez-moi ces plantes ! Elles ne paient pas de mine, pourtant j’en tire des onguents et des crèmes qui soignent, soulagent et guérissent la plupart des maladies que l’on peut rencontrer ici. J’ai même des drogues et des euphorisants. Nous pouvons faire pousser aussi bien les végétaux nécessaires à notre alimentation mais nous avons une pharmacopée assez exhaustive. Mais ne remarquez-vous rien ? »

    Le conquérant attentif cherchait à deviner ce que dissimulait l’écologiste. Ce n’étaient pas les fleurs. Son visage était radieux. Le même qu’auparavant mais plus épanouit comme si un masque invisible l’avait rehaussée. Quelque chose de subtil ! « Quel est ce parfum, chère amie ? »

    « Ah ! Vous avez trouvé ! Nous distillons de nombreuses essences qui, combinées aux muscs qu’apporte l’océan produit toute une collection de parfums inépuisable. Savez-vous que je n’en ai mis qu’une goutte ce matin et que l’odeur persistera jusqu’à tard dans la nuit ? »

    « Mes félicitations ! Il est très entreprenant, je dois avouer. Et qu’en est-il de l’équilibre diététique ? »

    « J’ai élaboré toutes sortes de menus, recettes, cocktails qui s’accordent très bien ; vous en aurez une démonstration ce soir. Et je fabrique un petit vin très goûteux. » Finit-elle dans un murmure.

    « J’y ferai honneur avec un grand plaisir, je vous l’assure. Mais, dites-moi, quel équilibre social avez-vous établi ? »

    « Eh bien, nous avons un peu bouleversé la cellule familiale. Pour tout dire, elle n’existe plus ; elle se fond dans une seule et même cellule sociale beaucoup plus grande ; la tribu. La plupart des femmes, à part les plus âgées, sont des guerrières, elles assurent la défense, la sécurité et la protection du groupe. Un peu de chasse aussi. Les hommes jouent un rôle plus politique. Ils sont au service de la communauté, organisent, décident. Les deux espèces, si je puis dire, vivent en bonne entente. Ce qui occasionne des rencontres et des amours. Bien qu’il n’y ait pas de cellule familiale, comme je vous l’ai dit, lorsqu’une femme choisit un homme pour concevoir un enfant, elle conservera fidèlement sa relation avec cet homme. À ce propos, nous avons le moyen de contrôler très efficacement le cycle féminin. Chaque femme maîtrise son corps et décide le moment de l’ovulation. Ce qui permet d’obtenir des enfants sans surprise. Cela permet également une certaine liberté sexuelle, mais c’est nécessaire pour l’équilibre du groupe. Personne ne s’en plaint et, au contraire, cela enlève beaucoup de conflits inutiles. Les femmes s’occupent de leurs enfants tant qu’ils sont nourrissons. Ensuite, tous les enfants sont regroupés pour leur apprentissage dans une grande maison qui donne sur la mer où ils s’épanouissent parfaitement. Les hommes font office de précepteurs et, à les entendre, leurs élèves les dépassent tous les jours dans de nouvelles expériences. Ils étudient tout à loisir la science que nous ont laissée en héritage nos précieux alliés. Le tout fonctionne dans une parfaite harmonie. Surtout avec ce nouveau langage qui augmente la communication. »

    Le conquérant était très impressionné. Ses collaborateurs avaient donné le meilleur d’eux-mêmes. Il avait hâte, à présent, de constater les progrès réalisés par le troisième membre de l’expédition. « Où se trouve le commandant ? » demanda-t-il.

    « Dirigez-vous vers la plage, près du port, vous ne manquerez pas de le rencontrer. À ce soir ! »

    Il prit congé de la botaniste et descendit sur le littoral. Il ne tarda pas à repérer le commandant sur la grève parmi un groupe de guerrières en plein entraînement. C’était un mouvement d’ensemble parfaitement coordonné. Chaque geste semblait multiplié par des miroirs à l’infini. La gestuelle était harmonieuse à tel point que toutes les guerrières paraissaient se confondre en une seule. Lorsque le commandant aperçut le conquérant, elle mit fin à l’exercice en un claquement des mains. Aussitôt, elles rompirent leurs rangs et se fondirent dans les environs.

    « Elles sont complètement formées et opérationnelles. Comment les sentez-vous ? »

    Le conquérant suivait des yeux deux guerrières qui n’étaient pas encore sorties de son champ de vision. « Remarquables. Elles sont aussi belles qu’inquiétantes. Vous leur faites manger du requin ? »

    Le commandant éclata de rire. « On dirait presque, n’est-ce pas ? Mais non. La nourriture est essentiellement à base de fruits, légumes, poissons et coquillages. Notre amie l’écologiste nous a créé de véritables cocktails énergétiques riches et parfaitement adaptés à l’effort. De plus, nous avons mis au point une science physique grâce aux enseignements de nos alliés. Savez-vous que les femmes peuvent contrôler leur corps ainsi que leurs cycles. Nous avons réussi à arrêter et déclencher à volonté les ovulations. Par la respiration et le contrôle du rythme cardiaque, nous multiplions l’intensité musculaire par quatre sans claquage ni crampe ni tout autre effet secondaire. Grâce aux sciences anciennes, nous avons mis au point des danses et des enchaînements qui raffermissent chaque muscle, chaque tissu. Avez-vous remarqué les poitrines parfaitement galbées des filles ? Savez-vous ce qui en est la cause ? Des mouvements et des danses adaptés qui font partie de l’entraînement. On danse beaucoup après la journée ici. Des danses de composition. Vous en apprécierez la grâce ce soir. Vous avez certainement noté leur équipement. Simple et efficace. Un pectoral qui protège la poitrine, offre une très grande liberté de mouvements tout en garantissant le côté protecteur. Une culotte de cuir ample qui permet d’accrocher des armes et des outils à la ceinture. Enfin des bottes d’excellente facture qui nous accordent des marches rapides et sûres. Elles sont parfaitement équipées. Leur adresse au maniement de l’arc et du javelot est extraordinaire. Et, surtout, elles sont fidèlement attachées à leur rôle. Elles sont un peu comme des mères qui défendrait leurs enfants et leurs maisons, c’est-à-dire tout ce monde intérieur. »

    Le conquérant était séduit autant par la beauté que par la dextérité et la virtuosité de ces femmes guerrières. Le commandant possédait un formidable savoir-faire. « Vraiment magnifique ! Je considère tout cela excellent ! Je ne connais pas la suite de votre entraînement mais vous avez acquis un niveau particulièrement élevé ! »

    « Tout peut toujours être amélioré. La perfection s’éloigne toujours au fur et à mesure que l’on s’approche de l’horizon. Mais je suis en effet très contente des résultats obtenus. Je vous en montrerai davantage ce soir. »

    Le conquérant quitta le commandant et se dirigea vers le centre du village. En longeant la plage, il distingua de jeunes hommes ainsi que des guerrières ; tous entièrement déshabillés ; certains en train de se baigner, d’autres allongés paisiblement, d’autres discutant en groupe. C’était la fin d’après-midi, une vie pacifique et heureuse régnait sur le littoral. Les vagues qui déferlaient sur la grève emplissaient l’espace d’une musique envoûtante. Il se promena sur la grève jusqu’au coucher de soleil. Ses feux qui illuminaient le ciel étaient magnifiques. Lorsqu’il revint au village, il y avait de l’animation autour de la plus grande des huttes du village. Il distingua dans la foule ses trois compagnons qui lui firent signe. Il les rejoignit.

    « Nous vous attendions ! Entrons ! » Ordonna brièvement le commandant.

    La hutte était circulaire et l’intérieur, très spacieux, pouvait accueillir plusieurs centaines de personnes. Le conquérant savait qu’elle avait été prévue pour rassembler tout le village mais il ne l’avait pas encore visitée. Le foyer était très calme. Malgré le nombre de personnes, la sonorité était parfaite. Tout le monde s’assit en cercle. Nulle table et nul privilège. Chacun était assis sur un cousin sans autre cérémonial. Nul protocole non plus ; le conquérant était assis à côté de ses amis ni plus ni moins installés que les autres convives. Aussitôt que chacun fut prêt, on commença à faire circuler des grands plateaux.

    « Vous allez, à présent, goûter aux produits de notre installation. » Déclara l’écologiste en tant que maîtresse de maison. « D’abord des fruits et des coquillages. L’acidité des fruits prépare votre système digestif. Les coquillages apportent les premières vitamines qui vont s’assimiler très rapidement étant donné qu’ils sont moins gras que les plus maigres des poissons eux-mêmes moins gras que la plus maigre des viandes. Ah ! Dégustez les entrées avec ce petit breuvage de ma conception personnelle. Il s’agit d’une fermentation de fruits et de lait végétal. Ça relève le goût des aliments ! » Le conquérant but. Au premier abord c’était assez acide et bizarre mais on y prenait rapidement envie.

    « Maintenant des poissons plus riches. Ils proviennent de notre élevage directement dans la mer. La boisson qui les accompagne est une décoction d’algues fermentées. Maintenant oubliez la technique et savourez ! » Le conquérant allait de surprise en surprise. Les poissons offraient à son palais des saveurs très variées et singulières. Quant au cocktail, il était tout simplement excellent. « Mes compliments ! Rien que pour ce repas, le voyage en vaut la chandelle, c’est succulent ! »

    « Merci ! » Répondit l’écologiste. « Mais le mérite revient à nos cuisiniers qui ont largement contribué à créer cette alchimie. Je crois que notre commandant à quelque chose à vous montrer maintenant. »

    Celle-ci se leva ainsi que plusieurs guerrières. Elles se dirigèrent au centre de la salle et entamèrent une danse énergique et entraînante. Un mouvement d’ensemble parfaitement exécuté. Les femmes dansaient la poitrine nue. Ainsi, chaque muscle de leurs bustes était mis en évidence. À chaque exécution des pas de danse correspondait des actions des bras. Le conquérant pouvait remarquer leur ventre parfait ainsi que la contraction harmonieuse de l’ensemble du buste. Leurs seins se raffermissaient à chaque rythme. Elles avaient, parallèlement, entrepris des chants à bouche fermée. Cela augmentait le rythme de leur respiration. Ce qui les rendait plus concentrées, plus belles et plus impressionnantes. Quand la danse prit fin, le conquérant avait l’étonnement de sentir son propre corps vibrer comme s’il avait participé à la démonstration.

    « Vraiment très impressionnant et remarquable ! » Félicita-t-il la cheftaine. « Merci ! Mais toutes sont à complimenter. Elles sont toutes un pilier de notre société ! » Répondit-elle.

    Le conquérant les observa chacune, l’une après l’autre. C’était vrai. Une même force les unissait et chacune semblait être un atome représentatif de l’unité qu’elles formaient. Elles avaient toutes fière allure et étaient très attirantes. Vraiment très attirantes.

    « Venez avec moi ! » Lui souffla l’écologiste. Elle le prit par la main et le fit sortir de la hutte. « Excusez-moi, mais je vous ai senti en posture délicate. J’ai pensé qu’en vous entraînant, moi-même, au dehors vous auriez la possibilité de vous échapper tout en gardant votre dignité. »

    « C’est très bien observé. Dites-moi, elles sont aussi dangereuses que des sirènes, ces femmes-là ! Il doit être difficile de leur résister ! »

    « Difficile ? » pouffa l’écologiste. « Vous pourriez dire impossible ! Elles sont maîtresses d’elles-mêmes et leurs mœurs leurs appartiennent ; elles prennent leur libido bien en main. Si vous voulez découvrir de nouvelles expériences, je vous invite à retourner les rejoindre. »

    « Non merci ! » coupa le conquérant. « Demain matin, je dois étudier et apprendre votre langage puis repartir. Et puis, je tombe de sommeil et ce n’est pas à cause de votre hydromel ! C’est comme si je n’avais bu que de l’eau ! »

    « Que croyiez-vous ? Tout ce qui est excellent n’est pas forcément mauvais ! »

    L’écologiste emmena le conquérant dans sa propre hutte dans laquelle elle avait préparé une chambre pour le conquérant. L’appartement donnait directement sur la mer. Bercé par le clapotis de l’eau et le déferlement sourd des vagues qui se perdait dans la nuit, le conquérant s’endormit profondément.

    Il se leva dès les premières lueurs du matin. L’écologiste l’avait précédé et préparait un petit déjeuner dont l’odeur invitait à se mettre à table.

    « Bien dormi ? » Lui sourit-elle. « Parfaitement ! » Répondit-il. « Comme si la dernière soirée n’avait été qu’un rêve ! ». Elle disposait les plats et lui tendit une assiette. « C’est vrai, il en est souvent ainsi lorsque nous découvrons quelque chose de merveilleux. C’est tellement beau que l’on croit que ce n’est qu’un rêve. C’est à nous, êtres humains, qu’il appartient de conquérir ce rêve afin qu’il devienne réalité ! ». Le conquérant sourit d’un air complice : « À qui le dites-vous, chère amie ! »

    Après le déjeuner, ils se dirigèrent sur la plage. Un groupe d’hommes les attendaient. La première leçon commença. Ce fut d’ailleurs la seule et unique. Vers midi, le conquérant conversait, comme s’il s’était agi de sa langue maternelle, avec ses précepteurs. « Votre dialecte est stupéfiant ! » S’exclama le conquérant. « Simple, logique et naturel ! Apprentissage en un temps record ! »

    « Le mérite en revient à votre ami scientifique. C’est de ses travaux, en correspondance avec ceux qu’il nomme ses alliés, qu’il a mis au point cet outil de communication. Vous devriez lui demander des explications plus approfondies ! »

    « C’est vrai ! » Répondit le conquérant. « Je dois le retrouver pour mon départ. » Il quitta ses instructeurs et se dirigea vers le laboratoire du scientifique.

    Dès son arrivée, l’homme de science accourut. « Tout est prêt ! » Annonça celui-ci. « Vous vous souvenez de ce que je vous avais annoncé à votre arrivée ? » Le conquérant n’avait pas oublié. « Les pierres ? » Le scientifique exultait : « Précisément ! J’ai chargé le site toute la nuit. Le dispositif est en place. Vous allez, pour la première fois, rentrer de notre propre initiative. Quand désirez-vous partir ? »

    Le conquérant réfléchit un court instant. « J’aurais aimé rester davantage pour approfondir tout ce que j’ai découvert. Mais je pense préférable de réserver cela pour mon prochain voyage où je résiderai certainement plus longtemps. Je pars à l’instant même. Gardez-moi une place pour le retour. »

    Le scientifique lui rendit le collier qu’il lui avait emprunté à son arrivée. « Gardez cette pierre avec vous. C’est une clé qui ouvre les portes et, notamment, la nôtre. Elle est chargée afin qu’elle vous guide vers nous chaque fois que vous voudrez revenir. »

    Le conquérant remercia son hôte et partit vers le large à bord d’un esquif léger. Le voyage fut de courte durée. La mer s’agita et se coupa en deux. Cela ne dura qu’un bref instant ; le conquérant, à bord de son esquif, était passé dans un autre monde qu’il connaissait bien : le sien. À l’heure convenue, la princesse le téléporta sur leur nid d’aigle. Elle était très heureuse de retrouver son époux. Elle était rayonnante.

    Le maître

    Le maître entendit un son continu. Un chant d’appel. Ils sortirent tous de leurs appartements et se rendirent sur la place céleste. Croisant l’un des formateurs du groupe il lui demanda l’origine de ce chant.

    « Ce chant est le chant d’appel au matin. Il est pratiqué tous les jours ici. Mais il est tramé sur une fréquence difficile à discerner. Vous l’entendez aujourd’hui parce que votre apprentissage a attisé vos sens. Venez donc vous joindre à nous ! » Expliqua l’instructeur.

    « Mais qui êtes-vous vraiment ? » questionna le maître. « Il me semble que nous devrions connaître l’origine et l’histoire de votre enseignement à présent que vous nous l’avez appris. »

    « Origine ? Histoire ? Mais vous êtes vous-même notre origine et notre histoire. Nous avons-nous aussi grandi sur votre Terre. Nous avons, nous aussi, été enseignés. Il y a de cela longtemps maintenant. Vous représentez notre avenir car vous êtes arrivés bien après nous. Et nous représentons votre avenir car nous vous guidons vers la voie que vous devez choisir et gravir. Lorsque nous avons amorcé notre vie terrestre, nous étions très peu nombreux. La prise de conscience ne représentait que d’infimes étincelles. Puis il y en eu d’autres au fil des temps, au fil des âges. Il y eu des moments difficiles, des chasses aux sorcières. Aujourd’hui, le travail accompli représente quelques éclairs mais qui sont bien visibles. Vous êtes beaucoup plus nombreux actuellement que nous ne l’étions à notre époque. Puis, vous aussi, vous partagerez vos connaissances avec d’autres qui la transmettront à leur tour et ainsi de suite jusqu’à ce que le seuil critique soit dépassé. »

    « Le seuil critique ? Quel seuil critique ? » Demanda l’initiée.

    « Eh bien, » reprit l’instructeur, « à partir d’un niveau de conscience atteint, il se produit un nouveau phénomène qui se développe très vite, à la vitesse de l’éclair. Tous les peuples de la Terre s’éveillent et une connexion spirituelle s’établit. La conscience de la Terre s’éveille et chacun est relié aux autres par l’amour universel. »

    « Et vous ? Que faites-vous depuis si longtemps ? Interrogea le guerrier. « Longtemps ? Ça ne fait pas si longtemps que cela, tu sais ! Le temps n’a pas la même substance sur la Terre et ici. Nous ne sommes ni rythmés par le soleil, ni par les saisons, ni par le travail. Ce monde, ou plutôt cet entre monde dans lequel nous sommes, nous permet de nous expérimenter, de développer nos connaissances. Mais ce n’est qu’un pallier. Tous les êtres extraordinaires que tu as observés avec tes amis viennent, eux, du monde extra univers. Ils nous apportent leurs enseignements afin que nous les mettions en pratique. Entendons-nous bien ! Il n’a jamais été question que quiconque soit télé porté dans un autre lieu que celui de ses racines. Notre devoir est de construire, d’évoluer, d’aller de l’avant. Notre futur nous appartient à nous-mêmes. Si nous vous avons invités en ce lieu, c’est pour vous apprendre et vous donner tous les outils dont vous avez besoin. L’évolution est en chacun de nous. Et c’est chacun de nous qui trouvera son ouverture. Dieu a semé, l’homme récolte. Il en est ainsi ! Et nous devons entretenir nos racines, expurger les cailloux, prendre ce qu’il y a de bon pour nous dans cet univers et le respecter car il est notre mère à tous. Respectez ceux qui nous ont donné la vie, respectez ceux qui nous aident à vivre, respectez ceux qui nous font progresser. L’enseignement que vous avez reçu est votre héritage. Il en est de même de votre vie. Tout cela nous a été donné par des êtres suprêmes et, si nous voulons les atteindre, nous devons faire fructifier ce don. Nous sommes, nous-mêmes, le fruit merveilleux d’un cadeau divin. Le rôle ultime de l’être humain est de comprendre que nous sommes la graine et que cette graine doit germer, pousser et atteindre le semeur. Nous n’avons pas à nous croire supérieur ou quoi que ce soit, juste grandir. »

    « Je vous entends bien. Mais alors, quelle est notre tâche ? » Demanda le maître.

    « Enseignez à votre tour ! Tout ce qui a été semé doit pousser. Tout ! »

    Les douze compagnons discutaient entre eux, qui à voix basse, qui à plus haute voix. Mais ils furent arrêtés par l’un des instructeurs.

    « Venez maintenant ! Vous allez apprendre encore un dernier art du chant ! » Ils suivirent tous leurs instructeurs qui les conduisirent sur une haute terrasse qui dominait la cité spatiale. « Le dernier chant doit être entonné simultanément, en harmonique et doit être parfaitement ajusté. Il s’agit de replier l’espace et de voyager sur de très grandes distances. »

    « Vous voulez dire, » intervint l’astronome, « que vous allez nous faire traverser l’univers ? » L’un des instructeurs répliqua : « C’est vous qui allez effectuer l’opération car, tout comme nous, vous faites à présent partie du Peuple du chant ! »

    Lorsqu’ils pénétrèrent dans la cathédrale, ils furent tous surpris de sa dimension intérieure. De l’extérieur, elle paraissait, certes, majestueuse, mais une fois à l’intérieur, on aurait dit qu’on avait déchiré l’espace et que l’univers s’y reflétait. Déjà, la porte imposante par où ils étaient entrés semblait tellement loin, éloignée ! L’air vibrait. Une musique tout juste perceptible meublait l’immensité. Curieusement, ils montaient, comme si l’atmosphère se densifiait en un escalier invisible. Tous comprirent en même temps qu’ils avaient pénétré un lieu où l’amour était si dense qu’ils y flottaient littéralement. Leurs yeux étaient humectés d’une compassion extraordinaire. Leurs cœurs s’épanouissaient comme la fleur au soleil.

    « Ce lieu est un lieu saint ! » Leur révélèrent leurs instructeurs. « En ce lieu, l’amour de tous ceux qui participent est unifié. Toutes les âmes s’alignent avec les autres, s’attirent et forment un réseau très puissant. Une fontaine d’amour. Une fontaine blanche. Ici, tout est décuplé, centuplé, multiplié à l’infini comme par une réaction en chaîne. Le peuple du chant produit de l’amour et coordonne cet amour par l’harmonie du chant. L’énergie ainsi engendrée nous offre une alchimie. Par cette alchimie nous pouvons créer de la matière, de l’espace et les combiner. À présent, nous allons ensemble replier l’espace pour nous déplacer vers un lieu situé à la limite de l’univers. »

    La musique fut alors reprise par des milliers de voix. Les voix emplirent l’espace jusqu’à en prendre la consistance. Rapidement, le peuple du chant darda ses rayons à travers les mailles de l’univers. La cathédrale semblait jouer le rôle d’un amplificateur. Mais c’étaient les voix qui énergétisaient l’ensemble. Cela se passa comme si l’univers entier était devenu le conducteur d’un champ électrique cosmique.

    « L’espace est énergétisé par les chants sacrés. Cela produit un flux qui unit l’espace à la matière. Le temps revêt une nouvelle substance. Il en résulte un plasma cosmique. Lorsque les dimensions sont unifiées, nous dominons l’alchimie ainsi engendrée. Nous pouvons alors écarter ou réunir les différentes trames. Ainsi nous pouvons replier ou distendre ce plasma et de cette manière passer d’un point de l’espace en un autre sans nous être déplacé d’un seul pas. Venez, vous allez participer à la navigation ! » L’instructeur les invita à les suivre et à se mettre en position.

    Le lieu était chargé. Une énergie très puissante était sensible à même la peau. Les compagnons en avaient la chair de poule. Une fois imprégnés de la vitalité et de la magie environnante, ils commencèrent leur chant. Chaque note se répercutait à l’infini comme si elle tissait une corde invisible. Ils ressentaient parfaitement la profondeur de leur chant qui circulait comme un courant électrique d’un bout à l’autre de l’univers. La mélodie qu’ils poussaient de leurs voix paraissait se solidifier en pans de lumières. Maintenant, le phrasé plus complexe de la musique emplissait l’espace, ricochait sur la matière et colorait le temps. C’était devenu un tissage irisé difficile à maîtriser mais la présence de tous les chanteurs réunis stabilisait l’ensemble. Ils virent alors leur destination. Ce fut alors très simple. Ils modulèrent le chant afin de replier l’étoffe énergétique et l’univers se replia. Alors, le chant s’atténua doucement et s’arrêta. Ils étaient arrivés.

    « Bienvenue aux confins de l’univers ! » Annoncèrent les trois instructeurs. « Un voyage magnifique, une navigation parfaite, vous êtes maintenant de grands maîtres navigateurs. »

    « Qu’est-ce que les confins de l’univers ? » Demanda l’astronome.

    « C’est la limite au-delà de laquelle on ne peut plus se déplacer. Même si l’univers semble infini pour des yeux humains, maintenant que vous savez replier l’espace, vous êtes devenus extrahumains. Toutefois, vous constaterez qu’aussi loin que vous puissiez aller, l’univers reste fermé. Par rapport à notre point de départ, nous sommes aux antipodes cosmiques. Ce que nous appelons les confins de l’univers qui n’est relatif que par rapport à un autre point. Répétez les enseignements que vous avez reçus et déployez la route du chant devant vous ! »

    Ils s’appliquèrent à leur exercice. L’espace changea comme la fois précédente. Cependant, à un moment, il y eu une très faible interruption du chant ; l’un des compagnons avait fait une pause en reprenant son souffle. Il se produisit alors une onde qui se lova et créa une bulle.

    « Attention ! Si vous interrompez le chant, il se produit des turbulences qui provoquent une bulle d’univers ! » Avertit l’instructeur.

    « Une bulle ? Qu’est-ce que cela signifie ? » Questionna le maître.

    « Eh bien, cela génère un espace clos qui échappe à la trame de l’univers. Il devient alors impossible d’y accéder ou d’en sortir, du moins par les moyens naturels. Il existe des dispositifs qui permettent de s’y transférer. Mais ce sont des mondes totalement isolés et aussi difficiles à pénétrer qu’à discerner. Ils peuvent offrir d’excellentes cachettes pour ceux qui peuvent en disposer. Cependant, ils échappent à toute navigation. Il faut faire très attention de ne pas en procréer trop sinon, l’univers deviendrait une véritable éponge à trous cosmiques. »

    « C’est très intéressant ! » Réfléchit le maître. « Pourriez-vous nous en apprendre un peu plus sur ces dispositifs de transferts ? »

    « Certainement ! Un peu plus tard lorsque vous vous serez suffisamment exercés. Allons ! Concentrez-vous ! Nous allons faire quelques allers et retours d’un bord de l’univers à l’autre. » Décida l’instructeur.

    C’est ce qu’ils firent durant toute la journée. Exercice après exercice. Chant, contre-chant, chant sacré, chant relais, chant universel. À la fin de leur session d’apprentissage, ils avaient tous acquis une parfaite maîtrise.

    Le maître réclama l’attention de leurs instructeurs : « Expliquez-moi comment créer des bulles univers ! » Les trois instructeurs le scrutèrent : « Qu’as-tu l’intention de faire exactement ? » Le maître leur expliqua ses desseins : « Si nous devons enseigner à notre tour les peuples de la terre, il nous faudra une structure et, notamment, des lieux où nous puissions nous retrouver et pratiquer nos expériences ainsi que les voyages intersidéraux. Plutôt qu’installer ces refuges sur Terre, j’aimerais pouvoir créer des univers bulle à proximité, voire sur la Terre elle-même afin de ne pas éveiller l’attention, d’une part et surtout afin de pouvoir pratiquer librement les pouvoirs que vous nous avez confiés. »

    Les trois instructeurs se concertèrent un long moment puis, finalement, acquiescèrent. « C’est entendu. Mais vous vous rendrez compte que l’étanchéité des bulles pose un problème et qu’il n’est pas facile d’effectuer des transferts. Mais vous avez raison en ce qui concerne votre mission sur la Terre. Allons ! La journée a été extrêmement éprouvante et enrichissante pour tous. Il est temps de nous restaurer et nous reposer ! »

    Le sage

    Le sage partit en voyage. Avant de regagner la Terre, il avait un enseignement à recevoir. Il arpenta l’allée de pierres. Il était seul. Les autres groupes l’avaient quitté. Il restait délimité dans son propre groupe de personnes. Il marchait vers le brouillard qui commençait à l’envelopper. Au début, cela ressemblait beaucoup aux paysages désolés de la Terre. Un paysage de toundra mêlé de marécages. La végétation pauvre semblait lutter désespérément pour sa survie. L’eau ressurgissait du sol parfois en mare, parfois en ruisseaux que tentait d’éponger le terrain. Des nappes de brouillard flottaient comme des bancs de poissons aériens.

    La veille, le sage avait communiqué avec les êtres extraordinaires qui s’étaient manifestés. Il leur avait expliqué son désir de transmettre ses expériences avec les siens. Ils avaient alors accueilli la requête du sage avec beaucoup de compassion. Cependant, lui avaient-ils expliqué, il devait les aimer ; les aimer pour ce que ses frères terriens étaient et pour ce qu’ils avaient été depuis le début de l’humanité. Le ministère du sage se devait de rencontrer le passé des hommes. Le sage avait compris qu’il se devait d’explorer ses propres racines ainsi que celles de ses frères. Il avait accepté cette charge ; il était prêt.

    Le brouillard s’épaississait de plus en plus. L’air contenait une arrière trace de souffre. Le sage sentait à nouveau ses poumons. Il n’y avait plus prêté attention depuis longtemps. Le souffle qui pénétrait en lui le brûlait. C’en était irritable. Il se mit à tousser. Il avait chaud aussi. Une transpiration acide commençait à ruisseler sur son visage.

    Il percevait des sons sourds. Des sons rythmés et un peu agaçants. Comme si cette musique transportait de la souffrance dans sa cadence. Il continuait à avancer malgré le peu d’hospitalité que lui faisaient ressentir les environs. Il faisait froid aussi.

    Pas à pas, le brouillard s’alourdissait. Il redescendait vers la terre. Bientôt, ce n’était plus que nappes qui ne montaient pas plus haut qu’un mètre du sol. On aurait dit que le temps faisait machine arrière et que la brume rentrait dans la terre plutôt qu’en sortir. Des flaques d’eau noirâtres stagnaient à proximité et saignaient le paysage. L’atmosphère devenait de plus en plus pesante.

    Soudainement, le sage s’aperçu qu’il flottait. Ses pieds ne touchaient plus le sol. La densification de l’atmosphère était telle qu’il s’était mis à flotter entre deux airs.

    Il entendit comme des grincements. Le paysage commença à défiler lentement sous ses pieds puis, lentement d’abord, ensuite, de plus en plus vite il descendit à toute vitesse vers un immense gouffre noir.

    Il y avait des ombres. Des ombres furtives qui s’écartaient sur son passage. Il y en avait de plus en plus. Des groupes éparpillés au début, de vastes communautés par la suite. Bientôt ce ne fut que des ombres, le sage naviguait au milieu d’une mer de silhouettes obscures. Mais, étrangement, les ombres s’éloignaient au fur et à mesure qu’il avançait. Il percevait des sons, des sons rythmés qui s’échappaient des ombres comme une chanson sourde. Cela donnait une sorte de mélopée triste et douloureuse, mêlée de crainte. Un opéra mortuaire joué dans une nécropole fantastique. Fantastique par l’ampleur de l’ensemble des ombres ; un océan. C’était sur cet océan qu’il voguait sempiternellement depuis son arrivée.

    Quelque chose s’élevait à la surface, comme une île au-dessus de la mer. Au fur et à mesure qu’il avançait, la chose grandissait telle une montagne. Il s’éleva vers son sommet sur lequel un être dominait l’immensité. Pendant l’ascension, le sage avait l’impression de diminuer. Il sentait toutes les parcelles de son corps se densifier. Ce n’était pas une impression. Son corps rétrécissait. Pourtant, il n’avait pas la sensation de perdre une partie de lui-même. C’était comme si tout son être se repliait sur lui-même. Il n’avait pas peur. Il poursuivit sa progression vers le sommet. Lorsqu’il l’atteignit, il eut la perception de n’être plus qu’un point dans l’univers.

    L’être était gigantesque. Il portait un manteau sombre mais qui brillait étrangement ; comme s’il avait capturé dans sa texture toute la lumière existante.

    « Approche ! » Tonna une voix impétueuse et douce à la fois. Le sage n’hésita pas ; il n’avait pas peur ; non pas qu’il ne craignait rien mais il était confiant. « Qui es-tu ? » Lui demanda-t-il.

    « Qui suis-je ? Je suis le gardien des âmes. Ici, tout ce qui peuple mon royaume, ce sont les âmes qui errent, les âmes qui n’ont pas réussi à s’assembler, les âmes qui ne peuvent progresser. »

    « Qu’est ce qui les en empêche ? » Questionna le sage.

    « Elles-mêmes. Elles n’arrivent pas à créer l’amour nécessaire à leur union. Elles rôdent, vont et viennent. De tous ces mouvements désordonnés, de tout ce chaos émerge cette mer désordonnée et noire. Elles forment le côté obscur de l’univers. Elles se rassemblent tout en s’ignorant mutuellement. Elles composent une sorte de trou noir. Comme l’amour attire l’amour pour s’unir, la haine attire la haine pour se désunir. »

    « Est-ce qu’elles interfèrent dans le monde des vivants ? » interrogea le sage rempli d’inquiétude.

    « Comment pourrait-il en être autrement ? Changer la haine en amour n’est pas une chose aisée. Leur parler d’amour les fait fuir ; elles ne comprennent pas ; leur parler par la haine les attisent, les renforcent ; le résultat est pire. »

    « Quel est ton rôle, alors ? » postula le sage.

    « Je veille. Lorsqu’une activité se produit, si une attraction se crée entre le monde des vivants et celui-ci, j’en averti d’autres anges qui travaillent à leur tour. Il n’y a aucun moyen de conjurer la haine. La combattre la fortifie, l’ignorer la fortifie. »

    « À quel rythme se manifestent ces attractions ? »

    « Il y en a tout le temps ! »

    Le sage contempla l’océan d’angoisse et de détresse. Il n’y avait aucune harmonie. Des mouvements chaotiques. Toutes les vagues se repoussaient les unes les autres. C’était un monde de désolation.

    « Reste ici avec moi. » Lui conseilla l’ange des ténèbres. « Il y a constamment une attraction, une tension qui tend à capturer tout ce qui passe à leur portée et bien que tu sois protégé, elle peut t’affaiblir. Vois-tu, chaque fois qu’une étincelle d’amour se crée, la lumière projette une ombre infime mais réelle. Quand on génère du bien, il se produit une ombre. Une ombre, et non pas du mal car le mal n’existe pas. Il n’est pas créé. Cependant cette ombre provoque une zone où l’amour ne se développe pas et elle attire avec elle tout ce qui est instable. Cela donne un résidu malsain mais inévitable. Un résidu qui corrompt, comme de l’acide, ce qui passe à sa portée. Depuis des millénaires il en est ainsi. Le mal, si l’on peut l’appeler ainsi, s’est densifié et attire inexorablement ceux qui ne parviennent pas à s’élever. Ce qui fait, qu’au bout du compte, même si le mal n’existe pas, il finit par exister. Aujourd’hui, il est devenu fort. Son pouvoir de désunion a considérablement grandi. »

    « Que dois-je faire pour t’aider, puisqu’on m’a envoyé ici ? » Lui demanda le sage.

    « Il n’y a rien que tu puisses faire ici. Le seul enseignement que tu pourras conserver sera d’avoir vu ce que tu as vu. Le chaos, la haine, le mal. Maintenant, tu sais ce qui attire le cœur des hommes, tu sais ce qui pourrit leur âme. Il n’y a aucun moyen de combattre le mal. Mais, en le connaissant, tout en sachant son origine, tu connais le moyen de t’en protéger. L’amour pour toi-même, l’amour pour les autres, l’amour pour l’univers, l’amour pour chaque pas que tu fais, chaque geste que tu accomplis. C’est ta seule armure mais qui est la plus efficace. »

    Il s’avança doucement. La mer avait pris l’aspect d’une pâte noire, liquide et visqueuse. Il marcha parcimonieusement tandis que la matière s’écartait sans bruit et se reformait derrière lui. Il savait qu’elle l’entourait mais il continua à marcher sans crainte. Plus il cheminait et plus la matière noire l’enveloppait, se refermait autour de lui. Le sage prit alors conscience qu’il s’affirmait sans combattre et sans chercher à apporter de l’amour. S’il avait combattu, la matière l’aurait submergé pour l’anéantir ; s’il avait voulu apporter de l’amour elle l’aurait fui. Au contraire, s’il restait neutre un compromis s’installait. N’ayant pas d’autre alternative, il poursuivit son chemin. Il ne se demandait pas ce qu’il avait à faire ; il pensait qu’il trouverait.

    Il leva les yeux et aperçut le grand ange des ténèbres qui n’avait pas bougé. Il l’appela : « Qu’est-ce que je peux faire pour eux, qu’est-ce que je peux leur apporter ? » L’ange répliqua, simplement, sans détour : « Rien, absolument rien ! Quoi que tu puisses leur apporter, ils te fuiront ; si tu fais un pas vers eux, ils reculeront. » Le sage n’était pas d’accord : « Pourtant, cela fait un moment que je suis autour d’eux. Vois ! Ils ne me fuient pas ! » L’ange soupira : « C’est parce que tu es neutre. Tu ne fais rien pour eux, tu ne fais rien contre eux, tu ne leur apportes rien, alors ils n’ont aucune raison de te fuir. » Le sage réfléchit rapidement : « Si, il y a quelque chose que je peux faire pour eux. Si je ne peux ni les aimer ni les combattre ni leur apporter quoi que ce soit, je peux les respecter et accepter qu’ils existent. Je n’y mets ni amour ni haine. Mais je ne suis pas indépendant. Je suis avec eux, ils sont avec moi et j’accepte cela. La vie accepte que la mort soit présente de même que le bien accepte que le mal existe. L’amour, ce n’est pas à eux qu’il faut l’apporter mais à nous les vivants. C’est à nous de respecter, d’accepter et de nous donner à nous-mêmes l’amour qui les fait fuir. Peut-être que le mal existera toujours. Peut-être que la mort sera toujours présente. Mais si mon cœur l’accepte et si je me donne l’amour de la résiliation, alors je permets aux ténèbres d’exister en même temps que moi. »

    Comme il disait cela, la matière noire l’enveloppa entièrement comme pour se repaître de lui. Il ne bougea pas, il n’avait aucune crainte, aucun autre sentiment que sa résiliation. Peu à peu, la matière noire se dissipa, retomba et se fit de plus en plus fine à ses pieds. Inexorablement, l’océan de ténèbres diminua, se réduisit. Il ne resta pendant quelques minutes que quelques nappes qui finirent par se désagréger.

    « Bravo ! » Applaudit l’ange. « Tu as compris qu’il y a autre chose que l’amour et la haine dans ton cœur. Ce que tu viens de faire ressurgir du plus profond de toi-même est l’écho divin qui t’a été donné lors de ta création. Tu accèdes donc au niveau de ton créateur. Je n’ai plus rien à t’apporter. Va tout droit, quelqu’un t’attend au bout du chemin. » L’ange leva une main compatissante pour saluer une dernière fois celui qui avait traversé le pays des morts. Le sage lui rendit son salut, se retourna et chemina dans la direction que lui avait indiquée l’ange des ténèbres.


    Il était revenu dans sa maison. Rien n’avait changé. Il régla plusieurs mois de loyer d’avance afin que tout demeure en l’état où il l’avait laissé. Puis il repartit. Il avait un long voyage à faire.

    Il avait gardé quelques pierres avec lui. Il fit l’acquisition d’une dague d’excellente qualité sur le manche de laquelle il fit sertir la plus belle. La lame avait une âme à présent. Et il devait dénicher la personne destinée à recevoir ce présent. Une arme solitaire pour une personne solitaire. Il partit à sa recherche.

    Ses pas le conduisirent loin vers l’intérieur des terres. Il y avait un campement isolé. Un homme solitaire menait un combat contre une meute de loups. Il s’était adossé à un rocher et faisait des moulinets avec un sarment embrasé afin de les tenir à l’écart. L’homme était en mauvaise posture.

    Il banda son arc et décocha quelques flèches sur les loups en arrière de la meute. Plusieurs bêtes tombèrent. Les autres étaient trop proches de l’homme du campement. Il courut vers lui en criant. Arrivé à proximité, il lui lança la dague qui se ficha devant les pieds de l’homme. Il s’en saisit à la vitesse de l’éclair et attaqua le premier loup. Assaillis et frappés des deux fronts par les deux guerriers farouches, les loups reculèrent et s’enfuirent.

    Les deux combattants sympathisèrent. L’homme était plein de reconnaissance envers son sauveur. Ils partagèrent les provisions qui restaient puis, après avoir discuté un moment mais éreintés, ils se couchèrent après avoir ranimé et augmenté le feu. Les loups étaient partis.

    Au matin, le mystérieux sauveteur avait disparu. L’homme après l’avoir cherché découvrit la dague qu’il lui avait laissée. Une arme magnifique dont la pierre enchâssée dégageait une douce chaleur. Il l’endossa à sa ceinture, ramassa ses affaires, fit ses paquets et continua son voyage.

    De loin, il vit partir l’homme. Il sourit. Son travail était terminé.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE D’OCTOBRE

    L’errant, le guide et le veilleur partagent un même feu fragile.
    L’un raconte, l’autre éclaire, le dernier apaise.
    Ensemble, ils traversent la brume des jours plus hostiles
    Et leur trio devient l’écho d’une sagesse sans emphase.

    Mais aucun d’eux n’est un stratège et ne sait prévoir à l’avance ;
    Ils sont joueurs et avisés mais sans tactique et sans tricher ;
    Car trop honnête ne sait risquer sa vie au-devant de la mort
    Et qui affrontera sa mort sera vainqueur ou bien vaincu.

    Le voyageur

    Le voyageur, ce matin-là, était différent. Il dormait paisiblement, il avait changé ses habitudes. Pour la première fois depuis longtemps, il avait décidé d’attendre ce que la journée allait lui apporter. Il était serein, confiant et avait lâché prise contre tous les précédents évènements. Ses intuitions étaient ses meilleurs guides. Sa compagne était blottie contre lui. Il avait resserré ses bras autour d’elle. Ils dormaient, tous deux, paisiblement. Rien ne pressait, il savait ce qu’il avait à faire.

    Le vent agitait les rideaux, un goéland s’était aventuré sur la terrasse en quête de nourriture, on aurait dit que le temps cherchait sa proie. Pourtant, rien ne bougeait. Un gémissement langoureux. Un appel à un moment de tendresse. Des bras féminins se resserrant autour de son homme dans une matinée de fin d’été. Un moment de douce quiétude. Le voyageur, maître de son temps répondit à l’amour de sa compagne. L’amour était le début à tout.

    Vers midi, il se leva nonchalamment. Les cris des oiseaux étaient stridents. Il alla sur la plage, ôta ses vêtements et plongea dans l’eau fraîche. Sa compagne le rejoignit et ils goûtèrent ensemble les embruns de la mer. Lorsqu’ils sortirent de l’eau, ils avaient faim. Sans s’être concertés, ils se dirigèrent vers la demeure des enfants.

    La maison n’avait pas changé depuis leur dernière visite. Toujours ces étranges activités pratiquées par les enfants : lévitation, télékinésie, télépathie et d’autres pour lesquelles le voyageur n’avait pas de mot pour les décrire. Lorsqu’ils débouchèrent dans la salle à manger, le garçon blond et la fille brune les reconnurent ; ils coururent vers leurs visiteurs avec enthousiasme. Vraisemblablement, ils avaient gardé dans leur cœur de bons souvenirs et une expérience enrichissante. Ils invitèrent le voyageur et son amie à s’asseoir et partager leur repas.

    Pendant qu’ils mangeaient, la fille brune déclara : « J’ai fait un rêve curieux, cette nuit ; et ce n’est pas la première fois. C’est un rêve récursif mais, cette fois-ci, il était beaucoup plus fort et intense. Je me retrouve devant une porte. Elle est noire. Parfaitement rectangulaire, lisse, dure et froide comme de la pierre. Elle se dresse devant moi comme un obstacle impossible à contourner. Et lorsque je sens l’embryon de l’intuition qui va me permettre d’en deviner la clef, je me réveille. Au début, j’étais frustrée d’avoir échoué. Mais cette nuit, j’ai compris que j’étais dans le monde des rêves et que j’avais trouvé la clef puisque je m’étais réveillée. J’avais donc réussi. En revanche, je ne me souviens pas de la nature de la clef. Mais ce n’est pas le plus important. Cette porte ressemble à un objet qui se remarque parfaitement dans l’île : la stèle ! »

    « C’est intéressant. » Dit le voyageur. « Allons-y tous les quatre ! Inutile de donner de faux espoirs à nos compagnons. » Ils se levèrent, sortirent de la maison et, sans attirer l’attention, partirent en promenade. Une promenade découverte. Ils refirent le chemin qu’il avait parcouru auparavant. Presque une éternité pensait le voyageur tellement les derniers évènements avaient étiré le temps. Le temps avait passé très vite mais ce n’était pas le plus frappant. C’était cet étirement. Comme si chaque jour avait duré un mois. Il retrouva la colline en pleine lumière cette fois-ci. Il remarqua quelque chose qu’il n’avait pas pu discerner la première fois à cause de l’obscurité de la nuit : les pierres n’étaient pas vraiment noires mais faites d’un cristal translucide. À la lumière du jour, elles apparaissaient plus claires. De plus, elles étaient très régulièrement alignées. Enfin, au centre où trônait la stèle, celle-ci n’était pas à même le sol mais sertie dans un socle rocheux. Celui-ci était bâti de pierres très dures. L’ensemble n’était pas une simple décoration. Chaque pierre avait son rôle comme les pièces sur un échiquier. La stèle demeurait conforme à sa première visite. Le même texte gravé, imperturbable.

    Le voyageur scrutait les environs, il pressentait que quelque chose lui avait échappé depuis le début. Les pierres. Il retourna les observer. Quelle était leur nature ? Il en avait déjà aperçu auparavant. Il chercha dans ses souvenirs. Des pierres de lune ! Que disait-on à leur propos ? La Pierre de Lune apporte l’amour, le bonheur, la chance. Elle avive l’intelligence et permet de bonnes affaires car elle est soumise à l’influence lunaire. Elle assure une bonne route aux voyageurs. C’est une pierre féminine qui favorise la douceur, l’intuition, l’équilibre et l’expression des émotions refoulées, particulièrement chez les hommes. En lune descendante, elle est dédiée aux mystères de la nuit et est bénéfique à la voyance, à la mémoire, à la médiumnité, au rêve, et stimule l’inspiration.

    Tous ces souvenirs revenaient dans l’esprit du voyageur. « La lune ! » S’exclama-t-il ! « Il n’y a pas de lune ! Le soleil marche à l’envers, la Terre ressemble à notre Terre ; mais il n’y a pas de lune ! »

    Comment cela se faisait-il ? C’était peut-être anodin et pourtant … Pourquoi n’y avait-il pas de lune dans ce monde ? Parce qu’ils n’étaient pas à l’air libre. Ils étaient dans un monde clos. Alors, quelle était la signification de ces pierres de lune alignées dans le chemin qui mène à la stèle ?

    À tous les quatre, ils examinèrent la question. « Les pierres de lune sont de nature féminine, n’est-ce pas ? » Demanda la jeune fille brune. « Alors, la stèle pourrait être de nature masculine ? » Le garçon répliqua : « Et à quoi cela nous avance-t-il ? Voilà ! Nous sommes très heureux de nous retrouver dans une fleur de pierre faite d’étamines lunaires et un pistil stellaire ! Ça ne nous avance pas plus ! »

    Le voyageur pesait chaque mot et regardait autour de lui. « Ça ne nous avance pas, mais il est vrai que la remarque est pertinente. Les pierres sont sexuées. Reste à savoir pour quelle raison ! Reste à savoir quelle est la signification de l’absence de lune. Bien sûr, nous sommes dans un monde clos. La lune est donc à l’extérieur de ce monde. Le passage se fait par l’eau comme … les marées. Rentrons, il faut que je m’entretienne avec le capitaine. »

    Celui-ci était à quai, occupé à vérifier son bateau. Il désirait être prêt à appareiller si un espoir pouvait gonfler ses voiles. Le voyageur grimpa à bord et lui révéla les découvertes de la matinée. Le capitaine était éberlué de n’avoir jamais de lui-même remarqué l’absence de la lune. « Les marées, bien sûr, sont conduites par l’attraction lunaire. Tu crois que cette même attraction a provoqué le raz-de-marée qui nous a fait échouer ici ? »

    « Eh bien, vous souvenez vous quelle était la phase de la lune lorsque le phénomène s’est produit ? » Demanda le voyageur au capitaine.

    « Nous étions en pleine lune ! J’en suis certain ! » Rétorqua le capitaine.

    « Si mon intuition est la bonne, la lune est le moteur du phénomène de passage. Mais elle ne doit pas en être l’unique responsable. Sans cela, d’autres navires auraient fait le même parcours que nous. Il y a certainement un déclencheur. Je ne sais pas encore lequel. Mais je pense tenir une piste. Celui qui est entré par l’eau sortira par l’eau. Si la lune provoque le transfert de l’extérieur vers l’intérieur, elle peut déclencher le retour. Peut-être. Bien que nous ne la voyions pas, quelle serait la prochaine phase de pleine lune ? »

    Le capitaine fit un rapide calcul : « Dans trois jours. »

    « Très bien, cela nous laisse le temps de nous préparer. » Dit tranquillement le voyageur en levant les yeux vers l’horizon. « Préparez-vous pour le retour. Attention ! Pas de faux espoirs ! Mais nous avons une chance de rentrer chez nous. Si la lune est avec nous. »

    Il redescendit sur le quai et rejoignit ses trois compagnons de promenade. « Retournons voir la stèle maintenant ! » Leur dit-il sans autre explication.

    Ses amis regardaient le voyageur pendant qu’ils marchaient. Ils l’avaient accepté en tant que responsable et tous se fiaient à lui. Ils lui en étaient reconnaissants car il avait ranimé une flamme dans le cœur de chacun. Mais personne ne disait mot, chacun préservait et continuait à nourrir cette flamme que le voyageur leur avait révélée.

    Lorsqu’ils atteignirent la stèle, les derniers rayons du soleil avaient jeté un mince rayon de lumière. À présent, la nuit nimbait la colline. Comme la toute première fois où le voyageur avait été confronté au monument. Pas de lumière, et pourtant, quelque chose. C’était ce dernier rayon de lumière qui avait interpellé le voyageur. Il avait vu quelque chose. On ne pouvait le voir en pleine lumière ni dans l’obscurité. Mais ce dernier rayon ! Il avait vu quelque chose de furtif, tellement rapide qu’il n’avait pu l’observer mais il en avait gravé l’évènement dans sa mémoire. Voyons. Qu’est-ce que cet ultime rayon avait éveillé en lui ? Mais bien sûr ! Le passage du jour à la nuit avait renvoyé un écho depuis la stèle. Le passage était lié à celle-ci. Le mécanisme était là tout près de lui. « La lune n’apparaît pas dans ce monde ! » Se dit le voyageur. « Pourtant le passage du jour à la nuit a renvoyé un écho. Je l’ai senti. Ce sont les pierres qui agissent comme amplificateur ! Elles se chargent pendant la lumière du jour. Ce sont elles, l’énergie motrice qui commande le passage. Mais le passage ne se déroule pas tous les jours. Parce qu’il faut une énergie émettrice. La lune. La lune envoie l’énergie nécessaire pour le retour. Les pierres et la stèle emmagasinent l’énergie requise mais c’est la lune dans l’autre monde qui commande. La stèle ! C’est un tableau de commande ! » Il s’approcha de celle-ci. Il l’escalada. Face au texte gravé. Autour de la dalle, des encoches. Une pour chaque pierre alentour. Devant, la baie, la mer. Derrière, une encoche plus profonde. Pas de pierre derrière le voyageur. Où était la pierre manquante ?

    « Écoutez-moi tous ! » cria le voyageur. Il manque une pierre ici ! Elle doit être volumineuse et devrait être ici ! » Il désigna l’emplacement vide. « Elle doit être certainement quelque part par ici ! »

    Ils cherchèrent, sondant le terrain. « Je l’ai trouvée ! » Cria la jeune fille brune. Elle était à quelques pas des autres, dissimulée dans un creux de rocher. Ils la dégagèrent. Elle était au moins dix fois plus volumineuse que les autres pierres. Ils l’installèrent à son emplacement. Dès sa mise en place, ils sentirent tous une vibration qui rayonnait sur l’ensemble du site.

    « C’est en place ! » Dit tranquillement le voyageur. « Nous pouvons rentrer maintenant ! Nous avons des préparatifs à faire. »

    Dès le matin, le capitaine s’occupa de son bateau. Il fallait prévoir l’intendance pour plusieurs jours de navigation. Pendant ce temps, le voyageur annotait sur son carnet tous les évènements qui s’étaient déroulés depuis qu’ils avaient débarqué. Il tenait à relater le maximum de détails et d’observations. Certes, il désirait toujours partir et regagner le monde de ses origines mais, il commençait à apprécier ce havre de paix. C’est pourquoi, il désirait consigner avec le plus de précision possible leurs aventures. Il fit des croquis également. Il était un peu doué en dessin ; il représenta la plage, la baie, le village, la lagune où ils avaient accostés. Pour l’expédition dans la montagne, il puisa dans ses souvenirs. Pendant qu’il dessinait, il montra ses illustrations à ses compagnons de route pour préciser un trait, gommer et retracer un point.

    Durant ces trois jours, tandis que les marins préparaient l’appareillage, le voyageur relatait et illustrait leur odyssée. Avant la fin du troisième jour, ils étaient prêts. Curieusement, les enfants n’étaient pas tentés par le voyage. D’autant plus que personne ne maîtrisait le passage d’un monde à l’autre. Le voyageur suivait son intuition mais sans garantie.

    Le conquérant

    Le conquérant ne dormait pas. Il explorait les recoins de la bibliothèque qui meublait son appartement. Ses intuitions l’avaient gardé éveillé. La demeure était silencieuse ; on n’entendait pas un bruit. Pour diriger l’expérience, il avait à sa disposition une très grande maison située en altitude ; un château. Dans la plus grande salle, il avait arrangé son laboratoire. La table d’émeraude avait été aménagée dans cet espace. La salle était immense ; le plafond, très haut, était formé d’une voûte qui embrassait la pièce et qui était soutenue par douze piliers imposants. Le conquérant aimait cet endroit ; il l’appelait son vaisseau de pierre. Il avait disposé en son centre un grand fauteuil de cuir noir. De là, il avait une vue immédiate sur la table d’émeraude.

    La veille, il avait quitté ses trois compagnons et les avait laissés à leurs tâches. Le conquérant et la princesse avaient quitté le monde clos grâce à un transfert dirigé par le chef des tribus. Ils avaient alors regagné le monde souterrain et étaient retournés au temple dans lequel était enchâssée la table d’émeraude. Pour faire leurs expériences, le conquérant avait imposé de la faire sortir de la caverne et de la transporter dans les hauteurs de la Terre. Cela n’était ni facile, ni difficile mais tout simplement prévu.

    Le temple se referma autour des humains. Les piliers qui en définissaient le pourtour se mirent à vibrer. « Nous remontons ! » Dit le chef. « La table d’émeraude revient à la surface après de très longues années. J’espère que tu sauras en être digne et que tu seras suffisamment humble pour t’accorder à elle ! »

    Le matin arriva. Le conquérant n’avait décidemment pas trouvé le sommeil. Il faisait suffisamment lumineux maintenant. Il décida d’explorer un peu plus en détail sa demeure. La vue était immense. Juchée au sommet d’une montagne, elle offrait une vision à trois cent soixante degrés. On avait une position impressionnante : celle de dominer tous les paysages environnants. Autour de la maison, de grandes terrasses étaient bordées de jardins. L’entrée était monumentale. Le hall pouvait accueillir une centaine de personnes au moins. La salle à manger était de proportions analogues. C’était une maison de maître. Aux étages supérieurs, des couloirs partaient en étoile et donnaient sur de nombreuses chambres somptueuses et bien équipées. Mais son lieu prédestiné était au sous-sol dans les vastes caves aménagées. D’ailleurs elles ressemblaient plus à une cathédrale à cause des colonnes et des voûtes qu’à des caves. Cet endroit portait en ses murs la trace d’une vibration, d’une présence. C’est ici qu’on avait aménagé le laboratoire. C’est ici qu’allait se dérouler sa mission.

    Il avait faim. Il regagna les cuisines. La princesse l’attendait là. L’odeur du pain frais et la vision des victuailles attisa son appétit. Ils partagèrent ensemble leur premier repas.

    « Que vas-tu faire aujourd’hui ? » Lui demanda-t-elle. « Aujourd’hui, je vais me rendre sur place et prendre tous les éléments d’observation qu’auront assimilés nos amis. Tu me feras revenir le soir. J’aurais ainsi un premier aperçu et je pourrai m’y consacrer dès demain. »

    Le transfert fut abrupt. Le conquérant avait l’impression de jouer à l’homme canon. La table d’émeraude était déjà trop puissante pour atteindre l’avant-poste de l’île. Il fallait trouver autre chose sinon, une manœuvre mal calculée pourrait anéantir l’île. On l’avait prévenu. Encore une tâche à programmer et à réaliser se dit-il.

    Lorsqu’il arriva à l’orée du village, ses trois compagnons le saluèrent et le congratulèrent. Ils avaient beaucoup avancé depuis. L’écologiste avait installé des serres et cultivé dans celles-ci des fruits, légumes et racines de base. La faune était bien équilibrée et elle avait dressé le programme des chasses afin de contrebalancer l’équilibre de la vie. Le scientifique avait fait le tour de la question des transferts. Bien qu’impossible de l’intérieur, rien n’empêchait d’utiliser un moyen extérieur. Restait à le contrôler de l’intérieur et pour cela, il avait une idée. Le commandant avait dressé la structure de la société qui allait gouverner l’île. Les femmes auraient un entraînement particulier qui en ferait des guerrières. Les hommes joueraient un rôle plus administrateurs, laissant l’intendance à leurs femmes plus expérimentées dans ce domaine. Restait encore à instaurer l’éducation des enfants et surtout constituer un équilibre dans la société. Il y avait beaucoup de questions et les débats à leurs propos partaient dans toutes les directions. Le conquérant leur proposa de les écouter l’un après l’autre. Charge à lui de synthétiser les problèmes de chacun et d’en trouver la solution ou du moins une orientation.

    Il commença par l’homme de science laissant les problèmes des deux autres femmes pour l’étape suivante. Deux étapes qui seront difficiles et importantes. Mais le problème du scientifique lui semblait plus simple c’est pourquoi il préféra l’aborder tout de suite.

    « J’avais d’abord pensé à utiliser l’énergie solaire. Mais la présence de celui-ci des deux côtés atténue énormément les capacités dont j’ai besoin. Puis, il m’est venu une idée : pourquoi ne pas utiliser les phases lunaires. Bien sûr, l’inconvénient, est que son cycle dure vingt-huit jours alors que le cycle solaire n’est que d’un jour. Ce qui limite les transferts à un aller-retour par mois. En revanche, la lune est toujours présente, on peut l’utiliser et, de plus, c’est un astre naturel, nul ne pourra jamais en déceler le mécanisme étant donné que le mécanisme proprement dit sera la lune elle-même ! »

    Le conquérant l’écouta très attentivement. « C’est une idée prodigieuse ! Ainsi, l’énergie sera d’intensité modérée et ponctuelle. Mais comment allez-vous procéder ? »

    Le scientifique lui sourit : « Cela, c’est mon affaire. Je n’en ai que l’idée pour l’instant mais je vais trouver. Mais il y a encore d’autres problèmes qu’il me faut résoudre. D’abord, le cycle de l’eau interne. Ensuite organiser une voie de circulation cachée dans l’île. Il faudra, à partir du rivage, pouvoir atteindre la montagne et pouvoir descendre au cœur du volcan qui s’y niche. J’en ai tracé la voie mais je n’ai pas encore la moindre idée de la manière dont je vais m’y prendre. Encore autre chose : le langage ! Il est clair que des hommes de différentes nationalités arriveront dans l’île. Il faudra trouver un moyen de les faire communiquer. Voilà ! Pour l’instant ce sont toutes les énigmes qu’il me faut dénouer. »

    « Fort bien ! » Répliqua le conquérant. « Je vous laisse continuer vos recherches et je vais y réfléchir de mon côté. Allons ! Il est temps que j’aille voir notre écologiste. »

    Le conquérant se leva et appela l’écologiste. Celle-ci était fort occupée dans les serres. Lorsqu’elle l’aperçu, elle vint joyeusement à sa rencontre, un flacon à la main. « Goûtez-moi ça ! » L’invita-t-elle en lui remplissant un gobelet. Le conquérant porta le verre à ses narines. Une odeur douce-amère. Il but. Le liquide était un peu épais mais désaltérant, énergétique et surtout excellent. « J’en ai de différentes saveurs. Je peux également les faire fermenter. Selon les plats cuisinés, je peux marier les arômes et adapter chaque boisson. Pour la nourriture de base, je peux faire pousser des légumes à profusion dans les serres. Les bancs poissonneux semblent inépuisables et les coquillages apportent toutes les vitamines dont nous avons besoin. J’estime qu’un millier de personne peuvent vivre ici sans connaître de carences tout en ayant une alimentation très variée.

    « Pas de viande animale ? » Interrogea le conquérant. « Ce ne sera pas nécessaire car toutes les protéines requises pour notre organisme sont présentes dans notre écosystème. De plus, une chaîne alimentaire animale entraînerait un déséquilibre de l’écosystème à cause des maladies, infections et virus qui s’y propagent trop facilement. N’oublions pas que nos habitants mèneront une vie simple et qui leur demandera beaucoup de temps et d’énergie. Inutile de semer le ver dans le fruit. Il y aura des animaux dans l’île, mais ils n’entreront pas dans la nourriture de base. Mais vous pourrez toujours chasser quelques oiseaux si le cœur vous en dit. Bien sûr, il y a beaucoup de points que je n’ai pas encore résolus. Il faut que j’étudie à fond chaque espèce de poissons, chaque espèce de plantes, chaque espèce de coquillages. Il faut que je vérifie l’équilibre entre prédateur et proie. Il faut que je fasse l’examen exhaustif de toutes les plantes médicinales. Il me faut encore faire beaucoup d’essais et de pratiques avant que tout soit en place. »

    « C’est très bien comme cela. Je vous fais entièrement confiance et je suis même impatient de goûter à vos fameux repas assortis de boissons. » L’écologiste lui sourit : « Je vous en préparerai pour un soir où vous resterez parmi nous. »

    Le conquérant s’éloigna et se dirigea vers la plage. Un groupe de jeunes gens était assis sur le sable. Un autre groupe pratiquait des activités sportives. Le commandant encourageait ce dernier groupe. Lorsqu’elle aperçut le conquérant, elle interrompit les exercices. Aussitôt le groupe de jeunes femmes s’arrêta et se dispersa calmement. « D’excellentes recrues ! J’ai essayé avec les hommes mais j’ai abandonné. Ils sont soit trop belliqueux, soit trop compétitifs, soit trop désinvoltes. Ils sont toujours trop quelque chose. Je ne peux pas compter sur eux pour l’intendance. Mes filles sont beaucoup plus réfléchies et responsables. Ce sont elles que j’entraîne afin de former une milice de guerrières. Elles sont beaucoup plus sûres et pertinentes. Elles ne cherchent pas à conquérir un pouvoir mais à protéger leurs semblables. Elles ne cherchent pas à montrer à tout prix leurs capacités ; elles le démontrent par leurs actes sans faire de bruit. Et puisque les hommes veulent jouer aux chefs, je vais justement leur donner ce rôle. À eux la jouissance du législatif ; à nous la liberté de l’exécutif. Nous nous entendrons le mieux du monde de cette manière. Ils auront ainsi tout leur temps disponible pour choisir les lois et choisir leurs chefs. Quant à nous, nous formerons l’unité la plus importante : celle qui apporte la nourriture et la sécurité. Si vous avez besoin de quelques hommes, n’ayez aucune appréhension : ils sont à vous ! »

    Le conquérant, amusé, répliqua : « Peut être le scientifique sera-t-il ravi d’avoir de l’aide ? Pourquoi pas ? Il faudra le lui proposer. Mais toutes mes félicitations pour vos travaux, chère amie. Vos amazones ont, en effet, un air très impressionnant et très efficace. Une armée de femmes et un gouvernement d’hommes ? C’est original et, après tout, très énergique. Vous êtes très avancée dans votre tâche. Avez-vous des problèmes non résolus ? »

    « Il faudra penser à l’équipement. Il doit être très léger et pratique. Il doit aussi permettre de porter des armes tout en laissant libres tous les mouvements de combat. Mais ce sont des détails. Cela va se résoudre tout seul. Mes filles sont très intuitives, elles ont beaucoup d’idées et sont très organisatrices. »

    « Très bien ! » Répondit le conquérant. « Je vous laisse reprendre vos entraînements. Nous nous reverrons lors de notre prochaine visite. »

    Il s’éloigna. L’ingéniosité développée par ses compagnons le rassurait. Il y avait encore du travail mais il était certain que chacun arriverait à l’accomplissement. Ils étaient tous très motivés et les premiers résultats étaient plus qu’encourageants. Le schéma était bien établi. Il restait à parachever l’œuvre commencée. Une brise fraîche caressait les joues du conquérant, le soleil se couchait en dardant ses derniers rayons sur la plage paradisiaque. L’île était en train de s’endormir tandis qu’une nuit apaisante s’apprêtait à la border.

    A l’heure dite, il se dirigea vers la plage dans le périmètre prévu à cet effet. Il eut l’impression d’être happé par un aspirateur géant et se retrouva, un peu secoué, dans le laboratoire. « Vraiment éprouvant ces déplacements ! » La princesse lui sourit et l’embrassa tout en lui passa la main dans ses cheveux ébouriffés. « Viens te reposer à présent, mon grand conquérant ! » Amusé, il la suivit et se prépara à des transferts d’une autre sorte.

    Le maître

    Le maître ressentait encore, au matin, les échos de la nuit passée. Leurs hôtes leur avaient aménagés des chambres donnant sur le couloir supérieur. Chacun avait pris sa place ; les couples s’étaient formés. Ce matin-là, il se promenait dans les jardins en compagnie de l’astronome. Il n’y avait pas le lever de soleil habituel. Alors, pour compenser, la jeune astronome lui nommait les étoiles et les constellations. Elle l’informait sur les positions stellaires. Il y avait des milliards de soleils ; nul ne remplaçait celui de leurs origines mais le visage radieux de sa jeune compagne le lui rappelait.

    Les uns et les autres s’étaient réveillés et les avaient rejoints. Les cristaux qu’ils portaient sur leur plexus brillaient d’une douce lumière. Ils avaient commencé à être lumineux pendant la nuit. À présent, la clarté qu’ils diffusaient était plus forte. Chacun sentait vibrer sa pierre comme si elle était le témoin de tout ce qui s’était passé jusqu’alors. Depuis qu’on avait éveillé leurs sens à l’écho, non seulement ils le ressentaient dans leurs corps mais tout ce qu’ils touchaient ou côtoyaient se nimbait d’une aura secrète et invisible jusqu’alors.

    « Quel est le sens, ancré en nous, qui est sensible à l’écho ? » Avait demandé le maître à leurs initiateurs, la veille. « Le plus ancien et le plus primitif : » Lui avait-on répondu. « Depuis les premiers instants de la vie, le créateur y a mis son empreinte. Il nous a fait à l’image de sa nature. C’est pourquoi nous entrons en vibration comme l’aiguille d’une boussole qui indique le nord sur votre Terre. »

    « Mais dans quelle partie du corps s’est-il retranché ? » Avait poursuivi le médecin. « Il est diffus dans toutes vos cellules. Il est dans l’eau de vos cellules. C’est lui qui permet, aujourd’hui, à vos cellules de s’orienter d’une manière magnétique. Ce sens caché qui a été refoulé pendant des millions d’années est toujours là, niché au cœur même de la vie de vos cellules : l’eau. Il porte la trace de l’énergie d’amour qui a créé l’univers tout entier. Allons ! Il faut que vous vous y habituiez et que vous vous en fortifiiez. Restez ensemble au début et faites des expériences les uns avec les autres, révisez toutes vos connaissances à la lumière de votre nouveau sens. Nous nous reverrons demain pour continuer votre formation. »

    C’est ainsi qu’ils s’étaient, en un premier temps, groupés deux par deux pour affûter leur nouveau regard. Au premier instant, la sexualité différente de chacun des deux partenaires renvoyait une image complémentaire. Mais rapidement, les deux sexes montraient, avec évidence, les deux pôles de l’énergie créatrice. Ce n’étaient plus deux êtres de chair mais les deux pièces maîtresses de la création ; les deux extrémités de l’Univers ; les deux règnes fondamentaux des lois cosmiques.

    Faire l’amour était un coup de fouet. Une décharge électrique entre les deux pôles. Leurs corps avaient été façonnés pour entrer en excitation lors de la rencontre. Toutefois, cette excitation était incomplètement ordonnée. Il fallait la présence éveillée de l’écho pour que l’excitation s’harmonise et s’amplifie pour prodiguer une énergie canalisée et de grande puissance. Non seulement à chaque étreinte le couple qu’ils formaient se sentait plus fort, mais ils commençaient à ressentir les objets qui étaient à proximité. Ce fut leur cristal qui leur révéla, en premier, une propriété étonnante. Une fois mis en vibration harmonique avec son détenteur, une lame de lumière montait verticalement transformant la pierre en une épée de feu. Autre constatation, les étreintes terminées, l’énergie ne descendait ni ne s’interrompait, elle restait stable. Ce n’est que plusieurs heures après qu’elle commençait à diminuer donnant une impulsion de contact au couple afin de faire remonter l’énergie.

    C’était si intense, qu’ils décidèrent de temporiser et aller vers l’extérieur pour découvrir davantage et partager leurs connaissances avec leurs autres compagnons. Lorsqu’ils se retrouvèrent tous, ils surent, sans se parler, que chaque couple avait suivi le même enseignement. Lorsqu’ils se rapprochèrent, ils se sentirent tous unis comme s’ils formaient la même personne ; comme si l’univers tout entier était contenu au milieu d’eux.

    Le lendemain, dans un matin approximatif, les douze compagnons convergèrent vers la salle de formation. Ils commençaient à s’habituer aux couloirs étoilés qui défiaient les lois de la pesanteur terrestre. Ils n’eurent aucun mal ni vertige à emprunter un passage qui leur paraissait totalement renversé. Lorsqu’ils entrèrent dans la salle, le haut, le bas, la droite et la gauche avaient été abolis. Ils flottaient d’une manière assez chaotique. Ils s’amusèrent à créer des danses insolites. Les jeunes femmes étaient enthousiastes, guidées par leurs cavaliers tout aussi ardents.

    Une voix puissante se fit entendre. « Je vois que vous vous êtes habitués à notre topologie. Nous allons pouvoir commencer. »

    Les humains s’avancèrent et montèrent sur une plate-forme. Il n’y avait pas de siège. L’instructeur se présenta : « Bonjour ! Notre premier exercice sera le chant. Par le chant vous allez harmoniser tous vos centres d’énergie. Par le chant vous allez faire vibrer ces centres d’énergie. Et par le chant, vous allez canaliser vos centres d’énergie. Nous allons commencer par une série simple. »

    Il chanta une série de sept notes. Il les reprit une à une en remontant ses mains le long du corps. Les humains firent de même note après note. Plusieurs fois.

    « Maintenant, nous allons tenir chaque note, l’une après l’autre jusqu’à ce que vous sentiez votre centre énergétique vibrer avec la note ! »

    Ils reprirent tous chaque note en la tenant le plus longtemps possible. Chacun reprenait son souffle à tour de rôle de manière que la note soit la plus constante possible. Au bout d’un long moment, ils sentirent de la chaleur au bas de leur ventre. Le formateur leur fit signe d’arrêter, puis de reprendre après quelques minutes. De la même manière, la chaleur émergea au point identique.

    « Vous étiez déjà assez doués ! Vous y êtes parvenus rapidement. Continuons. La note suivante. »

    Et ils firent de même pour chacune des notes. Chaque fois qu’ils poussaient une nouvelle note, ils éveillaient en eux une nouvelle chaleur. Et cette chaleur revenait ensuite à chaque appel.

    « Nous allons nous arrêter et nous restaurer maintenant. Cet après-midi, nous continuerons. »

    Le maître et ses amis prirent une collation bienvenue. Ces exercices avaient été vigoureux. Ils ressentaient une certaine fatigue bien qu’elle ne fut pas trop accablante. Le repas était reconstituant et léger à la fois. Servi dans un cadre surprenant : la terrasse était de verre et l’on apercevait des voies de communications qui partaient dans toutes les directions. Au-dessus d’eux, d’autres personnes déjeunaient à l’envers, la tête en bas. Heureusement pour eux, ils avaient acquis un certain équilibre sans quoi leur lunch aurait été impossible. Après un moment de détente, les cours reprirent. Ils se sentaient guillerets, redevenus étudiants ; insouciants et pleins de vie.

    « Nous allons pratiquer les chants sacrés à présent. Ces chants utilisent les notes que vous avez apprises ce matin et qui ont éveillé vos centres énergétiques. Un petit chant simple pour commencer. » L’enseignant leur fit écouter l’exercice. Ils reprirent tous ensemble. Au fur et à mesure qu’ils chantaient, la chaleur montait et descendait dans leur corps.

    « Vous sentez dès à présent l’énergie qui circule. C’est la force du chant. Nous allons maintenant apprendre à canaliser cette force par des chants forts. » Le formateur leur donna un nouvel exercice. Le chant était beaucoup plus consistant. Simple d’aspect mais difficile à la pratique. Pendant qu’ils chantaient la chaleur rayonnait dans tous leurs centres énergétiques. Plus ils chantaient et plus ils sentaient les centres à l’unisson. Ils avaient l’impression de brûler comme un soleil.

    « Ce que vous avez tous ressentis ce sont vos centres qui ont été harmonieusement canalisés. Par ce stade, vous êtes capables de produire une énergie considérable. Cela vous aidera par la suite. Demain, vous aurez un nouvel enseignement. Vous continuerez à pratiquer le chant mais avec d’autres personnes plus aguerries que moi dans cette compétence. Après le repas du soir, ils se réunissent sous le grand dôme vert. Rejoignez-nous. Vous assisterez au premier art étrange. »

    Ils sortirent de la salle en sentant battre très fort leurs cœurs. Ils avaient l’impression que leurs os avaient été chauffés à blanc. Ils prirent leur repas avec grand appétit tout en discutant et conversant sur les enseignements de la journée. Chacun exprimait ses connaissances quant aux pratiques des chants terrestres, quant aux chants grégoriens, quant aux chants de chaque peuple de la Terre.

    Le repas terminé, ils se dirigèrent vers le lieu du rendez-vous. Sous un immense dôme vert émeraude, une salle était aménagée comme un cirque romain. On les invita à se rapprocher afin d’occuper les places du premier rang. Bientôt de grands personnages magnifiques entrèrent en scène. Sans dire un mot, ils entonnèrent un chant. Une introduction légère. Le maître avait l’impression d’une promenade, une brise légère dans ses cheveux. Le chant s’intensifia. Les compagnons sentirent les points de chaleur dans leurs corps. Ce n’était pas eux qui chantaient mais leurs centres énergétiques vibraient néanmoins. Inconsciemment, comme si leurs corps s’harmonisaient, leurs lèvres s’ouvrirent et un chant d’accompagnement unifia les compagnons avec les chanteurs. Ceux-ci devinrent très lumineux. De plus en plus lumineux comme mille soleils. Le chant montait en puissance. De la lumière émise, émergèrent des images de paysages de grande beauté. Par moment les chants redoublaient d’intensité pour accompagner les mouvements d’un océan sauvage puis, se calmait pour s’endormir dans un panorama de paix. Enfin, le chant ralentit, et reprit le thème du début. C’était la fin de la promenade. La brise s’enfuyait decrescendo. Les chanteurs avaient terminé. Ils adressèrent un grand salut à l’assistance ainsi qu’un sourire de compassion envers les douze compagnons. Lorsqu’ils sortirent du dôme, ils virent leur formateur venir à leur rencontre. « Ce que vous avez appris, c’est ce que vous possédez à l’intérieur de vous. Il y a encore beaucoup à découvrir dans l’art du chant. Mais je n’ai aucune crainte avec vous, vous vous harmonisez parfaitement. Vous êtes prêts pour la journée de demain. Bonne nuit à tous ! »

    Ravis par cette représentation, ils regagnèrent leurs quartiers. Chacun vibrait de l’énergie du chant. Personne n’avait sommeil. Chacun avait très envie de partager un chant à deux. C’est ce qu’ils firent. La nuit fut très harmonieuse.

    Au matin, chacun se trouva transformé. Dans leur corps, des courants sensibles se diffusaient selon l’intonation de leur voix. Cela leur permettait de distinguer directement les différences entre des paroles douces et bienveillantes et des paroles dures et amères. Lorsqu’ils se dirigèrent vers l’amphithéâtre, le formateur était accompagné d’un personnage tout aussi impressionnant que lui.

    « Nous allons, aujourd’hui, joindre aux chants que vous avez pratiqué hier la présence du corps. Lorsque vous percevez la note, vous sentez la chaleur en un point précis de votre corps. Vous allez faire descendre votre conscience dans ce point du corps et vous allez mouvoir ce point de votre corps selon la note. Commençons par un chant très simple ! » L’instructeur du chant lança une phrase simple. Les douze compagnons la répétèrent en pointant mentalement le centre d’énergie activé. En se projetant dans ce centre, ils avaient la possibilité de se mouvoir. La succession du chant était un parcours de promenade comme sur un passage à gué. Lorsqu’ils eurent fini le chant, quelle ne fut pas leur surprise de se retrouver au sommet de la coupole, la plate-forme renversée au-dessus d’eux. L’instructeur de cette danse étrange reprit : « Vous découvrez que l’espace est contenu dans votre corps. Ces exercices ont pour but d’éveiller votre conscience à l’espace. Nous allons continuer par des exercices plus soutenus. Ignorez pour l’instant vos bras et vos jambes. C’est votre corps qui se déplace, pas vos membres. »

    Ainsi la matinée se poursuivit par des chants plus complexes. À la fin de la séance de formation, ils avaient appris à voyager par le chant. Ils étaient même à plusieurs reprises sortis de la salle et avaient parcourus de longue distance dans la cité stellaire.

    « Quelle est la limite du voyage ? » questionna l’astronome. « La limite est selon les possibilités physiques du chanteur et du danseur. Vous devez pouvoir vous déplacer sur votre globe sans trop de difficultés. Pour des déplacements plus importants, il y a d’autres moyens. »

    Se mouvoir en chantant et en faisant danser son corps était une nouveauté qui emballa le cœur des humains. Ils s’amusèrent beaucoup à regagner les restaurants de cette manière. Ils en profitèrent pour s’installer sur la plus haute des terrasses. Les harmoniques y étaient fantastiques.

    L’après-midi leur permit de mieux s’entraîner et de mieux s’adapter à cette nouvelle discipline. Leur chant devenait plus clair, leur danse plus concise. Au soir ils en avaient acquis la maîtrise. « Vraiment très doués ! » Les félicita leurs professeurs.

    Comme la veille, il y eut un spectacle donné le soir. Des chanteurs et des danseurs. Ceux-ci étaient de grands virtuoses. La représentation était plus artistique que technique. L’important n’était plus les possibilités du chant et de la danse mais le résultat eurythmique qui en était obtenu. Le chant était pathétique, la danse suivait et en consolidait la texture.

    Le spectacle terminé, chaque couple regagna sa chambre afin d’expérimenter l’amour par le chant et la danse. Personne ne s’en plaignit. La nuit fut une succession de ballets.

    Le troisième matin arriva. Les humains se regroupèrent en échangeant des sourires de connivences quant à leurs nuits. « Que va-t-on nous apprendre aujourd’hui ? Après le chant et la danse, je suis impatiente de découvrir la troisième journée ! » Déclara joyeusement l’initiée aussitôt ralliée par les autres.

    Dans l’amphi, les formateurs étaient trois. Les deux premiers et un nouveau. Les humains étaient très heureux de revoir leurs instructeurs et visiblement, la joie était partagée. Le nouvel éducateur leur souhaita la bienvenue et leur annonça : « Maintenant que vous avez acquis le chant et la danse, nous allons vous révéler les couleurs. Selon la note, vous avez appris à relier votre centre énergétique, selon son intensité, vous avez appris à le mouvoir. Maintenant, vous allez assimiler sa lumière et sa couleur. Voyez-vous, les centres d’énergie de vos corps physiques représentent d’une part les liens qui vous relient à votre origine céleste et d’autre part sont les portes par lesquelles circule l’énergie céleste. Par le chant, vous activez ces portes, par la danse vous les rendez opérationnelles. Vous allez maintenant expérimenter la lumière qui en jaillit. Commençons. »

    La première note fut lancée, aussitôt reprise et soutenue par les chœurs. Le premier mouvement suivit et les fit tous léviter à un mètre du sol environ. La note augmenta en puissance. Alors, une lumière rouge foncé diffusa dans la salle. Deuxième note, deuxième mouvement, deuxième lumière. Puis, une à une, chaque note et chaque mouvement donnait naissance à une nouvelle lumière, une nouvelle couleur. Lorsque les sept notes furent atteintes, le maître chanteur déploya une phrase musicale plus complexe, le maître danseur le rejoignit d’une danse qui s’ajustait magnifiquement avec le chant. Alors, le maître lumière ouvrit les portes et chaque être humain fut initié à ce nouvel art étrange et créateur. Ils apprirent à conjuguer les couleurs lumineuses jusqu’à obtenir une lumière d’un blanc éclatant. La formation se poursuivit toute la journée. Sans éprouver la moindre fatigue, les humains façonnèrent et affermirent leurs capacités. En fin d’après-midi, ils étaient devenus chanteurs – danseurs – lumières. « Rappelez-vous que vos centres d’énergie représentent les portes par lesquelles vous avez la possibilité de vous reconnecter à vos origines. De la même manière, ces portes s’ouvrent vers votre avenir. Pour naviguer d’une porte à l’autre, vous avez les trois premières clés : le chant, la danse et la lumière. Reposez-vous un moment, plus tard dans la soirée, nous ferons ensemble une expérience transcendantale. »

    Les douze humains se retirèrent. Au cours du repas personne ne parla. Ils échangèrent entre eux des notes et découvrirent qu’ils pouvaient communiquer entre eux de cette manière. Ils firent une promenade dansante et entraînante. Chant, chaleur, mouvement et lumière ponctuait chaque pas dans l’espace. Ils regagnèrent l’amphithéâtre plus tard dans la soirée. Les trois compagnons formateurs les attendaient et les accueillirent allègrement. « Les trois clés que nous vous avons enseignées sont fondamentales. Nous allons faire maintenant quelques expériences intéressantes. Grâce à ces trois clés, vous allez pouvoir créer, projeter, matérialiser toutes sortes de visions, représentations, expressions, scènes, histoires, communications. Observez ! »

    Le chant était d’une beauté extraordinaire. La danse s’y accordait sublimement. Les lumières qui s’en dégageaient étaient formidables. C’est alors que les trois êtres de lumière flamboyèrent. De leurs mains, des éclairs jaillissaient. Des langues de feu. Des langues qui léchaient amoureusement l’espace jusqu’à en faire surgir des formes étincelantes. D’abord, ce furent des fresques aux couleurs somptueuses issues d’une renaissance cosmique. Ensuite, les images s’épaissirent et donnèrent naissance à des sculptures fantastiques. Les statues s’animèrent à leur tour et donnaient lieu à d’étranges scènes. Jusqu’à montrer aux humains leur propre image.

    Lorsque la représentation se termina, le maître lumière leur dit : « Ce que vous avez vu n’est qu’une possibilité de ce que vous pouvez obtenir. Vous aurez à travailler votre art encore un jour ou deux et vous serez prêts. Vous serez navigateurs. »

    La petite troupe se retira, le cœur dans les étoiles. La nuit fut lumineuse éclairée par des millions d’étoiles. Pour l’instant, personne ne pensait à être navigateur. Ils avaient tous, gravé dans leurs cœurs, une nouvelle science qui leur ouvrait des portes inconnues dans l’univers. C’est ce qui les touchait le plus. Chant, danse et couleurs. Tout cela allait si bien ensemble ! Ils étaient tous enchantés d’avoir découvert ces dons extraordinaires. Ils regagnèrent tous leurs appartements. Ils allaient mêler l’amour à ces dons étranges.

    Le sage

    Le sage contemplait le soleil au zénith. Pendant la nuit stellaire, il avait dormi. Durant son sommeil, la fusion de toutes ses parcelles de vie avait poursuivi l’alchimie. Au matin, le sage se sentait un. Tous les infinis, toutes les existences qu’il avait discernés la veille s’étaient rassemblés en un seul être prodigieux. Ce matin-là, il était un, tout simplement. Un dans la plénitude du matin.

    Il était attendu. Les autres groupes lui avaient demandé de les suivre. Ils étaient bienveillants avec lui. Il les suivi sans crainte. Comment faire pour communiquer avec ses semblables ? Il allait le découvrir rapidement. D’après ce qu’il avait compris, toutes les créations évoluées qui avaient traversé le premier cycle de la vie allaient se rencontrer. Toutes les créations ? Étaient-ce tous des humains, comme lui, qui étaient arrivés dans ce nouveau plan ? Mille questions agitaient son propre réseau mais pour l’heure, il se fit patient et s’approcha du point de rencontre.

    Un géant. Un être de lumière qui semblait un soleil accueillit tous les arrivants. Plus forte que la puissance qui se dégageait de lui était l’amour qui animait ses paroles : « Soyez tous les bienvenus ! Approchez et installez-vous ! Suivez les anges qui vous montrent le chemin. »

    Le sage, toujours accompagné des autres groupes, franchit l’entrée de ce qui aurait pu ressembler à un palais surdimensionné. Il y avait des entrées sur des niveaux multiples. Non seulement les groupes comme le sien étaient très nombreux, mais il y en avait d’autres étonnamment différents. Des êtres volants, extrêmement rapides volaient à très hautes altitudes. D’autres êtres sans forme distincte – on aurait dit des ombres – étaient reçus sur d’autres passages. D’autres êtres, encore, que le sage avait pris pour des astres en orbite descendaient du ciel. Il avait l’impression que chacun de ces astres allaient pulvériser le palais. Cependant, bien qu’astronomique, le palais semblait les engloutir un à un. Des courants invisibles, furtifs, se rassemblaient également. Le sage questionna ses groupes compagnons quant à la nature de ces manifestations. On lui répondit que la vie revêtait non seulement diverses formes, mais qu’il y en avait sur différents plans et de substances aussi dissemblables. Le sage avait toujours connu des expériences humaines ; il se demandait quelles étaient les autres applications de la vie.

    Dans cet amphithéâtre démesuré, le sage trouva sa place. D’autres groupes de sa substance étaient déjà installés ; à son arrivée, ils l’accueillirent et lui offrirent une place de choix ; en fait, chacun était très bien placé.

    L’étrange assemblée commença par les représentants de ce que le sage avait pris pour des astres. Ils représentaient l’âme des étoiles. Ils parlaient ; ce qui aurait eu l’air extraordinaire, sauf que aux premiers mots prononcés, le sage reconnu l’empreinte de ceux qui l’avaient guidés jusqu’à maintenant. « Bienvenue à vous tous, mes enfants. » Vibra dans toutes les cellules, toutes les entités qui formaient le corps du sage. « Vous avez été engendrés et enfantés au cœur même de ma substance et, si vous êtes tous rassemblés en ce lieu, c’est que vous avez atteint le plan de la conscience universelle. J’ai un cadeau pour vous : l’écho de votre création qui est marqué dans chacun de vos composants. J’ai le plaisir de le faire briller pour vous tous. » À ces mots, l’être surnaturel illumina une colonne de lumière. Chacun ressentit l’onde se propager. Le sage eut l’impression d’être tout entier décomposé et coulé sur une surface ondulante. Il réalisa alors qu’il n’était pas maître de son support physique. Que celui-ci lui avait été accordé et que le véritable créateur lui envoyait non pas un avertissement mais une caresse d’amour.

    Maintenant, les courants invisibles succédaient aux êtres stellaires. « Bonjour mes fils. » Se répercuta dans la salle comme un éclair qui déchire le ciel. « Je suis l’esprit de vie. J’ai semé vos graines minuscules, je vous ai plantés dans un bon terrain, je vous ai arrosés de tout mon amour. Je vous ai vu grandir, évoluer, vous transformer jusqu’à vous rencontrer en ce lieu. » Cette fois-ci, ce n’était plus le corps physique qui se rappelait mais l’esprit libre qui était secoué. Il semblait au sage que toutes les parcelles de son âme prenaient une couleur et une forme distinctes, comme des pièces d’un puzzle qui venaient d’elle-même de prendre conscience du tableau final qu’elles composaient. Après le corps, l’esprit du sage reconnaissait l’écho de son créateur.

    Cela étant, on eut l’impression que tout devint noir et obscur. Comme si les étoiles matricielles et l’esprit constructif s’étaient effacés. En réalité, ils étaient toujours là car le sage, tout comme ses compagnons, les percevaient sans les voir. Les êtres qui avaient pris place n’étaient faits ni de matière ni d’esprit. Mais ils étaient vivants et réels.

    Il n’y eu pas de voix, pas de son, pas de bruit. Juste une vibration qui emplit le cœur de tous les humains présents en ce moment. Les larmes coulèrent des yeux du sage. Des larmes de compassion. Tous les groupes humains étaient émus et paralysés par la présence invisible qui était omniprésente. Chacun avait l’impression qu’il recevait à la fois leur mère, leur terre, leur créateur. La voix du troisième groupe stellaire explosa dans leur plexus comme si une main extérieure leur avait planté une oreille en plein cœur, mais sans douleur toutefois.

    « Enfin, nous nous retrouvons. Vous et moi. Vous, la vie et ses multiples évolutions dans l’Espace. Enfin nous nous retrouvons. Vous, la multitude et moi l’unité. Vous, la croissance et l’épanouissement de la vie. Enfin nous nous retrouvons. Vous, la Création et moi le Temps. Cet instant de rencontre est béni car je vais m’effacer là où vous allez me transcender. Écoutez ma voix. Écoutez le message que je dois vous transmettre. »

    Instantanément, il se passa quelque chose dans l’amphithéâtre colossal. Chaque être vivant voyait voler le courant de ses souvenirs. Furtivement, les humains sentaient leurs racines et leurs existences ressurgir par intermittentes. Mais sans leur laisser le loisir d’apprécier le flux d’émotions, la vois implantée reprit.

    « Ne prêtez pas attention à ce qui se passe. Je provoque une onde qui affole toutes vos cellules. Mais l’effet est passager, cela va s’atténuer. Je suis celui qui pèse chaque seconde de votre existence. Je suis celui qui vous donne chaque seconde de votre existence. Je suis le temps, je suis votre temps, je suis le temps universel. »

    Il se passa alors quelque chose de surnaturel. Le processus d’évolution et de combinaison qu’avait connu le sage se poursuivit mais d’une manière différente. Les différents groupes humains se réunirent mais ils n’étaient pas seuls. Parmi les corps des humains, les êtres de lumière insufflaient leurs souffles. Le souffle des étoiles, le souffle de l’esprit et le souffle du temps. Leurs sens s’ouvrirent et s’épanouirent. Ils découvrirent alors qu’ils avaient acquis une nouvelle dimension, une nouvelle étape. Ils étaient étoile, ils étaient esprit, ils étaient temps. Ils restèrent un long moment à sentir, à ressentir, à voir, à découvrir leur métamorphose. Car c’était une métamorphose. Ils avaient changé. Le sage percevait qu’il était à la fois homme, groupe, et galaxie. Et non seulement il pouvait passer d’un stade à l’autre librement mais le contact universel n’était jamais rompu. De sorte qu’il pouvait se centrer sur le stade de son choix sans interrompre le courant universel qui animait la vie de l’Univers.

    Alors, le sage eut une pensée d’amour pour la Terre de ses origines. Il avait un enseignement à apporter au monde des humains. Un message d’amour. Toutes les différentes parties de son groupe stellaire vibraient avec lui. Il était grand et fort désormais. Il pouvait, alors, passer à l’acte.

    Comme s’il ouvrait un atlas, il ouvrit son esprit. Il y découvrit toutes les traces qu’avaient laissées les créateurs. Il parcouru toutes les anciennes cités disparues et revisita toute l’histoire de l’humanité en une fraction de seconde. Il apprit à reconnaître les sceaux énergétiques marqués par les fondateurs.

    Il y avait sur Terre, des anciennes portes qui avaient été disposées par les créateurs. Il en connaissait maintenant les emplacements. Comme s’il avait accès à la bibliothèque universelle. Deux pôles apparaissaient de plus haute importance. Deux symboles énergétiques. Il fallait commencer par s’y rendre et de là, commencer l’instruction des hommes. Il aurait besoin d’humains prêts à le suivre, il devait communiquer avec eux et les convoquer.

    Le sage se condensa en quatre anges de lumière. Un cinquième messager aurait pour rôle de réactiver les portes de la Terre. Impossible de revenir sur la terre de ses origines en un seul corps. Les énergies qui l’animaient étaient trop condensées et trop fortes mais en se séparant en quatre entités physiques, elles pouvaient se stabiliser tout en offrant aux quatre parties un contact les unes avec les autres. La conscience en était intacte. « Une table à quatre pieds reste une table ! » Pensa le sage. Puis, il se concentra à nouveau et se mit au travail.

    Il avait faim, il s’était attablé à une terrasse et s’était attaqué à un repas gastronomique. Il sentait ses papilles se réveiller d’un profond sommeil. Tandis qu’il mangeait, il voyait passer des humains. Il n’était pas sensible à tous. Certains, au contraire, éveillaient en lui un souvenir. En les regardant tous passer, il avait l’impression de feuilleter un album souvenir. C’était très agréable pour lui de revenir dans le monde des humains.

    Avant tout, il devait se confondre dans le monde des hommes. Il prit la forme et l’apparence des humains qu’il côtoyait, s’informa des modes de vie actuels. Il se trouva une habitation ainsi qu’une occupation – une fonction sociale comme disaient les habitants actuels de ce monde – puis, commença ses recherches.

    Il trouva assez facilement une maison ; elle l’attendait. Il régla les formalités et s’installa. L’intérieur était simple, il n’avait pas besoin de plus. Il y avait un jardin, il mesura les méridiens qui y passaient. Parfait. Il se mit en quête des pierres qui lui étaient nécessaires. Certaines étaient présentes sur son terrain. D’autres manquaient. Il fit quelques excursions dans les parages et les dénicha une par une. Il en ramena certaines aisément. Pour d’autres, il dut construire un chariot. Mais peu importe, il avait le temps requis. Au bout de trois jours, il avait accumulé tous ses matériaux. Il amorça la pierre maîtresse. Cela lui prit toute la nuit. Mais l’alchimie qu’il connaissait lui permit d’en venir à bout. Bientôt le soleil se leva. Sur son petit bout de terrain, un cristal accueillit les premiers rayons de soleil et lança ses premiers feux comme un fils nouveau-né répond à sa mère. Durant la matinée, il disposa les autres pierres. Il fallait finir avant la fin du jour. Avant le coucher du soleil, la construction était terminée. Le soleil disparut à l’horizon ; cependant, il y avait quelque part sur terre un nouvel astre naissant.

    C’était une nuit de pleine lune. C’était aussi la raison pour laquelle il devait terminer sa construction. Lorsque la lune fut au zénith, dans la nuit argentée, l’édifice se mit à vibrer doucement. Il vérifia longuement les vibrations. Une fois satisfait, il prit du repos. Le matin, il rassembla ses affaires, boucla son sac et partit. Il avait une longue route à faire. Derrière lui, un étrange témoin de pierre continuait à palpiter subtilement.

    Vers midi, il arriva au port. Il loua un bateau et gagna le large. Les vents soufflaient dans la bonne direction, il arriverait à destination avant la nuit. Il l’espérait vivement car la manœuvre était délicate.

    Il avait bien calculé sa trajectoire. Il se présenta à la porte au moment convenu. Pour faire simple, il avait noué une grosse corde autour du mât et s’était solidarisé avec elle. Il n’y avait plus qu’à attendre, c’était une question de minutes. Quand la lame de mer se souleva et se lova telle une langue goûteuse autour de son esquif, il lui fit un salut. « Bonjour, ma vieille. Heureux de te revoir depuis si longtemps ! »

    Il arriva silencieusement sur le rivage. Il gagna une crique sans faire de bruit. Il accosta et rangea son embarcation discrètement. Le décor n’avait pas changé depuis le temps, juste un peu de poussière. Il se dirigea vers le fond de la crique. Une petite ouverture était dissimulée derrière les racines d’un palétuvier. Il dégagea l’entrée de la grotte et pénétra à l’intérieur. Il y faisait nuit noire. Où était la lampe. Ah ! La voici ! Il y eut une petite lueur qui grandit rapidement. Voilà ! Le tunnel se perdait dans les profondeurs de la terre. Il l’emprunta, le chemin n’était pas trop long, il allait atteindre le premier poste rapidement.

    Le passage s’élargit sur une petite salle. Le plafond était délimité par une stèle noire et lisse enchâssée autour de piliers de granite. Il la reconnaissait bien pour l’avoir apporté lui-même il y avait des années de cela. Il se rappelait ce jour-là où, après avoir échappé à la folie des hommes, il s’était réfugié avec sa femme à bord d’une barque. Il avait accosté ce monde, guidé par la voix de celui qui l’avait protégé depuis son enfance. Il avait alors taillé et façonné cette pierre. Puis il y avait gravé un message. Après cela, il avait construit une crypte et avait placé la pierre en son sommet comme un couvercle. Son travail achevé, il était reparti avec son épouse enceinte et avait fini par atteindre une terre hospitalière.

    Il retrouvait ses souvenirs malgré les siècles passés. Il avait une autre tâche à accomplir avant de repartir. Il déclencha le mécanisme. La pierre se souleva suffisamment pour le laisser sortir puis, se referma lentement. Comme précédemment, il se mit à examiner les alentours afin de déceler ce dont il avait besoin. Pas n’importe quelle pierre. Il lui fallait trouver celles qui allaient permettre le magnétisme mystérieux. Il ne les chercha pas longtemps car il était attiré par leur rayonnement. La journée lui fut cependant nécessaire afin de rassembler tous ses matériaux. Avec la même précision qu’auparavant, il disposa les pierres autour du monument. À la nuit tombée, son travail était terminé. Il mesura les vibrations de l’ensemble. Parfait. Il interrompit la vibration du site en déplaçant la pierre maîtresse. Il la déposa de côté et la protégea sous des branches et des feuilles.

    Il souleva à nouveau la stèle, redescendit le tunnel sombre, récupéra sa barque et repartit d’où il était venu. Il resta quelques minutes au milieu de l’océan dont les eaux commençaient à s’agiter. Au moment où la mer était si forte qu’il allait chavirer, il y eut un bref rayon venant des terres. Une lame se souleva et l’engloutit.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE SEPTEMBRE

    Ils se réunirent, inquiets, autour d’une carte effacée.
    Le temps pressait, les mots manquaient, la voie semblait impossible.
    Mais leur alliance, bien dosée, offrit une nouvelle clarté :
    La force, la loi, la vision tressées dans un pacte invisible.

    Mais le voyageur n’est pas là, le corps a besoin de la vue ;
    Mais le voyageur est absent et le cœur a besoin d’amour ;
    Mais le voyageur ne vient pas ; l’esprit a besoin de nouvelles
    Mais le voyageur est ailleurs à la poursuite de son âme.

    Le voyageur

    Le voyageur entendit comme des voix dans les ténèbres. Chacun s’était tu. Le silence emplissait la petite caverne dans laquelle ils s’étaient tous réfugiés. L’air devenait de plus en plus irrespirable à cause de la chaleur ; la lumière était inexistante. Plus personne ne parlait, chacun avait compris qu’ils avaient atteint le terminus.

    Depuis le début quand ils s’étaient assis, le voyageur ne disait rien. Il entendait des clapotis de lave. Il n’avait pas besoin de voir. Il sentait à ses pieds le sol se liquéfier lentement. Leur refuge n’était qu’une marmite dans laquelle ils allaient tous périr incessamment. Un piège. Un cul-de-sac. Si les entités qui les avaient suivis jusqu’alors remontaient leur piste, ils n’auraient plus d’échappatoire. Comment garder le moral quand tout est au plus bas ? Et tous ceux que le voyageur avait entraînés avec lui ; comment faire pour leur offrir un miracle ? Le voyageur se répondit en lui-même que les miracles n’arrivent qu’à ceux qui les attendent ; alors, il attendit.

    Il prêta une oreille attentive. Rien ? Et pourtant ! Ce clapotis… Un rythme bizarre. Un message ? Des coups irréguliers, aléatoires. Il y avait une fréquence. Comme s’il s’agissait de phrases. Le voyageur sentit une main ferme se refermer sur la sienne. C’était celle du capitaine. Il avait compris. Des chiffres. Un trois puis, un ; puis, quatre, un, cinq, neuf, un silence. À nouveau le message. Toujours répété comme un signal. Un signal … PI ! À la lueur de la dernière torche, il regarda plus attentivement la grotte. Là dans un recoin, une roche plate grossière et circulaire. « Tous sur la pierre ! Formez un cercle, vite ! » Hurla le voyageur comme si c’était l’ultime message qu’il prononçait. Au moment où toutes les mains se refermèrent formant une ronde humaine, Ils sentirent la pierre bouger puis, monter lentement. Au-dessus d’eux, la dalle supérieure s’illumina d’un disque scintillant. Le sol continua à les soulever tel un ascenseur. Ils remontèrent, remontèrent, remontèrent. L’air était moins chaud. La transpiration qui inondait leurs vêtements les refroidissait ; tous se mirent à rire. Ils sentaient qu’ils sortaient de l’enfer. L’ascension s’arrêta. Des étoiles. Ils étaient à l’air libre. Ils firent quelque pas pour sortir du périmètre de l’élévateur. À la clarté des étoiles, ils distinguèrent un espace à herbe grasse. Ils s‘y étendirent tous abattus par la fatigue et s’endormirent dans la fraîcheur hospitalière de la nuit.

    Au point du jour, le voyageur était éveillé et contemplait leur nouveau refuge. Ils étaient sur les montagnes. L’air était très frais ce matin-là ; ils devaient être en altitude. Aucun signe, aucune présence, rien qui permettait de comprendre ce qui s’était passé la veille. Comment avaient-ils échappé à l’enfer des entrailles de la terre ? Nulle réponse, nul indice qui aurait pu révéler l’identité des auteurs. Aussi mystérieux que leur arrivée dans ce monde insolite. Apparemment, les responsables, s’il y avait, se cachaient. En tous les cas une chose était sûre : ils étaient épiés et suivis depuis le début. Quel début d’ailleurs ? Leur arrivée sur cette terre ou depuis bien plus longtemps avant de survenir dans ce monde ?

    Mais pour l’instant présent, l’heure n’était pas de se demander qui était à l’origine de leur aventure et qui se dissimulait dans les coulisses mais de savoir quelle allaient être leurs décisions et les directions à prendre. Le voyageur convoqua ses camarades et fit un tour de table. Pour le capitaine, et plusieurs membres de l’équipe convergeaient avec lui, il fallait continuer de monter. D’après le paysage ambiant, ils étaient dans les hauteurs et, vu la topologie de l’île, le sommet devait être tout proche. Une minorité aurait voulu retourner en arrière mais le chemin était long et incertain. Le voyageur trancha toutes les alternatives en une seule et unique décision : ils avaient pour objectif le sommet. Non seulement le retour était apparemment impossible mais les dangers rencontrés jusqu’à présent n’avaient pas été complètement éliminés. De plus, leurs provisions étaient, désormais, inexistantes. Impossible de revenir en arrière. Le point de non-retour avait été dépassé. L’urgence était de découvrir les ressources naturelles du lieu afin que chacun soit rassasié. Par équipes sécurisées, on distribua les rôles à chacun. La journée fut ainsi consacrée au réapprovisionnement. Au rendez-vous du soir, les guerrières avaient chassé suffisamment de gibier ; les enfants avaient puisé assez d’eau stockée dans des outres de fortune ; les hommes avaient dressé un camp rudimentaire mais praticable ; le voyageur et le capitaine avaient raisonnablement exploré les environs pour en avoir un aperçu concret et rassurant pour tous.

    Au repas du soir, le voyageur communiqua le résultat de ses observations : « Nous sommes tout près du sommet ; tout près. Nous sommes actuellement basés sur le talweg entre l’avant dernier mont et le sommet. Nous l’atteindrons au bout de deux jours de marche ; un jour, peut-être s’il n’y a pas d’incident. Grâce à nos amies, nos provisions sont suffisantes et notre position assurée. Dormons tous ; demain, réveil à l’aube. Départ pour la conquête du sommet de l’Île. »

    Personne ne contesta les plans du voyageur. Sans dire un mot, tous préparèrent rapidement leurs affaires et s’endormirent. Personne ne monta la garde cette nuit-là.

    Le matin n’était pas encore levé. À son accoutumance, le voyageur était debout depuis longtemps ; sa compagne à ses côtés, il avait décidé l’itinéraire de la journée. Il réveilla le capitaine. Celui-ci, mal réveillé au premier instant, s’était rapidement levé après s’être remémoré l’importance de la quête. Il s’était alors chargé de réveiller les autres tandis que le voyageur partait avec les guerrières pour explorer le terrain.

    Il n’avait jamais encore participé à leurs expéditions. Elles étaient à la fois très prudentes et très entreprenantes. Un peu trop, même, aux yeux du voyageur. C’était la deuxième fois qu’il se retrouvait avec elles. La première fois, c’était le jour de son arrivée sur l’île. À présent, c’était pour en sortir. Il pensait à cet instant là que les femmes étaient celles qui l’avaient mis au monde dans cet univers étrange. Étaient-elles celles qui allaient le faire sortir ou mourir ? La coïncidence n’était pas fortuite. En tous les cas, il savait qu’ils devaient forcément découvrir une issue. Dans les ténèbres de la terre, quelqu’un, ou plusieurs êtres, les avaient aidés. D’autres personnages, les entités, avaient cherché à les retenir voire à les anéantir. Il y avait donc, dans cet étrange pays, des aides et des ennemis. Peut-être était-ce les mêmes. Pourquoi chercher à leur nuire et pourquoi chercher à les aider ? À moins que ce soit un apprentissage destiné à ne laisser continuer qu’un certain nombre limité d’hommes. Une initiation ? Mais si c’était cela, pourquoi les doyens de cette terre semblaient ignorer beaucoup de choses ? Peut-être n’en savaient-ils pas plus ? Oui. C’est cela ! Les habitants de cette terre ne savent pas comment en sortir. Pour y parvenir, les embûches sont telles qu’ils sont contraints à y demeurer. Lui, le voyageur et les marins, comme tous ceux qui résidaient ici, étaient venus de l’extérieur. Ils avaient été aidés de l’extérieur. Ce n’est que par l’extérieur que l’on peut sortir de l’intérieur.

    « Arrêtez-vous toutes ! » Cria le voyageur. « Retournons chercher les autres. Vite ! »

    Sans dire un mot, mais en toute confiance, les guerrières rebroussèrent chemin afin de rejoindre les membres du groupe. Tous étaient prêts à présent. Ils attendaient leur retour.

    « Écoutez-moi ! » Leur annonça le voyageur. Préparez-vous et suivez-nous.

    Sans dire un mot de contestation, tous suivirent son pas. Ils courraient presque. La dynamique de la marche les avait tous galvanisés. Ils n’étaient plus loin du sommet maintenant. Au rythme de la course, ils l’atteignirent en plein midi. Là, un spectacle insolite s’offrait aux yeux de la troupe. Le sommet était revêtu d’un paysage majestueux. Un lac d’un bleu profond, très profond ; indigo. Au centre de celui-ci, une cascade déversait ses eaux bruyantes et tumultueuses. Son origine se perdait dans les nuages.

    « Ce lac est magnifique ! Un lac royal ! » S’extasia le capitaine.

    « Magnifique ? » Interrogea le voyageur. « Qu’y a-t-il de magnifique ? Nous sommes au sommet de l’île ! D’où vient l’eau de cette cascade ? Ne voyez-vous pas que nous sommes joués ? Allez au centre du lac et goûtez l’eau ! Je suis certain et prêt à parier qu’elle a un goût salé. Allez-y ! »

    Trois des meilleurs nageurs plongèrent. Le lac n’était pas très étendu. Ils s’approchèrent de la cascade et repartirent aussitôt. Ils regagnèrent la rive. « L’eau est légèrement salée ! Comment le savais-tu ? »

    « J’avais compris que ce monde est un monde fermé et creux. L’eau qui arrive par cette chute provient tout droit de la mer qui se trouve au pôle opposé. Ainsi est le cycle de l’eau dans ce monde hallucinant ! Elle provient tout droit de la mer intérieure, s’engouffre dans la terre, aliment les ruisseaux et retourne à elle-même. Nous avons été joués ! Il n’y a aucune issue dans ce monde, m’entendez-vous ? Aucune ! Aucune à l’intérieur de ce monde ! En revanche, nous avons été testés par d’autres créatures. J’ignore pour quelle raison mais, une chose est sûre, elles nous ont aidés parce que nous avons accomplis une mission. Et si ce que je devine est vrai, il y a parmi nous des personnes qui ont déjà été en contact avec ces créatures. Les enfants ! Comment ont-ils eu accès à leurs expériences ? Qui les a enseignés ? Qui est à l’origine de la construction de leur demeure ? »

    Le jeune garçon et la fille brune s’étaient rapprochés du voyageur. « Nous ne le savons pas. Nous avons la permission d’expérimenter tout ce que nous voulons. Nous découvrons en nous-mêmes au fur et à mesure que nous grandissons. Il n’y a pas de professeur. Nous recevons notre enseignement directement dans notre conscience. Ce que je peux dire, personnellement, c’est qu’après chaque instruction, mon corps est épuisé et j’ai besoin de beaucoup de repos. Il nous arrive de dormir très longtemps. Généralement, à notre réveil, notre corps et notre esprit sont empreints de l’éducation et nous n’avons plus qu’à expérimenter notre nouvel acquis. » La fille brune acquiesça. C’était semblable pour elle et pour tous les autres enfants.

    Le voyageur réfléchissait : « Un contact. Un contact émis depuis l’extérieur et capté directement par les enfants. S’il y a émetteur, il y a récepteur. Des hommes et des femmes vivent en autarcie dans ce monde, des êtres vivants communiquent avec eux depuis l’extérieur. Mais une fois entré, on ne sort plus. Une sorte de bouteille de Klein mais à sens unique. La cascade ! Elle pourrait être creuse. Qu’est-ce que nous ont transmis les hommes après avoir consulté la stèle ? Celui qui est entré par l’eau sortira par l’eau, l’eau est l’infini du monde. Écoutez moi tous ! Au point où nous en sommes, nous pouvons encore, une fois de plus, tenter une expérience. Fabriquons un nouveau radeau et allons explorer cette cascade. Il faudra tresser de longues cordes solides pour notre sécurité afin de ne pas périr noyés. Les femmes savent faire cela. Les hommes s’occuperont de notre embarcation selon les instructions du capitaine. Avec les enfants, je vais faire le tour du lac.

    Le lac paraissait assez grand cependant lorsqu’ils en firent le tour en quatre heures de marche. Ce qui leur permirent d’estimer la circonférence à une vingtaine de kilomètres environ ce qui lui donnait un diamètre de huit kilomètres approximatifs donc un rayon de quatre kilomètres. Le trajet serait relativement court. Les bords du lac semblaient paisibles. Nul danger apparent. Ils contournèrent le lac sans problème et à bonne allure.

    À leur retour, le voyageur fit une remarque. « Avez-vous observé que les entités ne s’étaient pas plus présentées depuis que nous avons quitté les cavernes ? »

    Le doyen lui expliqua : « Il n’y a pas d’entité. Elles n’ont jamais existé. Ce que nous avons vu, ce sont nos peurs et nos tourments. Elles ont agi comme un miroir. Un miroir dangereux, toutefois. Il est extrêmement difficile de vaincre ses angoisses. Sans protection, nous pouvons y succomber. En revanche si l’on est deux ou plusieurs, il est plus facile d’affronter les craintes de l’autre afin que l’autre soit plus fort et qu’il nous rende la pareille afin qu’à notre tour nous soyons nous-mêmes encore plus fort et ainsi de suite. C’est ainsi que nous les avons vaincues. C’est ainsi que nous les avons renvoyées au néant. C’est ainsi que nous sommes tous devenus plus forts. »

    Le voyageur acquiesça. Lui-même, lorsque la situation était désespérée dans le cœur du volcan, avait vaincu la peur de la mort. Il avait misé sa foi dans l’attente d’un miracle et le miracle avait eu lieu. La vie avait vaincu la mort. Ils avaient triomphé de la montagne et avaient atteint son sommet. À présent, il n’y avait rien d’autre à faire que franchir la dernière porte. Mais il fallait, néanmoins, prendre des précautions. L’habileté des femmes à tresser les cordes serait l’une de leurs meilleures armes. La science du capitaine leur offrait une embarcation prévue sur mesure pour ce dernier voyage : une sorte de coque ovoïde et lestée en un point minimal en son centre. Des anneaux solides avaient été placés sur le pourtour afin que chacun puisse s’y encorder. La force du courant sur le lac était centrifuge mais pas trop prononcée. Ils purent naviguer en spirale concentrique. Cela leur prenait, certes, plus de temps mais c’était réalisable. Mais au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, les eaux s’agitaient de plus en plus. Enfin, au moment où le capitaine ne pensait plus pouvoir avancer davantage, ils aboutissaient à leur destination finale. « Sentez-vous cet air iodé ? C’est l’air de la mer » Hurla le capitaine. La coquille qui leur servait de véhicule fut ballottée par les flots. Par bonheur, le lest remplissait bien sa fonction et les empêcha de chavirer. Les liens solides maintenaient l’équipage accroché à son bateau. Bientôt, le mouvement changea, ils furent pris dans un tourbillon très puissant. « Nous sommes dans la cascade, maintenant ! Elle était donc bel et bien creuse. C’est notre tunnel vers la sortie. Accrochez-vous le plus possible, nous sommes au bout de la piste. » Ordonna le voyageur. Chacun renforça son attache. Grâce à son contrepoids, entraîné par le tourbillon fantastique, leur coque les maintint au contact de l’air emprisonné au cœur de la trombe. Le mouvement s’accéléra et s’accéléra encore. Les cordes ne leur servaient plus à rien désormais tellement la force centrifuge les plaquait au fond de la coque. Ils avaient l’impression qu’ils allaient traverser la paroi de part en part.

    Lumière. Comme une étincelle au début. Difficile à discerner. Mais bientôt, elle grandit et devint de plus en plus brillante. La lumière du jour !

    « Accrochez-vous ! » Hurla le voyageur. La nacelle fut tournée et retournée dans tous les sens puis, soudainement émergea au beau milieu d’une mer calme et paisible.

    « Où sommes-nous ? Dedans ou dehors ? » Questionna le capitaine. « La boussole, vite ! ». Il sortit le précieux instrument de sa poche. Pour faire la terrible constatation qu’avait pressentie le voyageur. « Soleil au nord ! Nous sommes revenus au point de départ ! C’est un véritable cauchemar ! » Se lamenta le capitaine. Il s’affaissa au fond de la coque. Consterné et éprouvé par tous les récents évènements.

    « Celui qui entre par l’eau sort par l’eau ? Ce n’est pas très au point ! » Constata le voyageur non sans humour. Pourtant, il n’avait pas l’air consterné comme les autres. Il était confiant. Il avait appris à attendre les miracles ; c’était le trésor le plus précieux qu’il avait découvert.

    Le vent était doux et régulier, ils rejoignirent l’île en fin d’après-midi. « Et maintenant ? » Demanda le capitaine assommé par leur déconvenue.

    « Maintenant que nous sommes devenus forts, nous allons sortir d’ici ! » Lui répondit le voyageur.

    « Sortir ? » Répliqua le capitaine. « Mais tu vois bien que nous sommes condamnés à errer sans espoir de retour ! »

    « Je ne suis pas d’accord avec toi, capitaine. La sortie existe mais il faut la chercher ailleurs. J’ai mon idée maintenant. »

    Le voyageur, après avoir débarqué, prit la main de sa compagne et regagna sa hutte. Il lui fallait se reposer maintenant.

    Le conquérant

    Le conquérant sentit des effluves. Une odeur iodée. La mer. La nacelle survolait un paysage de plaines depuis le matin. Les fragrances qu’avait captées le conquérant lui donnaient raison. Une bande d’eau infinie était apparue à l’horizon. Des falaises abruptes plongeaient sous les vagues. La nacelle les survola brièvement puis, gagna la haute mer.

    Ils n’étaient plus que quatre dans la nacelle. Quatre en plus de la princesse. C’est elle-même qui avait pris le commandement de la barge. Le chef et sa tribu étaient restés dans la cité. Il leur avait promis l’éclaircissement sur la tâche demandée. C’est sa fille qui la leur révèlerait une fois arrivés sur le site.

    À présent, ils étaient très loin des côtes. « Voilà ! C’est ici ! » Leur annonça la princesse. La nacelle descendit doucement vers la surface de l’océan. Puis, après un calcul de navigation effectué par la princesse, la nacelle se cabra. La mer s’ouvrit ou plutôt s’inversa. D’abord la surface de l’eau leur sembla se dresser à la verticale puis, ils se sentirent tourner comme dans une vrille. Enfin la mer se referma sur eux comme une porte et ils se retrouvèrent dans un espace sous la mer.

    « Cet espace nous sert à relier la Terre à notre monde ! » Annonça la princesse aux quatre terriens. C’est une sorte de tunnel qui apparaît de l’extérieur comme un espace creux. De plus, la courbure du tunnel tend à vous faire apparaître cet espace comme une petite planète. En réalité, c’est une sphère intérieure. Si vous montiez tout droit à partir de l’endroit où vous vous trouvez, vous atteindriez le côté opposé de la sphère. Pour atténuer l’effet tunnel des gravitations opposées des deux mondes auxquels nous sommes reliés, nous avons créé une île que nous avons immergée dans cet espace ; c’est-à-dire que l’île est beaucoup plus étendue qu’elle n’y parait. Et pour limiter les phénomènes atmosphériques tels les tempêtes, les cyclones et les ouragans qui seraient inévitables, nous avons aménagés une révolution entre le sommet de l’île et le pôle opposé dans la mer. Par phase, s’y déroulent des ouragans contrôlés mais nécessaires. »

    Les quatre terriens étaient admiratifs devant la démonstration de la science de leurs hôtes. Et quelle puissance ! L’homme de science était avide de questions ; la princesse répondait patiemment à chacune d’elles. Pour finir, le conquérant lui demanda, à nouveau, quelle était la signification de sa tâche et celle de ses compagnons.

    « Nous avons un problème ! Nous pouvons ouvrir à volonté les portes de cet entre mondes. En revanche, une fois à l’intérieur, il nous est impossible d’en sortir. Nous avons fait des essais très nombreux, nos meilleurs savants s’y sont attelés. Nous n’avons pas réussis. Bien sûr, nous pouvons intervenir de l’extérieur. Mais pas de l’intérieur. Ce que nous vous demandons, c’est de nous aider. Votre science est peut-être plus rudimentaire que la nôtre mais votre civilisation est très riche, très diverse et très adaptative. C’est pourquoi nous avons demandé un échantillon des grandes races terrestres. Vous ! Voilà. Maintenant vous avez la réponse que vous attendiez de nous. Et la question qui va avec : pouvez-vous nous aider ? »

    Le conquérant fit un signe rapide à ses compagnons : chacun, par retour de signe, accorda au conquérant sa volonté de continuer l’initiation et son désir d’aider leurs hôtes.

    « C’est entendu ! Nous commençons dès à présent notre mission. J’ai les pleins commandements pour agir à ma guise je suppose ? » Questionna le conquérant.

    « Entièrement ! Pour cela, je vais vous faire visiter votre terrain. »

    Les dimensions de l’île semblaient infinies. Pourtant celles-ci étaient bel et bien limitées. La courbure surnaturelle prolongeait la mer au-delà de l’infini ; c’est-à-dire au-dessus de l’horizon. L’effet en était saisissant. Un observateur qui n’aurait pas été au courant aurait cru apercevoir une mer univers. La montagne, un autre défi à la nature. Un sommet apparemment peu élevé mais qui semblait monter sans cesse vers la cime. Un sommet hyperbolique. Un monde créé par un Dieu mathématicien qui aurait poussé les lois mathémagiques à l’extrême.

    « Comment comptes-tu accomplir ta tâche, conquérant ? » Lui demanda la princesse.

    « Pour cela, il faut construire une société stable dans l’île. L’expérience peut prendre du temps. Nous allons utiliser le temps. Nous allons mettre en place une société autonome. Mes amis vont m’être d’un grand appui. L’écologiste va travailler pour l’équilibre géo planétaire de l’île. Le scientifique devra concevoir les outils et la technologie que l’on peut produire sur l’île. Le commandant devra constituer une élite de guerriers qui seront les défenseurs et les chasseurs. De mon côté je vais devoir construire le pont entre cette enclave de la Terre et votre monde évolué. Tu devras rester avec moi afin que nous puissions, à nous deux, aller d’un monde à l’autre. L’un voyagera, l’autre le fera revenir. Écoutez-moi tous ! Chacun à son poste. Étudiez votre tâche de la meilleure des façons. Retrouvons-nous demain pour faire le point de notre situation. »

    Ainsi fut décidée la méthodologie. Chacun partit étudier son terrain.

    L’écologiste se mit rapidement au travail. Elle étudia quelle devait être la proportion mer/terre ; quel équilibre écologique devait régner sous la mer et sur la terre ; quel cycle régulariserait la vie.

    Le scientifique chercha à modeler l’enveloppe de ce monde afin de permettre le passage dans les deux sens. À première vue, c’était impossible. Pourtant il devait trouver le moyen même s’il s’agissait de passer par le chas d’une aiguille !

    Le commandant était une femme. Elle décida donc d’entraîner des femmes pour assurer la sécurité et l’intendance de la société. Quel serait leur équipement, quelles seraient leurs armes.

    Le conquérant, assisté de sa princesse, restait à l’extérieur. Ils observaient le déroulement des opérations. Il pensait à la table d’émeraude. Cet instrument surpuissant qui permettait d’atteindre les mondes. Pourquoi ne pouvait-il pas être utilisé dans ce cas ? La princesse lui répondit : « La table d’émeraude est trop puissante. L’employer à l’intérieur de ce monde l’anéantirait, comprends-tu mon bien aimé ? Ce serait, je suppose, comme si toute la puissance de Dieu se condensait sur Terre. Cela formerait le plus gigantesque des trous noirs qui aspirerait l’Univers tout entier dans son infinité. »

    Le conquérant saisit la balle au bond : « À moins que nous ne soyons, déjà, dans ce trou noir divin ! Le Big Bang créateur pourrait, aussi bien, être le glas de Dieu qui annonce la fin du monde. Quoi qu’il en soit, ce qui est important c’est que c’est une seule et unique impulsion qui a créé le devenir de l’Univers. C’est peut-être la clef. Une seule impulsion doit créer le passage et le retour. Comme un écho. Ce qui permet le passage, permet le retour comme une sorte d’écho. Comment s’adresse-t-on à nos compagnons ? »

    « Tu envoies des ondes par l’eau. L’eau permet de communiquer entre les mondes. Tu peux émettre vers tes compagnons et ceux-ci peuvent te répondre. C’est par ce moyen, et c’est le seul, qu’ils peuvent te demander de les faire revenir. »

    « Comment ça marche, exactement ? » Le conquérant était curieux de connaître le mécanisme de ce procédé.

    « De l’endroit où nous sommes, si tu veux envoyer un message, tu charges l’eau qui est à la frontière du monde. Cette eau, chargée, va se diluer et se répandre comme une onde dans les eaux du monde intérieur. Tes compagnons vont absorber de l’eau pour leurs cycles de vie. Lorsque l’eau se sera à son tour diluée dans leurs corps, ils entendront alors ton message. »

    « Et pour y répondre ? » répondit le conquérant du tac au tac.

    « De la même manière, ils doivent se concentrer et conscientiser leurs demandes. Ce faisant, ils vont charger l’eau de leurs corps de leur propre message. Par leurs cycles de vie, ils vont restituer de l’eau qui va, à son tour, se diluer dans les eaux internes. Il existe un cycle de l’eau planétaire dans ce monde interne. L’eau interne communique avec l’eau externe comme une sorte de ruban de Moebius ou une bouteille de Klein ou encore une surface de Boy, si tu préfères. Lorsque l’eau atteint l’extérieur, tu n’as plus qu’à la recueillir et récupérer ton message. Des milliers de messages différents peuvent transiter indépendamment par l’eau. C’est ainsi que fonctionnent les prières. »

    Le conquérant observa la princesse. Si belle à l’extérieur comme à l’intérieur. Elle démontrait par elle-même le miracle du cycle de l’amour.

    « Fort bien. » Dit celui-ci. « J’ai l’intuition que nous avons la solution. »

    Ravie, la princesse l’embrassa passionnément.

    Le maître

    Le maître vit des lumières. Dans la nuit de l’espace, une lueur grandissait progressivement. Ce n’était pas une étoile. L’objet grandissait trop vite. Il était donc beaucoup plus petit et tout proche. Un phare ? Interrogés, les quatre vieillards répondirent qu’ils n’en savaient rien.

    « Regardez les cristaux ! » Lança la magicienne. Tous accoururent pour remarquer le nouvel arrangement des pierres. Celles-ci flottaient, alignées, dans l’espace. Des rayons convergeaient vers le centre et créaient une petite sphère très brillante.

    Par les hublots, l’objet grossissait toujours. On commençait maintenant à apercevoir le détail des constructions. L’ensemble ressemblait à la fois à une ville, une cathédrale, une sculpture fantastique.

    « Bravo ! Vous avez réussi ! » S’exclamèrent en chœur les quatre vieillards. « Vous êtes de grands navigateurs ! »

    « Navigateurs ? Mais quel est le rôle des navigateurs ? » Questionna la jeune femme médecin.

    « Les navigateurs relient les mondes. Il existe des portes, il existe des tunnels, il existe des raccourcis. Cependant, seul un navigateur initié peut les emprunter. Pour certains passages, un seul navigateur suffit. Pour des passages plus importants comme celui-ci, il faut le concours de plusieurs. Je sais que plus le nombre de navigateurs est grand et plus les inters relations entre eux provoquent un don de passage plus important. D’après l’expérience qu’ont acquise nos ancêtres, le nombre de douze navigateurs apporte une propriété remarquablement stable et puissante ; capable de relier les deux extrémités de l’Univers. » Le vieillard avait les yeux humectés par les larmes du souvenir.

    « Regardez cela ! » Tous les grands hublots s’étaient ouverts permettant aux navigateurs d’observer un spectacle imposant. Une ville flottait dans l’espace. Une ruche.

    Le vaisseau fit son approche. Des bras titanesque issus de la ville céleste se déployèrent pour accueillir les arrivants. Le vaisseau s’ancra ; les bras se refermèrent ; ils étaient arrivés à destination.

    « Je vois que nous sommes attendus. » Dit le maître en observant les hublots de communication.

    « Attendez ! » Intervint l’ermite. « Jusqu’à présent nous avons été contactés par des êtres de lumière qui sont venus vers nous dans un but très précis. Ils nous ont fait traverser la barrière des mondes ainsi que la barrière du temps. Ils ne sont pas restés avec nous. Ils nous ont confiés à ces quatre vieillards à qui nous ressemblions, pour la plupart d’entre nous, avant d’accomplir ce voyage. Mais ces êtres de lumière ne sont plus là. Comme s’ils nous avaient donné carte blanche alors qu’ils sont venus nous trouver pour éveiller notre planète. S’ils n’ont été qu’intermédiaires, nous devrions, alors, rencontrer les véritables responsables de notre mission. Je suis prête et dévouée à celle-ci, mais je désire rencontrer les initiateurs de notre fonction. »

    « Je crois que tu vas être satisfaite, mon amie. » Lui répondit le maître. « Regarde devant toi ! »

    Par le hublot principal, ils distinguèrent une vaste plate-forme. Debout sur celle-ci, en retrait du point d’arrivée, douze personnages attendaient. Le vaisseau, lentement, mais avec une précision d’horloge se posa sur le sol sans un bruit. Le vaisseau s’ouvrit, le maître et ses compagnons étaient arrivés à destination.

    « Bienvenus à vous tous, navigateurs ! » Annonça une voix très forte. « Ce premier voyage initiatique s’est déroulé parfaitement. Vous êtes tous très doués. Suivez-nous, nous allons maintenant entreprendre les voyages infinis. »

    « Qui êtes-vous ? » questionna le maître. « Pouvez-vous nous expliquer qui vous êtes et ce que vous attendez de nous ? »

    « Suivez-nous ! » Répéta imperturbablement le haut personnage sans une trace d’agacement dans sa voix. Plutôt de la compassion. Comme un père qui s’adresserait avec amour à son fils un peu trop impétueux.

    Leurs pas étaient mal assurés. Il y avait une pesanteur semblable à celle de la terre mais, ce qui était déroutant et qui leur donnait le vertige, c’était que de nombreux couloirs partaient dans tous les sens et qu’ils voyaient des gens marcher inclinés, à la verticale, à l’envers. Lorsqu’ils atteignirent un carrefour, ils ne savaient plus s’ils allaient tomber vers le bas ou vers le haut.

    « Fixez-vous uniquement là où vont vos pas ! Ne regardez pas les autres couloirs tant que vous n’y serez pas habitués. Cela peut vous occasionner des troubles de l’équilibre. » Leur conseilla l’un des personnages.

    « Il a raison. » Intervint le médecin. « C’est comme le vertige et l’appel du vide. Tout comme il ne faut pas regarder en bas dans ce cas, il faut que nous nous concentrions sur nos pas. »

    Ainsi, d’une marche un peu plus assurée, ils arrivèrent dans une vaste salle de réunion où ils furent invités à s’asseoir. Les sièges étaient munis de ceintures ; on leur demanda de les ajuster à leur taille et de les verrouiller. Lorsque tous furent installés, un phénomène spectaculaire commença. Les douze hauts personnages fusionnèrent en un seul puis, ce dernier s’amplifia jusqu’à remplir toute la salle. Les sièges qu’occupaient les compagnons se déplacèrent pour s’organiser dans l’espace de la salle selon une figure polyédrique.

    Une voix puissante se fit entendre : « L’espace, le temps, la vie, le cycle de Dieu ! » Comment le cycle se déroule-t-il ? Par un phénomène de création. » Des formes lumineuses surgirent du centre de la pièce dans une explosion. « La création produit l’espace, le temps, la vie. L’instant de création est unique dans le cycle. Aussi grand qu’est l’univers et aussi longtemps que dure le temps, la vie se développe dans une étroite collaboration : la vie est le temps ; le temps est l’espace ; l’espace est la vie. Ces trois piliers de l’univers sont liés les uns aux autres et chacun n’existe que parce que les deux autres existent. L’énergie fabuleuse de la création provoque un écho. Cet écho va de l’extrémité de l’espace et de l’extrémité du temps vers la vie pour initier le deuxième cycle. La vie s’organise. La fusion de la vie, de l’espace et du temps devient consciente. L’homme évolue et se transforme et va vivre dans une nouvelle dimension. Vous atteignez, aujourd’hui, la fin du premier cycle. Votre destinée est de recevoir l’écho de la création qui va ouvrir votre cœur et l’espace et le temps. Ceux qui atteignent ce stade sont appelés navigateurs en souvenir des grandes découvertes de votre passé. Pour cela, il faut un apprentissage que vous avez commencé tous depuis votre enfance. Depuis les premiers instants de votre propre conception où vous n’étiez que fœtus, vous avez ressenti l’écho. L’écho a empreint vos premières cellules, votre premier sang. Vous avez grandis et, tout au long de votre vie, vous vous êtes retrouvés parce que vous avez ressentis les uns envers les autres le même écho secret qui anime votre corps de chair. Lorsque nous avons pris contact avec vous, sans vous en rendre compte, toutes vos cellules nous ont reconnus et ont commencé à se transformer. C’est pourquoi, très vite, nous vous avons endormis et déposés dans une aire de repos. La transmutation de vos cellules s’est rapidement propagée et vous a redonné les corps jeunes qui sont, tout simplement, vos véritables corps qui se sont réveillés. Votre premier voyage n’était qu’une simple vérification. Vous avez vraiment piloté le vaisseau par vous-mêmes. À présent, nous allons réveiller en vous le pouvoir de replier l’espace, le temps et votre propre vie. J’ai bien dit réveiller et non pas apprendre. »

    Le maître, ainsi que ses compagnons, avait ressenti le souvenir dans son corps. Il avait compris ce qu’était l’écho.

    Le sage

    Le sage goûta le suc de l’univers. Cette sensation aurait pu, dans un autre monde, être discutée. Mais, ici, elle possédait un nouveau sens.

    Et puisque de nombreux pas dans de nombreuses directions leur étaient offerts, les douze sages décidèrent de se promener afin d’assurer leurs pas.

    Pour lui, c’était, encore une fois, une nouvelle naissance. Quitter un monde pour un autre ; évoluer dans une nouvelle dimension ; il n’y était pas habitué : il s’y était préparé depuis le début. Mais surtout, malgré tous ces changements, tous ces reniements, toutes ces révolutions par rapport à ce qu’il avait connu à chaque étape, il restait sereinement confiant. « La sagesse se construit dans l’équilibre entre l’esprit et les expériences acquises » pensait le sage. « Et même si l’homme failli dans l’épreuve, ce n’est pas l’épreuve qui vit mais l’homme qui la traverse. Il n’y a pas d’échec. Seuls les doutes et les incertitudes qui font prendre un autre chemin. Et si le temps doit se prolonger pour acquérir de nouvelles forces, c’est que le temps est nécessaire. Ce n’est qu’une question de choix. »

    Le sage entra en communication avec les onze autres piliers qui formaient sa nouvelle structure. « Avez-vous un enseignement particulier ? Y a-t-il, à cette étape, une nouvelle initiation ? » Le sage attendit la réponse. Finalement, l’un des leurs prit la parole : « Enseignement ? C’est ce que, au contraire, nous attendions de toi ! Nous faisons partie d’une tribu de douze membres qui depuis des millénaires se rassemble. À chaque mort de l’un d’entre nous, nous mourons tous les uns après les autres. Longtemps après, nous nous retrouvons. Nous formons un clan indissociable. Lorsque tu es mort, tu étais le dernier représentant. Nous t’attendions. Nous avons les uns après les autres traversé les mondes, découvert l’évolution de l’homme nouveau. Nous t’avons tous observé. Nous attendions ta venue pour comprendre et entreprendre notre nouvelle tâche. Maintenant que tu es avec nous, tu n’es plus le sage, nous sommes une tribu. Nous n’avons rien à t’apprendre de plus. Nous avons tous à apprendre nous-mêmes. »

    Le sage regardait ses compagnons. Il se souvenait maintenant. Il reconnaissait chacun de ses partenaires. Il se remémorait les combats accomplis avec l’un et l’autre de ses compagnons. Il ressentait ses amours passionnels avec ses compagnes. Il retrouvait dans tous les sens de son corps ce qu’il avait goûté parmi des milliers d’existences. Ils échangèrent tous un regard plongeant et révélateur : ils étaient tous réveillés. Leurs consciences étaient devenues une seule et même conscience.

    Ils n’avaient plus rien à apprendre. Ils apprenaient eux-mêmes. Les douze sages étaient éveillés.

    « Qu’avons-nous à accomplir désormais ? Avons-nous un guide ? » Dit l’un des douze sages. « Guide ? Réponse ? Accompagnement ? Nous n’en avons plus besoin ! Avez-vous remarqué notre nouvelle condition ? Nous sommes éveillés. Nous sommes en harmonie. Nous ne sommes plus des humains. Nous sommes plus qu’humains. Nous sommes conscients et nous décidons aujourd’hui, nous-mêmes, notre destinée, la destinée de l’humanité ! »

    « Que veux-tu dire par là ? Sommes-nous des dieux ? » Intervint l’un des sages.

    « Nous ne sommes pas Dieu. Nous ne sommes d’ailleurs pas plus avancés devant Dieu qu’auparavant. Autant essayer de raccourcir l’infini de quelques mètres, kilomètres ou années-lumière. En revanche, nous avons acquis une maturité, un stade d’adulte. Nous avons compris une chose : nous sommes éveillés et nous sommes plus proches de Dieu dans le sens que nous ressentons son empreinte en nous. Nous avons été initiés et nous sommes plus proches de Dieu. L’infini à parcourir s’est transformé en zéro distance. Et pourtant nous en sommes tellement éloignés que l’infinité de temps nécessaire pour s’en rapprocher nous est inaccessible. Cependant, nous avons un discernement car nous connaissons nos faiblesses. Également un discernement quant à nos forces. Nous avons acquis un stade supérieur merveilleux. Dieu est partout. Il est en nous comme nous sommes en lui. Nous avons cet enseignement à partager. Notre rôle, désormais, est d’apporter notre expérience à ceux que nous avons laissés dernière nous : nos semblables. C’est pour cela qu’il n’y a plus de guide, plus d’accompagnateur, plus d’initiateur. Ils n’ont plus rien à nous apprendre. C’est à nous de faire perdurer cet enseignement. C’est à nous que revient le rôle d’enseignant. À présent, nous allons retourner sur la terre et choisir des personnes que nous allons initier et qui en initieront d’autres. Nous, les douze plus qu’humains, nous allons entrer en communication avec douze terriens. Nous les initierons pour que chacun en initie d’autres jusqu’à ce que tous aient reçu l’enseignement. » Les douze sages étaient d’un commun accord. La prochaine mission serait de trouver un terrain favorable sur l’ancienne Terre.

    Les paroles inter échangées, tous se réunirent pour méditer et ressentir leurs forces à cheval sur les deux mondes.

    « Nous allons nous disperser à la surface de la terre. Nous allons commencer à chercher les douze personnes avec lesquelles nous allons commencer l’enseignement pour tous les peuples de la Terre. »

    « Comment ferons-nous pour déceler les personnes suffisamment prêtes ? » Interrogea l’une des douze parties.

    « Nous allons leur envoyer des signaux. Pas des signaux radio ou de quelle technologie que ce soit. Des signaux cognitifs. Seuls ceux qui réalisent des travaux de recherches spirituels ou ceux qui sont prédestinés à la communication extra sensorielle entendront notre message. Ce message sera un rendez-vous. Lorsqu’il aura été capté, nous irons à leur rencontre. »

    Il en fut décidé ainsi. Les douze se concentrèrent et envoyèrent un message d’amour. Ce message était un message univers ; il contenait en soi toutes les réponses à toutes les questions ; il contenait en soi l’infini de la connaissance ; il était une conscience.

    « En attendant, qu’allons-nous faire ? » se demanda l’une des parties. « En attendant, nous allons nous préparer à les accueillir ! »

    Les sages se mirent donc en quête afin de se mettre en relation avec les autres membres de l’Univers. Ce qui n’était pas difficile puisqu’ils étaient autour d’eux depuis leur naissance dans ce nouveau monde.

    Un groupe, comme le sien, était à proximité. D’allure très agréable. D’ailleurs, à leur approche, il les accueillit d’un million de sourires. « Bonjour à toi, homme nouveau, et bienvenue dans ton nouveau cycle de vie. »

    « C’est exactement cela ! » Dirent les sages.


    Il était à nouveau animé. Il aimait cela. Se replonger à nouveau dans le monde des hommes. Il était déjà auparavant intervenu dans la communauté des humains. Mais, à chaque fois, cela avait été provoqué par son essence car il était le messager de l’architecte de l’Univers. Mais cette fois-ci, c’était différent. Des évènements humains avaient provoqué sa nouvelle existence matérielle.

    D’abord, revêtir une enveloppe matérielle. Son réveil devait être approprié. Où allait-il intervenir cette fois ? Dans un lointain passé, il avait ouvert et refermé une mer ; dans un autre passé, il avait assisté et protégé un être qui aimait trop l’humanité jusqu’à lui donner sa vie ; une autre fois, il avait été enchanteur dans un pays peuplé de rois, de chevaliers, de paysans.

    Son corps flottait très haut au-dessus du sol. Il était encore très dilué dans l’air. Il survolait les montagnes les plus hautes du monde. Le froid lui permis de se densifier. Il commençait petit à petit à devenir observable de manière infinitésimale. Il se dirigea alors vers les mers les plus profondes. Il plongea au cœur le plus fort de l’océan. L’eau glaciale continua à le densifier. Il poursuivit sa descente jusqu’aux volcans des fosses marines et pénétra dans le feu de la terre en fusion.

    À ce moment-là, il se propagea. Son corps éthérique s’amplifia et commença à se diluer dans toute la substance de la lave. Au bout d’un temps, son corps avait revêtu entièrement le manteau interne de la Terre. Il se mit, alors, en relation avec le noyau comme il l’avait fait à chaque fois. Il éprouvait beaucoup de plaisir à le retrouver. Lorsque le contact fut établi, la Terre tout entière s’illumina. Il ne restait plus qu’à rechercher ceux qui avaient des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur pour aimer. Facile.

    Il n’eut pas beaucoup de temps à attendre. Ce ne fut pas vraiment un embrasement, mais il discerna distinctement les premiers échos. Il pouvait se mettre au travail immédiatement. Il se vêtit d’un corps et d’un vêtement bleu puis, il regagna la surface de la terre. D’abord, marcher pieds nus dans l’herbe, regarder les étoiles et attendre le lever du soleil. Pour rien au monde il n’aurait échangé cette joie.

    Redevenu humain, en apparence, il se dirigea vers la ville.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE D’AOÛT

    L’un dompte, l’autre renonce ; l’un frappe, l’autre effleure.
    Mais parfois, au creux d’un été, leurs souffles s’interpénètrent :
    Le Conquérant, las de guerre, trouve au Sage une douce lueur
    Et le Sage, troublé soudain, reconnaît en lui son propre maître.

    Le conquérant insatiable ? Le sage en quête de vérité ?
    Eh oui, ils sont tous deux pareils ; ils ont une soif d’absolu.
    Chacun tient l’autre en peu d’estime… mais ils sont tellement semblables !
    Ce qui les unit, c’est le cœur, le corps, l’esprit… une même âme.

    Le voyageur

    Le voyageur réfléchissait ce soir-là et faisait le point. Le matin était plus propice à ses habitudes mais dans ce monde inversé, il avait appris à changer ses méthodes. Changer, ce n’est pas supprimer le passé pensait-il. Pour l’instant, il était confortablement assis avec ses compagnons. La marche de la journée avait été assez aisée vu toutes les épreuves précédentes. Il s’était aperçu qu’ils avaient tous besoin d’un moment de détente. Vers la fin de la journée, ils avaient atteint une clairière accueillante au bord d’une rivière également avenante et, d’un commun accord, ils avaient décidé d’établir leur campement. Les hommes étaient partis chercher du bois. Les femmes, armées de leurs arcs, avaient entrepris de chasser quelques gibiers. Les enfants avaient mis leurs dons à contribution pour dresser une hutte de fortune et avaient tout de même réussi à démarrer le feu. Le capitaine et ses marins discutaient d’histoire de marins ; ils avaient besoin de redevenir marins.

    Le voyageur s’était retiré à l’écart sous un arbre. Son carnet de route à la main, il retraça les derniers évènements. Il réfléchissait au rôle de chacun, à l’aventure qui les unissait, à ce qu’ils allaient découvrir. Une main lui effleura la joue. Sa compagne tenait fièrement un volatile dans l’autre main. Le repas du soir, souffla-t-elle. Les autres guerrières en détenaient autant. Bientôt, embrochés et mis à cuire, les volatiles révélèrent des odeurs caramélisées et juteuses. Ce fut un festin gratifié par tous les convives.

    Après le repas, plusieurs couples se formèrent et se retirèrent. Le voyageur suivi de sa compagne rejoignit son arbre. Ils s’étendirent et s’enlacèrent. Leurs corps se détendirent dans l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre.

    La nuit était à peine avancée. Le voyageur était éveillé. Il était reposé physiquement. Sa compagne dormait doucement à ses côtés. Il ne voulut pas la réveiller ; il se leva silencieusement ; il resta nu un moment sous les étoiles. Il avait besoin de se détendre et de se ressourcer. Un bruit. Il laissa ses visiteurs approcher. Le jeune homme brun et la jeune fille brune marchaient silencieusement. Ils ne firent aucun cas de sa nudité. Ils étaient, de toute évidence, là pour débattre d’un autre problème.

    « Les entités ne sont plus là ; elles ne viendront plus. Elles savent, à présent, qu’elles sont en infériorité. Maintenant, elles vont agir différemment. » Le garçon se tut. Il donna le relais à sa jeune camarade : « Elles vont se réorganiser, s’assembler, unir leurs forces. La prochaine rencontre risque d’être un échec. Il y a certainement un moyen de les contrer mais je ne le connais pas ; pas encore. Mais il existe ; mes intuitions ne me trahissent jamais. »

    Le voyageur hocha la tête. Après avoir écouté ses jeunes compagnons, il resta silencieux un moment pour mieux intégrer l’information que venaient de lui transmettre les enfants. Puis, il retourna auprès de sa compagne ; son sommeil était léger, elle se blottit près de lui. Juste avant l’aube, il se dirigea vers la rivière. L’eau était fraîche mais non glacée. Il prit plaisir à accueillir les premiers rayons de soleil.

    Petit à petit, chacun se réveilla et vint à la rivière. Les guerrières furent les premières à se dévêtir et se baigner et également les premières à sortir et partir en éclaireuse. Lorsque tous eurent déjeuné, elles étaient de retour. La piste pénétrait dans la montagne ; il fallait se munir de torches. Combien ? Personne ne pouvait le dire. On ramassa, donc, autant de bois que possible pour en faire des torches. S’ils épuisaient la moitié de leur stock, ils n’auraient plus qu’à opérer un demi-tour. Lorsqu’ils eurent recouvert de lambeaux de tissus tous le bois qu’ils avaient pu rassembler, ils se mirent en route. La piste montait régulièrement mais la pente était peu prononcée. Ils atteignirent rapidement l’entrée de la caverne.

    Le voyageur et le capitaine tentèrent d’estimer la position de la montagne. « Ce doit être la montagne la plus haute et la plus centrale de l’île. D’après le chemin parcouru et sachant que l’île est limitée je suis pratiquement certain que nous sommes à la dernière étape. À condition encore qu’il y ait un but après cette porte. » Le voyageur était d’accord avec son ami ; ils étaient proches du but mais duquel ?

    Ils se regroupèrent tous afin d’utiliser le moins possible de torches ; les femmes devant, les hommes en arrière, le voyageur, les marins et les enfants au milieu de la colonne. Une torche à l’avant, une autre à l’arrière, ils s’enfoncèrent dans la caverne. Ils marchèrent longtemps avec pour seule compagnie l’écho de leur pas qui résonnait dans l’obscurité et qui rythmait leurs pas. Depuis le début, le chemin était caillouteux et semblait presque naturel. Comme s’il s’agissait d’une voie naturelle presque respiratoire. Respiratoire ? Au début, il ne s’en était pas rendu compte mais à présent, c’était devenu sensible. Il y avait un léger courant d’air. Chaud même. Ce fut facile de le mettre en évidence avec les torches. Ils continuèrent un peu plus rassurés ; ce courant d’air devait signifier que l’ouverture était proche. Le sol était beaucoup plus lisse maintenant, il faisait beaucoup plus chaud également. Malgré la progression, aucun signe n’indiquait une sortie. La situation atteindrait bientôt un seuil critique. On avait déjà largement utilisé plus du tiers des réserves de torches. Le chemin n’était pas trop périlleux. Le voyageur décida alors de continuer jusqu’aux deux tiers de la réserve. S’ils n’avaient rien trouvé, ils reviendraient en arrière en s’encordant et avec une seule torche à l’avant. Ils continuèrent alors à parcourir le chemin qui était désespérément monotone. Torche après torche, pas après pas, heure après heure, ils déambulèrent ainsi sans changement de leur situation. Ils parvinrent de cette manière au seuil de leurs réserves. « Éteignons nos torches et reposons-nous un moment. Nous n’avons pas besoin de lumière pour l’instant ! » Proposa le voyageur. Il était perplexe, il devait y avoir une solution mais il ne la voyait pas pour l’instant. Il avait besoin de concentration. À l’extinction des lumières, l’obscurité envahit brusquement le groupe. Tous s’assirent afin de se reposer. Personne ne parlait, on entendait à peine les respirations. Peu à peu, leurs yeux s’accoutumèrent à l’obscurité. Ce fut la jeune fille brune qui la première perçut une lueur lointaine : « Là-bas, devant nous, je distingue une lueur très faible mais perceptible ! » Le garçon blond se leva et dit à son tour : « Tu as raison, petite sœur, tu as toujours eu la meilleure vue de nous tous ! » Le voyageur se leva également et aperçut également le point lumineux. On fit passer devant les enfants ainsi que ceux qui avaient la vue la plus perçante. La fille brune marchait en tête. Ensuite, en colonne, chacun, les mains posées sur les épaules de son prédécesseur, marchait dans les ténèbres. On n’emporta que deux torches afin de garantir le retour en arrière et la chenille humaine progressa dans les boyaux internes de la montagne. L’air était de plus en plus chaud. Ils en sentirent bientôt le souffle dans leurs cheveux. La lumière avait un peu augmenté d’intensité de sorte que tous purent se lâcher les uns les autres. Petit à petit, leur tunnel révélait ses contours. On aurait dit que la roche avait fondu par endroit. La canicule devenait de plus en plus forte. Enfin, le tunnel commença à s’élargir, la lumière s’intensifia ainsi que la chaleur et ils finirent par déboucher dans une vaste caverne. Ce n’était pas l’air libre. Une gigantesque caverne au milieu de laquelle trônait un lac de feu incandescent. Curieusement, l’air était très chaud mais respirable. « La raison en est par ce courant d’air chaud que nous sentons ! » dit le voyageur. « Il doit certainement communiquer avec l’extérieur. De toute évidence, la montagne centrale de l’île est un volcan. Et s’il existe un courant d’air c’est que le cratère ne doit pas être loin. »

    Tous se mirent alors à inspecter la salle souterraine à la recherche de la voie de leur salut. Mais au bout d’une heure de prospection, ils durent se rendre à l’évidence : le seul endroit de la caverne qu’ils n’avaient pu explorer c’était la partie au-dessus du milieu du lac de feu. Quant à l’atteindre, c’était une toute autre histoire. Inutile de penser à fabriquer un radeau, il se serait consumé bien avant d’atteindre le centre. Et, de toutes les manières, ils n’avaient pas de bois. Peut-être une grande pierre plate, mais ils ne voyaient aucun rocher qu’ils auraient pu utiliser. Ils étaient dans une impasse. Du moins pour l’instant. Le voyageur s’assit contre la paroi caverneuse pour réfléchir tout en ayant une vue d’ensemble. Devant lui, débouchait le tunnel unique qu’ils avaient emprunté. Il était dans l’ombre. L’ombre bougeait. Au début, il pensait que ce devait être un effet de la chaleur mais, à présent, il en était sûr : des ombres bougeaient.

    Des grondements sourds. Le sol renvoyait les échos des infrasons. « Qu’est ce qui se passe ? » hurla le capitaine, « nous attaquent-ils avec une arme inconnue ? » L’inquiétude s’était transmise à tous. Pris au piège. Cette salle était sans issue, du moins franchissable avec tous les moyens dont ils disposaient. La chaleur était étouffante, les grondements de plus en plus rapprochés et de plus en plus forts. Le groupe s’était retranché au fond de la caverne. Au-delà du lac incandescent, ils pouvaient apercevoir l’entrée du tunnel. Il était noir d’ombre et l’obscurité semblait gagner petit à petit la caverne comme si une tache d’encre se diluait. Tous virent la tache ténébreuse augmenter avec horreur. Mais il se passa quelque chose. Le sol commençait à être secoué de soubresauts. La surface du lac était agitée et lançait des flammèches dans l’air avec, quelquefois, des éruptions de matières. Cela dura brièvement puis, la surface du lac baissa. Ils crurent au premier abord qu’ils se trompaient mais ils se rendirent compte que le niveau du lac s’affaissait. Tandis que l’obscurité avait, à présent, atteint la moitié de la caverne, la lave s’engouffrait dans les profondeurs de la terre.

    « Un passage ! » retentit la petite voix de la fille brune. En effet, deux ou trois mètre en dessous du niveau originel, un autre tunnel débouchait comme un siphon. « Croyez-vous que nous pouvons passer par là ? » Demanda le capitaine. Le voyageur n’eut pas besoin de lui répondre, il lui montra simplement l’avancée des ténèbres. La décision était imminente. Dans un même mouvement, ils se dirigèrent tous vers la seule issue qui leur était offerte. Les plus forts des hommes bloquèrent des cordes par lesquelles tous descendirent. Au premier abord, le tunnel était praticable ; les parois encore chaudes mais supportables. Lorsque les derniers hommes rejoignirent le groupe, le grondement leur déchira les oreilles. Comme un coup de tonnerre hurlé par des milliers de cavernes animées. C’est alors, qu’ils aperçurent une trombe d’eau démesurée qui tombait du haut de la caverne et se précipitait vers l’abîme profond où avait disparu le lac. Une vapeur brûlante se dégageait. « En arrière ! Nous n’y résisterons pas ! » Ce fut au pas de course qu’ils s’élancèrent dans le boyau. Il était inutile de réfléchir quant aux risques. C’était, dans l’alternative, le seul et unique choix qu’ils avaient. Le voyageur regarda tout de même plusieurs fois en arrière : les ombres avaient apparemment été arrêtées. Du moins pour l’instant.

    Le capitaine tait inquiet. Fuir par le bas lorsqu’un fleuve de lave s’affaisse, prêt à remonter quand bon lui chante, ce n’était pas pour le rassurer. De plus, monter vers la montagne en empruntant des chemins qui descendent, ce n’était pas très logique pour le capitaine. Et pourtant, ils descendaient. Mais peut-être que les infiltrations d’eau bouillante ne leur laissaient pas le choix. À force de descendre, ils débouchèrent dans une autre caverne. Celle-ci n’était ni belle, ni lumineuse comme la précédente. Heureusement, les parois réfléchissaient une luminosité ambiante. C’est ce qu’avait remarqué depuis longtemps le voyageur. La chaleur et l’incandescence de la lave ne suffisaient pas pour assurer la continuité lumineuse. Les parois sublimaient la chaleur en lumière.

    Mais cette caverne allait leur apporter un étrange allié inattendu. Un peu plus en contrebas, un autre lac de feu était comme tapi. Sur la berge, il y avait une sorte d’embarcation. Une embarcation ? Lorsque le capitaine la vit, il rit aux éclats ; cela ressemblait plus à une poêle à frire qu’à une barque. Pourtant, elle avait l’air très étanche à la chaleur. Elle était faite d’un cristal de roche très dur ; semblable au diamant. Semi transparent avec des reflets verts et rose. Sans s’être concertés, tous se retrouvèrent à bord. Bon gré mal gré, le capitaine dirigea l’embarcation singulière ; ils suivaient le cours du lac de feu. Petit à petit, le courant devint tumultueux, agité.

    « Nous descendons toujours ! » Lâcha laconiquement le capitaine. « J’aimerais bien remonter à la surface. » Le voyageur ne répondit pas. Lui aussi constatait cette situation embarrassante. Mais les phénomènes se reliaient entre eux indépendamment pour leur trouver une autre route. Le voyageur acceptait la situation. Pour l’heure, il ne pouvait communiquer ses sentiments. Sa tâche actuelle était de veiller à ce que tout se passe au mieux.

    « Vous avez remarqué ? » Dit une petite voix, « nous sommes en train de descendre ! Il faudrait faire quelque chose ! » La jeune fille brune apostropha le voyageur et le capitaine. Celui-ci lui répondit du tac au tac : « Et comment ferais-tu pour remonter si tu dirigeais la barque à ma place ? » Du tac au tac, également elle lui rétorqua : « Plutôt que de suivre le courant bêtement vers des gouffres de plus en plus profonds, je m’arrêterais sur une berge dès que possible, celle-là par exemple ! » termina-t-elle en montrant du doigt une plage de pierre.

    Anéanti par la chaleur, le capitaine eut juste la force nécessaire pour jeter la barque de pierre sur la plage de fortune. Le choc de la collision précipita tout le monde hors de la barque. Tous se ruèrent sur la plage de rocher et grimpèrent hors de portée de la lave. Les enfants eurent tôt fait de repérer un boyau que tous suivirent. Malgré le peu de luminosité, ils purent poursuivre leur chemin. Bientôt, l’étroit boyau s’élargit et ils purent s’arrêter pour se reposer. Le peu d’équipement qu’ils possédaient avait sombré dans la lave à l’accostage. La chaleur était telle qu’ils avaient tous envie de se débarrasser du superflu. Avec un couteau, ils taillèrent leurs vêtements pour s’alléger. Ce fut une étrange troupe déguenillée qui arpenta les couloirs du feu de la terre. Leurs forces diminuaient de pas en pas, si au début chacun s’épaulait, à terme, tous arrivaient péniblement à mettre un pas devant l’autre. Le voyageur et le capitaine échangèrent un dernier regard désespéré. Le boyau débouchait dans un cul de sac. La lumière était quasi inexistante, les provisions épuisées, le moral des troupes était perdu quelque part dans les profondeurs de la terre. Sans bruit ni paroles, ils s’assirent tous dans leur tombeau. Quelques lueurs étincelaient dans le tunnel, loin.

    Au toucher, le voyageur la reconnu. Elle lui avait semblé familière dans la faible clarté, lorsqu’ils s’étaient élancés dans le boyau. L’excavation dans laquelle ils s’étaient réfugiés était de pierre noire. Noire comme la stèle que les hommes lui avaient révélée. La même matière. La stèle n’avait peut-être pas été apportée dans ce monde mais taillée dans ce même monde. Et apparemment, elle était issue de l’endroit même où ils attendaient leur mort.

    Le conquérant

    Le conquérant attendait depuis longtemps dans la nuit. Attendre n’était pas un problème. C’est une pratique qu’il avait apprise et il n’était jamais impatient. Tout au contraire, pendant ces périodes intermittentes, il en profitait pour faire le point avec lui-même, analyser les situations actuelles et se ressourcer. Il pouvait attendre longtemps ainsi. Il pouvait aussi couper l’attente si cela lui paraissait nécessaire. Il restait toujours maître de ses décisions. Il faisait nuit noire maintenant. Il attendait.

    L’attente se poursuivit encore. Ses trois compagnons faisaient mine de s’impatienter. Il ne les écoutait pas ; il était attentif. Ce n’était pas l’attente elle-même qui lui causait problème. Il était certain qu’il fallait guetter et être attentif. Qu’est-ce qu’il y avait à voir et à comprendre ? Lorsqu’il s’était trouvé au bord du gouffre, il avait instinctivement résolu l’insurmontable. À présent, la nuit était pareille à un abîme ; insondable. Comment traverser la nuit ? Comment surmonter et aller au-delà de l’obscurité ? La lumière ? Le feu ? Il fallait faire un grand feu ! Il fallait percer les ténèbres.

    « Écoutez-moi tous ! Cherchez du bois sec, des brindilles, des bûches ! Il faut allumer du feu. Quelqu’un a-t-il un briquet, des allumettes ? » Sous l’impulsion soudaine, ils se mirent en quête de combustible. L’homme de science fumait la pipe occasionnellement ; il avait du feu. Ils eurent tôt fait de ramasser de quoi alimenter leur feu. Dès que les premières flammes surgirent, le conquérant ordonna : « Il nous faut beaucoup de bois, nous devons faire un brasier ; un feu gigantesque ! On doit nous voir même depuis notre propre monde ! »

    Chacun s’affaira. Il n’était plus question d’attente. Le conquérant leur avait donné l’impulsion de l’action. « L’action calme les nerfs et soulage la conscience » souligna l’écologiste. À ces mots, le commandant rejeta ses longs chevaux en arrière. Les flammes illuminaient son visage de couleurs chaudes et rougeoyantes. Elle envoya au milieu du brasier ses bûches faisant crépiter et redoubler les flammes. Le feu lui donnait une aura flamboyante. Comme si ses éclats incandescents révélaient la face invisible du commandant. « Étrange femme » pensa le conquérant. « Si mystérieuse jusqu’à présent. Le feu la révèle comme si elle était de nature alchimique ! »

    Le feu était immense. À tel point que, de l’endroit où ils se tenaient, la nuit et les ténèbres avaient disparus. La chaleur démesurée renvoyait une activité débordante. On eut dit un soleil ! Une énergie très forte montait du sol vers le ciel. Le conquérant sentit aussitôt l’élévation. Il se tourna vers ses compagnons ; ils avaient compris. Ils se répartirent alors autour du brasier et, comme ils l’avaient appris, prirent support sur l’énergie du feu. Le conquérant était à son aise ; il avait toujours considéré le feu comme son allié. Prendre appui sur le feu était, pour lui, un retour aux racines.

    Ils s’élevèrent doucement d’abord, puis ils sentirent une accélération croissante. Ils étaient déjà très haut et, bien que l’air soit glacé à ces altitudes, le feu qui leur servait de véhicule les réchauffait suffisamment. Mais pourquoi les avait-on laissés seuls chercher le chemin ? Se demandait le conquérant. Parce qu’ils devaient trouver la perception et la décision dans leur cœur ! Répondit un écho dans sa tête. Tout comme ils avaient appris à s’élever, ils devaient apprendre à se diriger.

    Ils allaient vraiment de plus en plus vite. Étrangement, cela lui faisait penser à la montgolfière qu’ils avaient construite et dans laquelle ils avaient embarqué pour descendre dans les profondeurs de la Terre en utilisant cette fois l’énergie de l’air. Tout cela pour découvrir cette cité en équilibre sur deux plans et dont les habitants les avaient discrètement suivis durant leur descente. Il regarda au-dessous d’eux. Presque imperceptible mais il y avait quelque chose ; un groupe ; impossible à dénombrer mais c’était certain, une escorte les accompagnait. Le conquérant fit part de ses observations par signes à ses compagnons. Il était confiant. Ils avaient découverts ce qui est en bas, il leur restait donc à découvrir ce qui est en haut.

    Longtemps après, après avoir quitté l’atmosphère terrestre, après avoir atteint le cosmos toujours protégés par l’énergie du feu, ils aperçurent le but de leur voyage. Ils avaient observé cette lumière depuis le début mais ils l’avaient confondue avec les étoiles. Maintenant le point avait grandi. Une formidable pyramide lumineuse. Par une ouverture, ils embarquèrent. L’intérieur ne ressemblait à rien. Ni vaisseaux fantastiques amarrés, ni coursives, ni cabines ni quoi que ce soit qui aurait correspondu à une organisation humaine. Ce que leurs yeux voyaient, c’étaient uniquement des lignes de lumières qui partaient dans plusieurs directions à partir de la plate-forme sur laquelle ils avaient posé leurs pieds. Les cordes lumineuses n’étaient pas fixes ; certaines se combinaient ensemble comme pour transmettre un message incompréhensible.

    Le conquérant guettait le sas par lequel ils avaient accédé à l’intérieur. Comme il s’y attendait, un groupe approchait. Lorsqu’ils débouchèrent sur la plate-forme, il reconnut ses hôtes.

    « Salut à toi et à tes compagnons, conquérant ! Je vois que vous avez tous les quatre ressenti l’appel du feu. Parfait, nous allons pouvoir commencer ! »

    « Commencer à partir d’ici ? Quel est ce lieu ? Est-ce ici que sont venus tous vos ancêtres ? » Questionna le conquérant. Il tentait, durant ses questions, de comprendre la raison du site.

    « Non. Personne ne vit ici. Ce n’est qu’un relais qui a été construit bien plus tard. C’est un relais d’observation qui nous permet de voyager rapidement. Une sorte d’ascenseur si vous voulez. Le voyage dans l’autre plan demande une énergie fantastique. Les premiers voyages étaient à sens unique et limités. Plus tard notre science a évolué et nous avons mis au point ces relais qui nous permettent de voyager à très longue distance. Par exemple, celui-ci, une fois activé, nous amènerait instantanément à des milliards d’années lumières. Ce qui ne nous servirait à rien car l’espace n’est pas tout. Ni le temps, ni l’espace. Non, l’autre plan se situe au-delà du temps et de l’espace bien qu’il soit théoriquement possible de l’atteindre par l’espace-temps mais à l’infini. Non, pour cela, il faut un navigateur, il faut un être vivant capable de connecter les différents plans. À ce moment-là, le relais agit comme un amplificateur et le voyage devient possible. » Le chef s’arrêta de parler et se dirigea vers les colonnes de lumières les plus proches. En levant simplement les mains, il créa de nouvelles formes ; on aurait dit qu’il actionnait des commandes invisibles. Toujours est-il que les mouvements de ses mains donnaient des instructions précises.

    Un cylindre de lumière noire descendit du plafond. Plafond que personne n’apercevait ; le sommet de la pyramide se perdait dans les colonnes lumineuses. Puis, le chef, sa fille et une dizaine de guerriers se postèrent autour d’un cercle intermédiaire entre le centre et la périphérie. Tous accomplirent des gestes calculés et le sommet s’éclaira. Ils eurent l’impression d’être plongés brièvement dans de l’eau glacée. Un frisson les fouetta des pieds à la tête. Un peu étourdis par le mal du voyage, ils se retrouvèrent dans un endroit très lumineux. Ils n’étaient plus dans l’espace ; la pyramide avait disparu ainsi que leurs vêtements. Mais, tel était la beauté et la majesté du lieu dans lequel ils venaient d’arriver que les quatre visiteurs occultèrent complètement cet état. Ce fut lorsque la fille du chef leur présenta des tenues blanches qu’ils réalisèrent, à peine surpris, qu’ils étaient nus.

    Si le paradis existait, il devait certainement ressembler à ce que leurs yeux constataient. Un lagon d’un bleu fort prononcé était ceinturé par des plages de sable blanc immédiatement couronné de vastes pelouses ornées de fleurs aux couleurs chatoyantes. Ensuite, montées sur pilotis et semblant défier les lois de la gravitation, des habitations aux formes incroyables. Tantôt formées de blocs réguliers, tantôt sphériques, tantôt d’une seule couleur uniforme, tantôt plusieurs couleurs combinées artistiquement.

    Le chef les invita à avancer pour mieux découvrir le site. « Voici notre nouvelle Atlantide ! Nous avons arrangé notre cité entre ciel et mer et entre terre et feu. »

    En effet, le conquérant et ses compagnons restèrent longtemps à contempler le spectacle. Il leur était difficile de faire leur choix entre la beauté du ciel, la majesté de la mer, la magnificence des vallées et des arbres, la force et la présence de la montagne volcanique.

    Le conquérant, après avoir observé les alentours dévisagea le chef : « Que pouvons-nous vous apporter ? Qu’attendez-vous de nous ? Quel est ce besoin que vous êtes venus chercher chez nous ? » Son interlocuteur répondit simplement : « Toi, conquérant, toi seul. Ainsi que tes compagnons. »

    Justement, les trois autres collaborateurs du conquérant s’étaient rassemblés. « Que voulez-vous dire exactement ? Depuis le début vous nous parlez d’échange entre nos civilisations. Vous nous emmenez vers des lieux que nous n’aurions jamais pu atteindre nous-mêmes, vous nous avez appris des méthodes de lévitation et de voyage que nous n’aurions jamais découvertes. Que pouvons-nous vous offrir en échange ? » L’écologiste débordait d’énergie et de question ; ce qui amusa le chef qui leva les bras : « Calmez-vous, ne soyez pas troublés ! Nous allons vous dévoiler ce que nous attendons de vous ! »

    Les hôtes les invitèrent à les suivre. Sous une terrasse ombragée – des arbres magnifiques avait noté l’écologiste – tous prirent place. « Voyez-vous, vous êtes très importants à nos yeux car vous représentez la richesse de vos civilisations. Chacun, vous avez vos racines parmi les peuples de la Terre. Notre temps sur cette terre est révolu. C’est donc vous qui allez être les témoins pour les rencontres à venir. Nous avons des avant-postes sur votre Terre. Vous allez continuer avec nous votre initiation afin d’être nos représentants. En échange, comme nous en avons bénéficié, vous continuerez vos expériences et votre évolution avec notre civilisation. »

    Le conquérant apprécia l’offrande de ses hôtes : « Vous voulez dire que nous pourrons aller et venir de la terre vers votre monde ? »

    « Pas exactement en ce qui concerne le passage. Pour cela, il faut être navigateur. Et pour cela, les douze navigateurs que nous sommes doivent maîtriser la science du voyage. Ceci, vous ne pourrez pas le faire tout de suite en tant qu’être humain. Vous aurez besoin de nous pour cela. Mais la vie est une perpétuelle révolution sur elle-même. Qui sait ce que chacun de nous construira pour l’avenir ? En attendant, nous vous offrons quelques temps de villégiature avec nous pour votre instruction. Après cela, nous vous emmènerons vers nos positions terrestres pour que vous en preniez possession. Allons, je crois qu’un moment de repos est mérité pour nous tous. Venez ! Nous sommes conviés à une soirée en votre honneur. »

    Pendant qu’ils conversaient, des navettes s’étaient posées silencieusement. Quatre nacelles superbes. Nulle trace de moteur ou de mécanique. Tout était composé pour ne révéler que la beauté de l’embarcation elle-même. La première était une association fantastique de bleus. Le conquérant y monta conduit par la princesse et trois autres guerriers initiés. L’écologiste prit place avec quatre autres dans la nacelle verte. Le scientifique embarqua dans la nacelle jaune ; lui aussi escorté de quatre guerriers. Le chef, le commandant et les trois derniers montèrent dans la barge écarlate ; c’était la plus flamboyante. Les quatre nacelles décolèrent sans bruit et tous furent conduits vers la plus belle plage du lagon. Ils étaient attendus.

    Dans cette fête qui s’annonçait, tout concourait pour le bien être des quatre compagnons. Le conquérant calmait et acceptait son impatience. L’heure n’était pas aux négociations, il attendait donc. La soirée d’été était apaisante ; il relégua ses préoccupations et se prépara mentalement. Des feux étaient allumés et des danseurs tournaient autour. Les plus intrépides sautaient au-dessus des flammes. Le conquérant souriait enfin. Il venait de comprendre qu’il faisait partie de l’histoire. Il se sentait acteur. Contrairement aux deux scientifiques de la communauté, il ne cherchait pas à découvrir et apprendre à tout prix. Le plus important à ses yeux était d’être acteur de sa propre vie. Peu lui importait le degré d’évolution de ses hôtes. Plus vital était le rapport qu’il allait devoir entretenir.

    « Alors, mes amis, » apostropha le conquérant, « que pouvons-nous faire, à votre place, que vous ne pouvez accomplir vous-même ? »

    « Tu as raison, conquérant ! » Lui répondit-on du tac au tac. « Inutile de tourner plus longtemps autour du pot. Oui ! Tu dois effectuer une tâche que nous ne pouvons réaliser. Oui ! Ta présence parmi nous est liée à ce travail. Oui ! Nous avons besoin de toi. »

    Le conquérant ne répondit pas tout de suite. Un travail, une tâche à accomplir ? Sur terre, il aurait été dans son élément. Dans ce monde étrange, il était déraciné. Et pourtant, il avait, semble-t-il, un pouvoir que ne possédaient pas ses hôtes malgré l’avancée de leur civilisation. Ils avaient dû se rapprocher du peuple de la terre alors que, de toute apparence, ils n’en avaient plus besoin. Pourquoi ? Mais le temps n’était plus aux questions. Le temps des réponses était advenu. Le conquérant n’était pas inquiet. Au contraire, il représentait la race humaine, il y croyait, il était sûr de lui.

    Le maître

    Le maître reprit la parole après que chacun se fut présenté. Ce préliminaire avait été très intéressant. Non pas qu’il eût découvert quelque chose de nouveau ; il connaissait très bien ses partenaires. Mais il voyait chacun, à présent, comme les pièces d’un puzzle. La réunion des douze, avec leurs qualités et leurs aspirations, créait une nouvelle dynamique.

    « Mes amis, je suis très heureux de ressentir avec vous les liens qui nous unissent. Notre groupe est fort ! Très fort ! Nous formons une famille d’âmes ; un réseau cristallin et chacun de nous en est une facette. Un dodécaèdre à douze faces humaines. Ensemble nous sommes émetteurs d’énergie. »

    L’initiée sortit alors le cristal qu’elle possédait encore. Un dodécaèdre indigo. Ils ressortirent chacun le leur. Douze pierres magnifiques. Ils n’avaient remarqué que l’éclat des couleurs la première fois. Leurs formes se révélaient à présent. Tétraèdre, hexaèdre, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre réguliers. Cubique, quadratique, orthorhombique, monoclinique, triclinique, rhomboédrique, hexagonal pour les autres cristaux. Plus une pyramide. Une arithmétique singulière et cristalline.

    « Comment allons-nous les disposer ? Comment nous en servir ? » Demanda le guerrier.

    « De toute évidence, le cube est à la fois polyèdre régulier et naturel. Il est l’intersection des deux familles. La pyramide n’est ni régulière ni naturelle. C’est une sorte de logique booléenne. Qu’en dis-tu Magicien ? »

    Celui-ci commença à réfléchir à haute voix : « La première famille des réguliers est formée de cinq membres. La deuxième famille des naturels est formée de sept membres. L’un d’eux est commun aux deux familles. Il doit être le point d’intersection des deux figures formées par les deux groupes. La pyramide ne faisant partie ni du premier ni du deuxième groupe est étrangère aux deux figures. Elle doit les compléter pour former une troisième figure qui doit élever les deux premières. Le premier groupe de cinq doit représenter l’être humain. Le deuxième groupe de sept représente certainement le divin. Bien que le cube unisse l’humain et le divin, il est de toute évidence nécessaire de faire intervenir un autre lien étranger à l’humain et au divin. À première vue, cela semble impossible puisque le divin est à l’origine de tout. Comment une chose pourrait-elle être de nature non divine et supérieure pour unir les hommes à Dieu ? Je ne vois pas ! »

    « Et si cet élément n’existait pas encore ? Non pas dans le temps puisque le divin l’englobe. Mais ne pourrait-il pas être de nature telle qu’il n’existe que si l’homme atteint Dieu ? » Intervint à son tour la magicienne. « Rappelez-vous comment nous étions disposés lors de notre première rencontre et lors de notre voyage. Arrangeons nos cristaux selon cet ordre.

    Ils se mirent en cercle. Comme une horloge. Le groupe de cinq premiers cristaux réguliers occupa le 2, le 5, le 7, le 10 et le cube sur le 12. Le deuxième groupe des sept cristaux occupa le 1, le 3, le 4, le 8, le 9, le 11 et le cube d’intersection sur le 12. La pyramide était sur le 6.

    Maintenant, l’énigme arithmétique était posée. Les quatre vieillards observaient la scène. « Oui, dirent-ils c’est tout à fait cela. Nous en étions sûrs. Suivez nous ! »

    Ils suivirent tous ensemble leurs guides jusqu’à l’horloge incrustée dans le dôme. Sur chaque chiffre du cadran, il y avait une pierre et un symbole. Les pierres étaient alignées exactement comme les douze compagnons venaient de le faire.

    « Cinq cristaux pour l’homme, sept pour Dieu, un pour l’union ! » Répéta le maître.

    Les vieillards ouvrirent la porte ; ils pénétrèrent dans le dôme. Un décor insolite. Alors qu’on se serait attendu à une salle de congrès ou un amphithéâtre, le mobilier était assez dépouillé et représenté par une série de siège à la périphérie sur un seul rang, un globe opaque au centre et douze piliers formant un cercle intérieur. Les piliers étaient à hauteur d’homme ; sur le dessus, un emplacement et un symbole. Comme ils s’y attendaient, c’étaient les mêmes symboles que sur l’horloge, c’étaient les mêmes cristaux que ceux qu’ils possédaient. Tous ensemble, chacun se positionna devant sa colonne et déposa son cristal dans l’emplacement. Il y eut d’abord une vibration très légère mais perceptible. Puis, le globe s’illumina, les parois s’effacèrent. Simultanément, d’autres plates-formes réparties dans la cité autour du dôme s’illuminèrent et l’on entendit une grande clameur de joie. Dans un mouvement ordonné des milliers d’hommes, femmes et enfants rejoignirent les plates-formes activées. Sous le dôme, également, une activité insolite se déroulait. Après l’illumination du globe, douze faisceaux répartis atour de la voûte s’étaient comme réveillés. De chacun, émanait un pinceau lumineux qui éclairait le globe central. La résultante optique faisait émerger de nouvelles formes dans l’espace. Ces formes dessinaient un plan tridimensionnel. C’était une carte de navigation ; le mage le remarqua aussitôt. Et lorsque celui-ci, de sa main, toucha les formes inscrites dans l’espace, elles s’associèrent pour tracer une figure plus complexe. Des sièges surgirent de la salle devant chaque colonne tandis que toutes les plates-formes de la cité commençaient à s’élever. Le dôme s’érigea au sommet tandis que les plates-formes s’ordonnaient afin de former une pyramide prodigieuse. Tous les douze s’étaient installés dans leurs sièges devant leurs colonnes. Au sol, la terre commençait à trembler, des nappes souterraines remontaient à la surface. Dans la pyramide, la luminosité s’accrut et le méta vaisseau fantastique partit dans l’espace.

    Les quatre vieillards montèrent dans la nacelle de pilotage et observèrent attentivement les piliers. « Merci de nous avoir aidés. Sans la réunion des douze cristaux maîtres, nous n’aurions jamais pu activer le passage. Nous avons effectué cela la première fois lorsque nous étions jeunes tous les quatre. Des aides nous avaient initiés et montré le passage. Mais nous n’étions plus en possession des maîtres cristaux depuis de très nombreuses années. Lorsque notre cité a commencé à trembler et à s’enfoncer dans les profondeurs de la terre, nous avons lancé un appel à nos aides afin qu’ils interviennent et nous sauve de la catastrophe. Jusqu’au dernier moment où la panique avait contaminé nos compatriotes, nous attendions leur réponse. Quand nous vous avons aperçus, nous savions que c’était vous.

    « Et, quel est cet autre plan dont vous nous parlez, pourquoi les cristaux sont-ils nécessaires ? » demanda le maître.

    « Parce qu’ils focalisent les vibrations de l’âme comme une lentille focalise les rayons lumineux. Ils mettent en relation la partie visible et invisible de l’âme. Si celle-ci est suffisamment évoluée, c’est-à-dire construite, elle délimite un univers de base. Mais il en faut douze pour que l’accord vibratoire délivre son énergie. Les douze cristaux univers animés par l’âme de leur détenteur se superposent, et les douze âmes s’assemblent. » Expliquèrent les quatre.

    La magicienne intervint à son tour : « Quelle est notre destination ? » Les quatre vieillards se regardèrent embarrassés. « Nous ne le savons pas. Nous avons déjà effectué le voyage à plusieurs reprises, mais c’étaient les douze navigateurs qui dirigeaient le déplacement. C’est à vous de nous diriger ! »

    Perplexes, les douze compagnons s’observèrent. « Si nous connaissons notre destination, c’est soit que nous la possédons déjà, soit que nous avons ensemble les facultés de la découvrir. » Souligna l’initiée. « Rappelez-vous lorsque nous nous sommes retrouvés rajeunis et sans souvenir. Nous avons néanmoins trouvé notre chemin. Suivons notre intuition, nous allons certainement ressentir quelque chose ! De plus, les quatre vieux hommes et femmes sont les témoins d’une autre civilisation ; ils ont certainement le pouvoir de nous éclairer. »

    Le vaisseau continuait sa route. Les compagnons se retirèrent deux par deux. Le maître rejoignit sa compagne ; chacun avait besoin de se ressourcer et l’amour était une force inépuisable.

    Le sage

    Le sage commença, ce matin-là, son nouvel apprentissage. Tout lui souriait, il était bien. Ça lui rappelait, un peu, les premiers jours de vacances lorsqu’il parvenait à en prendre dans sa vie précédente. C’était un moment très agréable d’insouciance, de confiance, de détente.

    Il n’était pas seul. Bien sûr, toutes ses parcelles de vie qui avaient été invisibles dans son existence terrestre étaient présentes. Au fur et à mesure que le soleil se levait tout s’éclaircissait en lui. Lorsqu’il était humain, son être entier était pour la plus grande partie dans un monde invisible. À sa naissance dans le monde terrestre, son petit corps de bébé avait émergé dans le monde réel des hommes. Tout au long de sa vie, des parcelles de son âme se révélaient à la surface du monde réel et son corps grandissait. À chaque nouvelle épreuve de la vie, à chaque problème affronté, il y avait une parcelle dans son moi invisible qui se révélait à la surface. Et il grandissait. Lorsqu’il avait été difficile voire impossible de faire remonter la parcelle de lui-même correspondant à un nouvel obstacle, alors l’enveloppe fragile de son corps avait souffert et il avait développé des maladies. De petits avertissements au début ; de plus en plus fort s’il faisait la sourde oreille. Par bonheur pour lui, il avait été très tôt éveillé à écouter les messages de son corps et de son esprit. Il avait appris à appeler la parcelle qu’il lui manquait au moment même où il en avait besoin. C’est le début de la sagesse disait-il à ceux qu’il rencontrait sur sa route. Le début seulement. La sagesse est au bout du chemin parcouru. Mais chaque jour révèle sa part de sagesse.

    Ce matin, toutes ses parcelles étaient dans ce nouveau monde visible. Sa partie cachée n’était plus invisible mais tout entière immergée dans cet univers. « Savez-vous ce qu’un carré ressent lorsqu’il s’aperçoit qu’il est cube ? Et, que penser du cube ? » Pensa-t-il en riant.

    Son réseau animé se mit à vibrer d’une manière à la foi particulière et agréable. Un autre personnage tout comme lui venait à sa rencontre. « Veux-tu venir un moment avec moi ? Je t’invite à la découverte du monde dans lequel tu vis désormais. »

    Sa voix était très harmonieuse. Elle produisait un effet rassurant, berçant et excitant tout à la fois. Il suivi son nouveau compagnon très volontiers. « Vois-tu, » reprit celui-ci, « lorsque nous nous rencontrons, nos parcelles de vie s’interfèrent et cela procure un très grand plaisir. Un peu comme les contacts amoureux lors de nos précédentes vies. Mais ici nous ne sommes plus limités. »

    « Tu veux dire qu’ici nous sommes à la fois masculins et féminin ? » Questionna le sage animé d’une grande curiosité.

    « Je veux dire que tu es formé d’éléments masculins et féminins que tu peux combiner à ta guise. Comme un aimant, tu peux projeter d’un côté tous tes pôles masculins et d’un autre tous tes pôles féminins. Je peux faire de même et nous pouvons alors nous attirer mutuellement par l’un ou l’autre de nos pôles. Veux-tu essayer ? »

    Le sage se laissa guider. Il senti ses éléments se réordonner. Cet arrangement procurait une sensation très savoureuse. Comme un préliminaire amoureux. Au fur et à mesure que la combinaison prenait forme ses sens étaient électrisés. Lorsqu’ils furent prêts l’un et l’autre, ils connurent l’amour cosmique. Il y avait plusieurs sortes d’énergie. La première, très forte, était celle qui se transmettait d’être à être. Entre les deux amants, il y avait une force considérable, communicante. La deuxième, irradiait à l’intérieur du corps du sage. Toutes ses parcelles étaient animées d’un courant de bien-être qui consolidait l’ensemble. Ce courant passait depuis toutes ses parcelles chargées en potentiels masculins vers celles chargées en potentiels féminins.

    « Et pour ressentir cette énergie vitale qui nous anime, nous devons nous rassembler et communiquer. Chaque individu, dans notre société, contribue au bonheur, à l’harmonie et à la stabilité pour tous les autres. Et tous les autres en font autant pour chaque membre. » Expliqua le partenaire du sage. « Mais pour cela, il faut, au moins, être deux. Il existe une sorte d’arithmétique qui représente les différentes combinaisons entre plusieurs individus. Être deux forme un couple qui possède ses propriétés. À trois, d’autres propriétés émergent. À quatre, c’est encore différent et ainsi de suite. Tu les découvriras. »

    L’expérience était plus que la découverte de la rencontre. Le sage avait traversé des mondes, il avait connu, reconnu et cent fois éprouvé la mort. Il s’était ensuite retrouvé dans d’autres lieux qui lui rappelaient ses racines humaines. Il avait redécouvert son monde intérieur et trouvé en lui-même toutes les clés qui lui avaient ouvert de nouvelles portes. Il avait, enfin, émergé dans ce méta monde dans lequel il se trouvait actuellement en prenant conscience de tout ce qui contribuait à son existence. Après cette pénétration en lui-même, il venait de partager quelque chose de similaire et différent à la fois ; la rencontre intime et révélatrice avec une autre essence. La force de la dualité laissait encore son empreinte. Comme s’il venait de découvrir l’amour. Après avoir éprouvé son unité, il venait de succomber à la dualité. Il était prêt à gravir la marche supérieure.

    Quand son compagnon revint vers lui, ou plutôt lorsqu’il le reconnu de toutes ses cellules, il avait quelque chose en plus. Il le reconnaissait pour l’avoir connu quelques instants auparavant. Il était en symbiose avec une autre personne. Le sage était très intéressé par cette sensation. Du moment qu’il avait connu la rencontre, il pouvait désormais sentir et communiquer directement avec ceux qui correspondaient à son niveau acquis. Et s’il pouvait communiquer avec deux personnes en symbiose, il allait former le triangle. Bien qu’il n’eut pas encore commencé cette nouvelle étape, il avait déjà compris que pour être quatre, il lui suffirait de ressentir le triangle et ainsi de suite. Mais pour l’heure, il se prépara à connaître la trinité.

    Dès le début, l’énergie était complètement différente. Ce n’était plus un échange entre deux polarités mais une circulation continue à partir de trois points. « Ce que la droite est au triangle, la communication à deux l’est à la communion à trois. » Pensait le sage. Il se concentra sur la perception actuelle. Il éprouvait dans son cœur la même sensation qu’à deux mais, la présence du troisième ouvrait cette sensation comme s’il découvrait encore une fois une nouvelle dimension. Apprentissage fabuleux, se disait le sage, qui permet de recouvrer son unité, de découvrir sa dualité et discerner sa trinité. Comprendre cette géométrie était, pour lui, une grande richesse. Le plan était parfait.

    C’était le soir. En regardant autour de lui, le sage comprit que sa vision avait évolué. Si à son arrivée, il voyait essentiellement son nouveau corps avec toutes ses parcelles de vie, son univers s’était considérablement ouvert. À présent, il voyait le ciel ; vaste étendue d’un bleu nuit dans laquelle il se sentait attiré comme un gouffre. Plus bas, à l’horizon dans des nuances bleues et violacées, une alchimie alliait le ciel et l’eau. Puis, les embruns indigo et mauves plongeaient dans l’immensité d’une mer qui semblait éternelle. Le sage regardait et regardait sans jamais s’impatienter cette union entre ciel et mer. Étrange comme sa vue s’était transformée. À sa naissance dans ce nouveau monde, sa vision avait d’abord été intérieure, comme si ses racines humaines internes avaient été tellement fortes qu’elles avaient irrésistiblement attiré ses regards comme un trou noir originel. Mais cet éveil à la connaissance de la dualité et de la trinité l’avait libéré. Désormais, sa vision était libre, il se sentait libre.

    S’il pensait que la nuit naissante allait lui apporter du repos il avait raison et tort à la fois. Il avait raison parce que lorsqu’un quatrième compagnon se joignit à eux, ce fut d’abord une sensation de bien-être, de repos. Comme s’il se retrouvait dans une réunion de famille avec tout l’amour réuni. Contrairement avec la liaison à trois, cette liaison quaternaire était emplie de béatitude. Le sage en avait les larmes aux yeux tant cette relation à quatre était sécurisante. Il avait des visions de mers, d’océans, d’eau qui coule et s’écoule. Il avait pourtant apprécié les relations précédentes, celle-ci était la relation où l’amour se concrétisait.

    Et comme l’initiation le voulait, un cinquième invité se convia parmi eux. Ce fut flamboyant. Une énergie de feu ! Dans cette relation à cinq, toutes les sensations précédentes se révélaient magnifiques. Comme une représentation théâtrale dans laquelle ils étaient tous jeunes premiers. Pour le sage, cette intimité à cinq était la démonstration pure et belle de l’amour.

    Six ! Le sixième être relationnel relativisa toute la confrérie féerique. Non loin d’atténuer le côté éclatant de la précédente union, il la concrétise. Le sage voyait beaucoup mieux l’arrangement et la technique. Ce n’était plus magique, incroyable, cela devenait logique, compris, initiatique. Bien que le côté fantastique devienne compréhensible, cette relation sixte donnait un nouvel éclairage, celui de la connaissance. C’est comme si l’esprit du sage revenait à ses sources pour s’apercevoir qu’il avait toujours compris ce qui se passait actuellement.

    La septième révélation apporta l’harmonie parmi toutes les révélations. Le septième convive apporta dans ses bagages un bien être, un sentiment d’équilibre. Tout concourrait à ce que chacun des participants soient apaisés, régénérés et heureux de ressentir la communication. Jusqu’à présent, les communications avaient été enrichissantes pour le sage. Cette fois ci, l’ambiance était harmonieuse. Comme si une étape primordiale avait été franchie. À cette étape des relations, il n’était plus question de rechercher à tout prix pour son évolution. Tout découlait de source comme si tout avait été normal. La signification de cette union était claire. Tous étaient intuitivement et naturellement dans la communication. Cette expérience se révélait rassurante et la plus constructive qui soit.

    Le huitième précipita le sage dans une expérience où tout était caché ; comme s’il devait tout redécouvrir. Dans un premier temps, il perdit toute conscience quant à ses expériences précédentes. Il se retrouvait nu. Nu de corps, d’âme et d’esprit. Nu dans le sens où il ne pouvait plus compter sur son acquis. Dans cette expérience, sa mémoire était comme effacée, inaccessible. Son travail, dans l’actuel, se concrétisait dans la confiance en soi. Il ne devait plus se servir de ses connaissances et de ses expériences, il devait compter sur ses propres capacités et y mettre toute sa foi car tout, ici, était caché. Mais le sage découvrit avec un bonheur inexprimable que, sans voir ni sentir, il avait la foi en lui-même. Heureux celui qui, sans regarder en arrière, vis et vois dans une existence aveugle mais avec la vision de son cœur !

    Quand la neuvième personne se présenta, les étoiles s’ouvrirent. C’était comme si toute la signification de l’existence se révélait. Les neuf pôles énergétiques échangeaient trois par trois, trois fois ; comme une triple trinité. Le sage retrouvait la plénitude de la relation triple à la différence que celle-ci s’ouvrait à la fois à l’intérieur : une intra trinité ; et à l’extérieur : une extra trinité. Cela ressemblait à la dualité yin et yang mais démultipliée. La neuvième relation s’ouvrait dans le cœur de l’homme et lui ouvrait les portes de l’univers.

    Le dixième personnage apporta une consolidation certaine à l’ensemble. Lorsqu’il entra dans l’énergie et transmit la sienne, le sage eut une impression de solidité. De plus, cette nouvelle figure renforçait la dualité homme et femme. Elle l’amplifiait jusqu’à créer un super homme et une super femme. Deux géants mus par une association à dix. La dixième relation était constructive et révélait la nature de l’homme.

    À l’apparition de la onzième personne, la progression des arrangements précédents explosa. Rien ne rappelait quelque chose de connu. Cette nouvelle relation était première en elle-même. Quelque chose de fantastique, nouveau, qui transformait tous les acquis. Un véritable bouleversement qui remettait tout en question. En réalité, la onzième relation était une relation maîtresse.

    Le douzième être de lumière conclut l’expérience. Il n’était plus dans la lignée. Chacune des précédentes expériences avait révélé son pouvoir. La douzième, a priori, n’apportait rien de plus. Mais à bien observer ce qui se passait, le sage décida que, cette fois-ci, il ne devait rien attendre. Ni une révélation, ni un nouvel apprentissage. Ce n’était pas lui qui devait découvrir, ce n’était pas à l’homme de grandir une étape de plus. Il fallait recevoir. Alors, il se détendit et s’abandonna sur un seul mot : le mot Amour. Il lâcha prise, comme s’il devait mourir une nouvelle fois.

    Ce fut lorsqu’il accepta et se résigna à ne plus entendre, ne plus voir, à ne plus faire un pas que la douzième révélation vint à lui.

    « C’est à cette étape que tu dépasses l’être humain que tu es. La connaissance de la douzième révélation te donne l’accès sur le plan supérieur. Comme nous tous, tu es éveillé et transformé. À présent Réveille-toi ! » Le signal fut bref, cinglant, fort, impératif. Il ébranla les montagnes.

    La douzième révélation était celle qui ouvrait les portes du cœur, de l’âme et de l’esprit. Ce n’était pas une étape de plus, c’était la réunion de toutes les précédentes ; la clef de voûte. Un éternel recommencement.

    « Comment se sent-on lorsque qu’on recommence à vivre ! » Pensait le sage. Sans dire un mot de plus, il s’unit dans l’énergie des douze. Il intégra les douze et accepta de s’unifier dans cette nouvelle unité. Peu lui importait ce qu’il pouvait perdre, il avait tout à gagner.

    Ce fut comme un éternel recommencement. Dans l’union des douze, il se sentit aspiré vers le haut, aspiré vers une nouvelle construction. Comme il avait découvert et communiqué avec toutes les parcelles de son corps, il s’ouvrait et communiquait avec ses compagnons. La douzième union ouvrait les portes vers un nouveau passage. Il fallait être douze pour naviguer et passer dans un nouveau plan supérieur.

    Le sage était heureux. Il rencontrait sur son chemin plus que des êtres qui l’aidaient ; il entrelaçait avec chaque rencontre des liens qui le projetaient toujours plus loin. Il n’avait pas plus tôt fait son entrée dans ce dernier monde que, déjà, une ouverture, celle de l’amour universel, lui ouvrait une nouvelle porte. Les mondes s’enchaînaient-ils à l’infini ? Se demandait le sage.

    « Pas dans l’absolu ! » Lui répondit la voix unifiée des douze dont il faisait partie. « Si tu places ta conscience dans chaque pas que tu fais, alors ton voyage est infini. Si tu places ta conscience dans ton cœur, alors tu découvres la magie du cercle. À chaque étape, tu découvres alors que tu as accompli un cercle de plus et que tu es revenu à ton point de départ enrichi. Il est temps à présent que tu sois initié et que tu naisses dans le cercle. »

    Le sage se laissait porter par la voix. Comme un oiseau qui étend ses ailes et se laisse planer.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE JUILLET

    Il partait sans règle ni carte ; il apprit à lire le monde.
    Par le Maître, il apprivoisa les signes et les cycles profonds.
    En retour, le Maître s’ouvrit à la clarté vive et féconde
    D’un chemin qu’aucune science n’enfermerait dans ses raisons.

    L’un parcourt des mondes nouveaux, l’autre alors les cartographie ;
    L’un ne connait pas l’impossible, l’autre connait tous les possibles ;
    L’un prend des risques insensés, l’autre enregistre les plus sensés
    Et ensemble quand ils font le point, l’univers paraît plus brillant.

    Le voyageur

    Le voyageur était face à la montagne. Il la regardait, l’observait. Il ne cherchait pas à y déceler un signe d’agression ni même d’accueil. Elle était la montagne. Ils étaient les êtres humains qui allaient s’y confronter. Mais il restait optimiste et positif. Il ne sentait pas un conflit avec le terrain. Il savait d’après les expériences nouvelles qu’ils venaient, tous ensemble, de traverser qu’il y avait un danger. Mais le danger, si réel qu’il soit, ne venait pas de la montagne elle-même. Cela il le ressentait. Sans dire un mot à ses compagnons, il continuait la marche. Il préférait, pour l’instant, garder en lui ses préoccupations. Mais il avait besoin d’appuis. Il parcouru, de tête, les atouts qu’il possédait. Le capitaine, un homme de terrain. Les guerrières, des femmes sur qui il pouvait compter ; sa compagne en faisait partie et, de plus, elles possédaient une assurance et une expérience dans la survie de leur tribu. Les hommes, eux, étaient plus effacés ; ils restaient retranchés dans leurs positions ; ils ne pouvaient apporter que leur érudition mais celle-ci pouvait se révéler un avantage. Les enfants, quant à eux, offraient une richesse potentielle ; ils avaient exploré des lieux mieux que personne avant eux ; ils étaient intuitifs. Les femmes, aussi, étaient intuitives. Mais les enfants étaient allégés de l’expérience du terrain et présentaient une spontanéité ainsi qu’une révolte dues à leur jeune âge. Le voyageur, parmi ses compagnons, avait le rôle du médiateur et de l’administrateur.

    Le groupe, après avoir dépassé une crête rocheuse, suivit le chemin qui débouchait sur une vallée. Le panorama était à l’échelle du chemin parcouru : grandiose. Entre les pentes escarpées des hauteurs se détachait un lac. Un lac majestueux qui reflétait d’une couleur émeraude la végétation qui l’entourait. L’apparition soudaine galvanisa tous les membres du groupe. C’était un moment de joie et de détente ; un moment de ressource. Comme si chacun retrouvait le pays de ses origines. Ils dévalèrent la pente pour se retrouver sur les berges sablonneuses. Les enfants s’étaient déchaussés et marchaient dans l’eau glacée et régénérante. Les femmes s’étaient dévêtues et plongeaient dans la masse liquide. Les hommes s’assirent sur la rive et devisèrent. Le voyageur et le capitaine entreprirent d’observer les rives opposées. À première vue, ils ne voyaient que les reflets d’eux-mêmes. Pourtant, le capitaine fit une observation pertinente : « Je sais que, dans ce monde, beaucoup de choses sont inversées, mais c’est quand même surprenant que nos reflets soient au-dessus de l’eau et non pas dans l’eau. »

    De toute évidence, là-bas de l’autre côté, se tenait un groupe semblable à eux. Le voyageur fit quelques gestes pour en tester la symétrie. Chaque mouvement était reflété comme dans un miroir. Avec le capitaine, ils sortirent leurs jumelles et leurs longues-vues. Ah ! C’était beaucoup plus net. Effectivement c’étaient bien leurs reflets. À moins que ? Le voyageur tendit les jumelles au garçon. « Regarde bien leurs yeux. Reconnais-tu quelque chose que tu as déjà observé ? » Le garçon chaussa les jumelles, les adapta à sa vue et inspecta méthodiquement leurs images. « C’est le même regard que j’ai déjà aperçu ! Ils nous ont reproduits très exactement. » Le voyageur eut une idée : « Observe mon reflet tandis que j’observerai le tien. Fais des mouvements brusques, j’en ferai de même. » Ils effectuèrent des gestes inattendus, rapides tout en se gardant bien de ne pas regarder leur propre image. La démonstration était claire ! Les reflets ne reproduisaient pas exactement les mêmes gestes, ils n’étaient plus synchronisés. « C’est intéressant à savoir », remarqua le voyageur, « ils doivent puiser dans nos propres regards leurs facultés. Il faudra se garder de se confronter à notre propre double. Nous allons organiser des couples ; chacun devra observer voire combattre le reflet de l’autre et vice versa. C’est peut-être une solution, enfin, je l’espère. Existe-t-il un autre moyen de contourner le lac ? » Les hommes répondirent : « Non ! Les bordures sont trop abruptes et nous perdrions trop de temps ; il faut traverser le lac ! »

    Ainsi informés, ils entreprirent alors la confection d’un radeau de fortune. Le capitaine était heureux et fier de partager son expérience et son ingéniosité leur procurait un atout remarquable. Il leur fallu la journée entière. De temps en temps, le voyageur et le capitaine observaient la rive opposée ; chacun scrutant le reflet de l’autre bien entendu. L’autre radeau avançait un même rythme que le leur. Après tout, cela n’avait rien d’étonnant ! Le soir, ils allumèrent un feu sur la berge et organisèrent leur dernière nuit avant l’embarquement. L’eau dormante et calme du lac scintillait au gré des flammes. Petit à petit, la nuit avait recouvert ce paysage de quiétude apparente. Au loin, un feu semblable renvoyait à son tour ses éclats. Ils s’endormirent sous la garde de deux sentinelles.

    Au matin, tout était silencieux. Trop silencieux même. Chacun s’éveilla et se prépara. Une certaine inquiétude régnait dans la petite communauté. Avant d’aller plus loin, le voyageur réunit tout le groupe pour une dernière réunion avant l’affrontement. S’il devait y en avoir un.

    « Nous allons traverser le lac. D’après ce que nous avons observé, il y a une grande probabilité que nous rencontrions les entités au milieu du lac. Vous l’avez observé vous aussi : ils reproduisent tout ce que nous faisons comme un miroir. Ils ont également un radeau prêt à partir. Nous allons donc nous élancer en même temps sur le lac. C’est comme une joute. Si quelqu’un a une idée, un renseignement, une légende oubliée ou quoique ce soit, qu’il n’hésite pas ! Nous avons besoin de toutes les connaissances. Lorsque nous serons partis, nous ne pourrons plus revenir en arrière. Si quelqu’un possède quelque chose à communiquer il faut absolument qu’il le fasse maintenant ! »

    Le voyageur laissa le silence retomber comme s’il espérait que l’un d’eux y prenne appui. Ce fut l’un des hommes érudits qui prit la parole : « On dit, dans nos écritures, que l’eau est un miroir. Il y a certainement un lien entre l’eau qui reflète et les entités qui nous reproduisent. Il faudrait voir cet affrontement sous un angle différent. Nous sommes effrayés et inquiets par ce que nous voyons mais, ce que nous observons n’est rien d’autre que notre image que l’on nous renvoie. Faut-il en avoir peur ou bien faut-il traverser ce … miroir ? » La justesse de l’observation se faisait sentir dans le groupe. La jeune fille brune prit le relais : « Les enfants qui ont éprouvé cela et qui sont morts n’ont pas réussi à vaincre leur peur. Ils étaient très contractés et leurs traits trahissaient une grande frayeur. Mais, si les entités nous renvoient notre peur comme un miroir, comment peut-on les traverser ? » Le capitaine fit une réflexion à haute voix : « Dans les légendes, un marin se fit attacher à son mât afin de connaître le chant des sirènes sans y succomber. Il nous faudrait un bon mât ! »

    Le voyageur se mit à réfléchir. Un bon mât pour s’y attacher ? Un bouclier pour se protéger ? Notre peur renvoyée à nous-mêmes comme un miroir ? Un miroir ? Et si l’on présente à son tour un miroir au premier miroir, la peur se perd-t-elle dans l’infini créé par le jeu des miroirs ? L’eau est aussi un miroir. Il demanda aux enfants s’ils connaissaient un rapport entre les entités et les miroirs mais ils répondirent par la négative. Non pas qu’il n’y avait pas de rapport mais, tout simplement, ils n’en savaient rien. Le voyageur avait une idée mais il ne voulait pas risquer la vie de ses compagnons. D’un autre côté s’ils ne tentaient rien, peu d’avenir s’offrait devant eux.

    « Écoutez ce que nous allons faire ! » leur annonça-t-il.

    Le radeau était fin prêt. Lorsqu’ils le mirent à l’eau, ils furent tranquillisés comme si un lien de parenté avait existé entre l’équipage et le bateau. Ils embarquèrent. Le capitaine lança ses ordres à son équipage de fortune. On hissa la voile et l’on orienta le cap. La brise était légère mais, surtout, leur permettait de naviguer vent derrière. C’était un avantage ; ils pouvaient donner toute la vitesse et obliquer au dernier moment tandis qu’en face ils étaient contre le vent. Leur bateau avançait vite. La décoration était curieuse. Ils avaient disposé les boucliers des guerrières qu’ils avaient polis à l’avant. Puis, l’équipage tout entier s’était étrangement positionné. Chacun de ses membres tournait le dos à l’avancée du radeau. Chacun des passagers, y compris le capitaine, s’était muni d’un miroir confectionné avec les moyens dont ils disposaient. Les guerrières utilisaient leur dague, les hommes avaient des parures réfléchissantes, le capitaine utilisait sa boussole, les marins leur ceinturon, le voyageur, quant à lui, détenait toujours un miroir personnel.

    C’est à travers leurs rétroviseurs personnels qu’ils suivirent la course sur le lac. Le deuxième radeau piloté par les entités avançait beaucoup plus lentement que le leur à cause du vent. La rencontre était imminente. Le capitaine avait fait déployer toute la voile afin de profiter au maximum de la puissance du souffle qui s’était révélé leur allié. Mers et vents étaient depuis longtemps les associés du capitaine et le trio qu’ils formaient était aussi solide qu’un roc. Les quatre éléments fondus en un seul être : la capitaine. L’abordage n’était plus qu’une question de secondes. Chacun observait la scène inversée par son miroir. Ils virent très nettement les entités quelques secondes avant la collision. Elles étaient hagardes et immobiles comme si leur énergie avait disparu. À l’ultime fraction de seconde, le capitaine vira de bord afin de heurter le bord du radeau. Aidé par la vitesse, leur bateau éperonna leurs adversaires. Le choc fut considérable et le résultat fut que le radeau adverse chavira et se retourna précipitant ses passagers dans l’eau tandis que le capitaine, par la force de l’inertie et surtout par son adresse, réussit l’exploit de maintenir leur embarcation intacte, filant toujours en direction de l’autre rive. Se gardant bien de regarder directement en arrière, tout le monde se retourna pour, cette fois ci, s’orienter vers l’avant. C’est par leurs miroirs protecteurs qu’ils découvrirent que leurs adversaires avaient coulé à pic. Ils scrutèrent longtemps la surface des eaux mais en vain. Aucune trace de vie. Juste un radeau renversé qui gardait son secret.

    Ils débarquèrent interrogatifs mais soulagés d’avoir effectué la traversée. Ils dressèrent leur camp. Bien que la journée ne fût pas avancée, ils voulaient savoir si le danger était écarté définitivement ou non. Ils en profitèrent pour explorer les environs. Vers midi, rien de nouveau ne s’était produit venant du lac. Les éclaireurs avaient découvert la suite de la piste. Tout paraissait calme. Ils mangèrent puis, se levèrent et partirent en direction du sommet.

    Le conquérant

    Le conquérant se détendit pendant qu’il mangeait. Il avait décidé d’abandonner ses préoccupations et d’accepter l’offrande de ses hôtes. Pourtant, une question lui brûlait les lèvres : « J’ai entendu que vos ancêtres étaient passés dans un autre plan physique et que plus tard, nous pourrions les rencontrer. J’ai, également, cru comprendre qu’il existe une frontière entre nos deux plans. Quelle est cette frontière ? » Le chef de tribu prit son temps avant de répondre. Il termina sa galette et trempa ses lèvres dans la coupe qu’il tenait. Puis, il prit son inspiration et expliqua : « Rien de ce que tu peux imaginer. Absolument rien. Il faut que tu arrives à concevoir que tu vis dans un monde matériel limité. Tellement limité que même les hommes qui y vivent sont persuadés qu’ils peuvent sans cesse en repousser les limites infiniment. Leur univers est tellement limité qu’ils n’arrivent pas à en avoir conscience. Et pourtant, l’espace est limité, la matière est limitée, le temps est limité, l’esprit est limité. Il existe une barrière infranchissable. Malgré tout, certains ont pris conscience que la vitesse de la lumière délimitait les lois de l’univers. Et pourtant, encore, ils ne parviennent pas à discerner la frontière. Cependant, je peux te dire que le monde matériel dans lequel nous vivons n’est qu’une étape parfaitement cloisonnée. Et si tu désires aller au-delà des limites, il faudra d’abord que tu y croies, ensuite que tu les voies, enfin que tu les transcendes. Et je ne te développe aucune thèse tirée tout droit de mon chapeau. Ce que je suis en train de te dévoiler, je vais te le montrer. Mieux ! Tu vas en être ! Pour simplifier, je pourrais aussi te dire que l’homme limite lui-même son univers ; il est lié à ses limites. »

    L’homme de science s’était complètement statufié en entendant ces paroles. Le commandant ne disait mot. L’écologiste, quant à elle, semblait émerveillée. « Vous voulez dire, » dit-elle avec fougue, « que nos esprits vont s’élever et vont passer dans un plan supérieur ? Que nous allons, nous aussi, devenir des êtres nouveaux ? »

    Le chef leva les mains. « Doucement, ne vous empressez pas. N’oubliez pas que si vous êtes ici, c’est pour aider vos semblables. Tout ce que nous vous montrerons, vous devrez l’emmener dans vos cœurs et l’apporter à votre civilisation. N’oubliez pas que nous effectuons un échange. Comme il en a été toujours convenu. Certes, vous allez découvrir des possibilités inimaginables, mais c’est pour mieux vous préparer à votre future charge dans votre propre monde. Nous ne sommes pas là pour en sauver quelques-uns mais pour vous sauver tous ! Allons, il est temps de commencer ! »

    À ces mots, il se leva et, aux signes de ses mains, tous le suivirent. Ils embarquèrent à nouveau dans une barge qui, aussitôt, s’éleva dans les airs. Le voyage fut très rapide ; ils se posèrent sur une colline verdoyante. Quelques arbres dispensaient leurs ombrages, l’air était rafraîchi par une légère brise agréable ; c’était un lieu de villégiature, propice au repos et à la détente. On se serait presque cru dans un camp de vacance. L’atmosphère y était aussi pour quelque chose ; c’était la fin d’une après-midi d’été. On sentait que la chaleur avait marqué le terrain. La nature semblait se réveiller comme si la chaleur s’était revêtue de nuit. Chacun des quatre compagnons goûta l’heure bleue estivale. Le chef les invita à s’asseoir sous le feuillage d’arbres géants.

    « C’est surprenant de voir combien chacun de vous représente, à sa manière, l’espèce humaine. Les hommes, les femmes, les scientifiques, les écologistes, les hommes d’armes, les décideurs, vous êtes très complémentaires, hétérogènes, équilibrés. Ce n’est certainement pas le fait du hasard que vous représentiez l’égalité des races et des sexes. »

    Égalité des races et des sexes se demanda le conquérant ? C’était surprenant ! Pour les races, il réalisait qu’effectivement le scientifique était un asiatique, que l’écologiste était de race noire. Restait le commandant et lui-même pour la race européenne. Quoique, à bien regarder, le commandant avait plutôt des traits eurasien. Il ne s’en était pas rendu compte jusqu’à présent tant ce quatrième personnage s’était révélé discret jusqu’à présent. Quant à l’égalité des sexes, une seule contre trois, ça ne semblait pas très égalitaire à première vue. À moins que …

    « Dites-nous, commandant, qui êtes-vous vraiment ? » demanda énigmatiquement le conquérant au quatrième membre de leur groupe. Celui-ci, ou plutôt celle-ci, répondit en se levant. Elle ôta sa coiffure militaire et laissa des mèches longues, couleur de jais, retomber sur ses épaules. « La sélection était difficile, j’ai dû oublier mon sexe et être l’égale d’un homme pour y participer. Je ne voulais rien laisser paraître de ma féminité. L’objectif était, pour moi, le plus important. »

    « Donc, vous êtes bien deux hommes et deux femmes ! » trancha le chef avec une pointe d’amusement sur la surprise qui avait frappé les trois compagnons. « Vous voyez ! Vous ne connaissez pas vos propres possibilités et pourtant, elles sont là ! »

    Le conquérant était un peu courroucé. Il ne luttait pas contre les évènements ni contre les personnes mais tout de même ! Un peuple qui l’épie et qui lui montre son avancée par rapport à sa propre civilisation. Des compagnons qui lui cachent leur jeu. Tout cela rendait bien plus ardue la tâche dont il devait s’acquitter. D’autant plus que ladite tâche se révélait bien éloignée de ce qui avait été annoncé. Cependant, en bon stratège, il n’en laissa rien paraître. Mieux. Il se servit de son courroux passager à l’intérieur de lui-même et accepta toutes ces transformations.

    Il prit une longue inspiration. L’air de l’été était chaud et agréable. Il sentit ses poumons s’emplir d’oxygène ionisé par le soleil. Il en apprécia la trace de son plus précieux allié.

    Le soir assombrissait le paysage de plus en plus. De toute évidence, on allait passer la nuit sur la colline. À première vue, ce n’était pas désagréable car l’air était tiède et doux, il n’y avait pas dans l’air la fraîcheur que l’on ressent en altitude. Les arbres s’étaient obscurcis mais leur présence semblait plus rassurante, plus harmonieuse. Déjà, les premières étoiles commençaient à scintiller dans le ciel. Ce qui démontrait clairement qu’on était bien à la surface de la terre. En revanche, les constellations paraissaient inconnues.

    La nuit, maintenant, était définitivement tombée. Personne ne disait mot. Chacun attendait.

    Le maître

    Le maître observait le vaisseau. Il se souvenait du premier voyage ; les souvenirs revenaient. Mais c’était différent. La première fois, ils étaient partis avec leurs bagages, leurs corps, leurs connaissances. Cette fois-ci, on les avait allégés. Ils étaient tous très jeunes et débarrassés de leurs fardeaux. De ce fait, ils étaient beaucoup plus attentifs. La première fois, la surprise était forte et, malgré leur désir d’ouverture, ils avaient analysés la situation. À présent, ils n’avaient pas cette nécessité. Leurs souhaits n’étaient pas de comprendre mais de participer. Et leurs sens renouvelés étaient disposés à l’expérience. Tout d’abord, le vaisseau n’était pas de pierre mais de cristal. Même si les deux avaient la même origine minérale, ils sentaient bien la différence. Le cristal transmettait une onde, une pensée, une direction. Le navigateur invisible, niché au cœur du cristal, communiquait avec eux. Ils s’étaient attendus à être accueillis par un être de chair ; ils étaient guidés par un être minéral. Soudainement, il se demanda s’il ne rêvait pas ; s’ils n’avaient pas tous été plongés dans un sommeil de rêves qu’ils expérimentaient.

    « Ne t’impatiente pas et ne doute pas. Si je vous ai ramené à vos origines, c’est pour vous en faire ressentir les racines. Et ce n’est pas dans un rêve mais bien dans la réalité que vous allez accomplir ce retour aux sources. Même si cela vous parait incroyable, ce n’en demeure pas moins réel. Quant à la jeunesse de vos corps, il a suffi de réveiller vos cellules endormies et leur apporter une certaine chaleur. C’est pour cela qu’il vous a fallu du temps et de l’énergie pour recouvrer vos souvenirs. »

    Les douze compagnons étaient, ensemble, emplis de nostalgie. Ils avaient l’impression d’avoir empaqueté leurs souvenirs dans une valise comme un album de leurs vies. Ils étaient à la fois très heureux de ce renouvellement mais il leur fallait passer par la tristesse pour l’accepter. À présent, le vaisseau de pierre filait silencieusement vers sa destination secrète. Ce n’était pourtant pas un secret puisqu’ils savaient, tous, quelle en était la destinée. Mais ils restaient sur le moment du mystère ; celui où tout se révèle petit à petit. Bien qu’apparemment rudimentaire, la nef procurait un confort simple mais ingénieux. Les banquettes, à première vue, austères, se révélaient confortables. On aurait presque dit qu’elles facilitaient le repos. Une énergie magique et bienfaisante irradiait-elle de la roche ? Toujours est-il qu’ils s’endormirent tous d’un sommeil profond et régénérateur.

    À leur réveil, ils entendirent des clameurs lointaines. Ils ouvrirent leurs yeux pour s’apercevoir que leur nef s’était posée au sommet d’une colline. Pas trop élevé mais suffisamment pour dominer la cité en contrebas. À première vue, il y régnait une grande agitation. Une route menait à l’entrée de la ville. Ils la suivirent pour s’informer et découvrir quel était ce lieu. Le paysage était désolé, presque désertique. On aurait dit qu’on lui avait aspiré sa vie. Lorsqu’ils entrèrent dans la ville, il était inutile de demander ce qui se passait : les habitants fuyaient. Qui fuyaient-ils ? Ils ne pouvaient répondre à cette question car ils ne comprenaient par le langage des habitants. En revanche, tous convergeaient dans la même direction. Et, de plus, sans leur demander quoi que ce soit, la simple observation apportait beaucoup d’éléments. D’abord technologiques. Leurs véhicules bien qu’apparemment rudimentaires étaient mus par une énergie inconnue. Pas de moteur visible, pas de mécanisme caché et, pourtant, ils supportaient de lourdes charges et, surtout, se déplaçaient sans bruit. Ils s’interrogeaient sur l’idée de les suivre lorsque l’une des filles aperçut un groupe de personnes qui ne semblaient pas céder à la panique comme la plupart des gens. Ils étaient réunis sur une terrasse elle-même sous un dôme qui se dressait au milieu de la cité et qui semblait dominer toute la ville. Aussitôt, ils cherchèrent le parcours à suivre pour atteindre le dôme. C’était assez facile car toutes les rues partaient du centre et rayonnaient jusqu’aux limites de la ville. D’autres rues perpendiculaires permettaient le passage d’un quartier à l’autre. Autre chose. La topologie de la ville était singulière. Elle était en forme de coupole comme une gigantesque parabole. Le dôme central était non seulement le cœur de la cité mais, de plus, était visible quel que soit l’endroit où l’on pouvait se positionner. Leur choix était donc le bon. Du noyau de la ville, ils auraient non seulement une meilleure vue de l’ensemble mais peut-être aussi arriveraient-t-ils à communiquer avec les personnages aperçus tout à l’heure.

    Ils y arrivèrent assez rapidement. Ce n’était pas dû à l’ardeur de leurs forces conjuguées à leur exultation mais plus simplement par l’architecture simple et efficace de la cité. À l’entrée du dôme, un portail grand ouvert invitait les visiteurs à pénétrer. Après avoir traversé une allée ombragée, ils virent la terrasse. Quatre vieillards étaient assis en train de deviser entre eux. Lorsqu’ils remarquèrent les jeunes gens, ils se levèrent et s’avancèrent vers eux avec un sourire visible sur leurs yeux et leurs lèvres. « Soyez les bienvenus ! Nous vous attendions avec impatience ! »

    « Avec impatience ? » répondit, étonné, le jeune maître. « Dans la ville que nous venons de traverser, toute la population est en effervescence, on croirait un exode massif ! Ne nous dites pas que vous nous attendez comme des libérateurs ! »

    « Bien sûr que si ! Vous êtes notre avenir à tous ! » S’exclamèrent les quatre vieux personnages. Deux d’entre eux portaient une barbe d’une blancheur éclatante et étaient assez grand pour leur grand âge. Les deux autres étaient imberbes mais c’était normal ! C’étaient deux vieilles petites femmes très ridées tout autant que leurs compagnons masculins. « Vous êtes les douze que nous attendions ! C’est vous qui allez nous sauver. »

    Les douze compagnons s’observèrent, interloqués et surpris. « Comment pouvons-nous vous aider ? Nous venons de nous retrouver dans un monde inconnu, certains d’entre nous étaient aussi vieux que vous, nous venons de nous retrouver tous jeunes sans savoir ce que nous venons faire ici et vous nous apprenez que vous attendez quelque chose de nous ? Excusez-nous mais nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous pouvons vous apporter ! » Intervint la jeune astronome.

    « C’est parce que vous ne savez pas encore complètement qui vous êtes vraiment » répondit l’une des petites vieilles femmes. « Venez ! Le temps presse mais nous avons le délai nécessaire pour travailler. » À ces mots, les quatre vieillards les invitèrent à les suivre sous la coupole. La pièce était vaste et circulaire. Les sièges étaient disposés en cercle. Les jeunes gens s’installèrent tandis que leurs hôtes prenaient place au centre. « Voyez-vous, chacun de vous possède une expérience de vie très riche mais vous ne vous êtes pas encore suffisamment découverts. L’expérience et le temps finissent par vieillir le corps mais, justement, vous êtes arrivés à nous rajeunis. Il est temps que chacun ouvre son cœur et son esprit et se découvre. Vous allez voir ! C’est comme expérimenter quelque chose pour la première fois. Avant de commencer on s’en sent incapable. Puis, dès que le premier pas est fait, on s’aperçoit que ce n’est pas l’abîme vertigineux auquel on s’attendait. Le deuxième pas vient raffermir le premier et le troisième rassure. Que le premier commence ! »

    Le jeune maître se leva comme pour faire sa première représentation. Comme s’il interprétait pour la première fois devant un public son propre rôle. Une sorte de trac lui nouait le ventre mais, après tout, il n’avait rien à perdre et tout à gagner. Peut-être.

    « Durant toute mon existence, j’ai toujours … » C’était le premier pas. Imprécis. Il lui manquait l’assurance. À grand peine, il continua : « Je me suis longtemps interrogé sur ce que j’étais. Toutes les personnes autour de moi avaient l’air de savoir ce qu’ils devaient faire et ce qu’ils devaient être. Pour ma part, je restais éperdument interrogatif. Qui étais-je en réalité. Qu’est-ce que c’était que le monde qui m’entourait ? Et plus je m’interrogeais, plus j’expérimentais à mon rythme ma place dans le monde et plus on me pressait à grandir à faire des choix. » Le deuxième pas. Il fallait maintenant avancer le troisième. Il devait avoir la foi ! « En fait, je me suis surtout senti différent parce que pour moi, le plus important dans la vie n’était pas la place que je pouvais y prendre, cela c’était plutôt alimentaire, mais c’était de découvrir ce qui faisait l’essence de moi-même. C’est pourquoi, je me suis efforcé d’apprendre toujours et toujours, continuellement. J’ai appris à recherche l’humilité. Non pas par politesse ou par pudeur. Non ! J’ai appris à rester humble parce que j’ai réalisé que l’éveil de mon être reposait sur un équilibre précaire, très précaire. Le moindre faux pas, la moindre aptitude à se renier, le moindre choix que je faisais pour me rassurer m’éloignait de l’éveil de mon être. Au début, j’en étais désespéré. Je savais que quoique je fasse, je finissais par m’écarter en suivant des chemins rassurants et trompeurs. J’étais toujours reconnaissant envers les personnes qui m’aidaient à me recentrer. Petit à petit, j’ai appris à grandir et à comprendre puis à diriger ma propre vie. J’ai appris à ne pas faire des choix mais plutôt à utiliser chacune des directions à prendre. J’ai appris à discerner dans chaque alternative ce qui était bon pour moi et ce qui était mauvais. À tel point qu’aujourd’hui, quel que soit le choix qui s’offre à moi, plutôt que favoriser une solution, je refaçonne le problème et je redistribue les données en prenant dans l’ensemble mes propres solutions. J’ai appris à ne plus choisir mais à reconstruire. J’ai continué à développer l’éveil que je sens en moi tout comme je le sentais lors de ma prime enfance. J’en ai appris la maîtrise. Ainsi, en faisant une nouvelle répartition de mes perceptions, je sais qu’il existe un lien entre cette ville et moi-même. Comme si j’en faisais partie ou comme si j’en avais fait partie il y a très longtemps. »

    « Nous aussi avons dû faire de nombreux choix durant notre existence » dirent ensemble en se levant le jeune roi et la jeune reine. « Nous avons régné sur notre petit pays en cherchant chaque jour, le bonheur et le développement. Et nous devions écouter chaque habitant. Et nous devions concilier chacun avec chacun. Beaucoup de choix à faire chaque jour. Mais nous n’appliquions aucune règle. Il n’a jamais existé la moindre loi écrite à l’avance. Jamais nous n’aurions accepté qu’un code de loi prévoie et régisse les agissements de tous les hommes et toutes les femmes. Nous nous sommes efforcés à écouter chaque requête comme chaque personne. L’équilibre est périlleux et tangible mais c’est, pour nous, le plus humain qui soit. Et d’un commun accord entre nous deux, c’est la plus importante des quêtes humaines. C’est la nôtre. »

    « J’ai beaucoup voyagé » dit le guerrier en se levant à son tour. Il fallait toujours que je découvre, jour après jour, tout ce qui existait sur terre. Depuis mes premiers souvenirs, j’ai toujours été curieux et attiré par ce que je ne connais pas. Dès que je connaissais quelque chose, cela faisait partie de moi. Il fallait, alors, que j’aille ailleurs. Pour moi, la connaissance a toujours été comme la nourriture nécessaire à chaque jour. Et, jour après jour, tout comme il faut, à nouveau, absorber de la nourriture, il fallait que je découvre de nouvelles choses. Chaque découverte est ma nourriture qui entretient ma charpente humaine. Dès qu’elle fait partie de moi-même, je grandis, je reste le moment nécessaire et puis, je repars. Je rencontre d’autres personnes à qui je vais apporter mes découvertes qui vont les faire grandir à leur tour. Eux-mêmes m’apporteront de nouvelles découvertes et, ainsi de suite, mon univers s’étend. »

    « Tu as raison » annonça la jeune astronome. « La découverte, c’est sentir dans son cœur quelque chose de très, très fort qui nous attire. Au début j’ai réfléchit très, très tôt. Aussi tôt que j’ai pu commencer à penser. Je me demandais quand j’étais enfant s’il me fallait suivre mes impulsions et courir vers ce qui m’attirait le plus ou bien s’il me fallait m’arrêter pour réfléchir. Alors, je me suis dit que, comme j’étais petite et entourée, je n’avais rien à craindre. Alors, j’ai suivi mes intuitions. Alors j’ai suivi mes envies de découvertes. J’ai certainement déconcerté mes parents qui me comprenaient mal. Mais je n’ai jamais de toute ma vie hésité. J’ai continué à chercher les découvertes, à aller de l’avant tout en ayant la foi qu’il ne pouvait rien m’arriver. Plus tard, je me suis aperçue que plus fort était mon désir de connaître, plus forte était ma foi. Aujourd’hui, mon cœur est aussi ardent que mon âme est en paix. J’ai trouvé l’équilibre. »

    « Quand j’étais jeune, je pensais qu’il y avait réponse à toutes les questions des enfants » intervint à son tour l’initiée. « J’ai rapidement compris qu’il me fallait moi-même gagner les réponses plutôt que d’attendre celles des autres qui étaient le plus souvent fausses et incomplètes. Puis, petit à petit, qu’il n’existait pas une seule vérité. Que les réponses aux questions ne sont ni écrites à l’avance pas plus qu’elles n’existent. Bien souvent, chercher une réponse ou une solution, c’est faire un acte de création. Et on se rend alors compte que la réponse n’est pas le but mais le chemin parcouru pour y arriver. Un chemin initiatique et dynamique. La vie existe parce que l’amour porte les hommes à construire non pas un avenir mais la voie pour l’atteindre. La magie de l’alchimie n’est pas le résultat mais l’expérience. J’ai donc appris à peser mes pas et mes gestes comme le maçon aligne ses briques qui construisent le mur. Je ne cherche pas. Je réalise. Mais cela, je l’ai en moi depuis que je suis enfant. Je ne l’ai jamais oublié. Comment aurais-je pu ? »

    « Trois petits chats étaient nés cette nuit-là. Avec mes frères nous avions assisté leur mère ; nous l’avions aidée. Au matin, nous étions tous ravis de cette offrande que la vie nous avait faite. Le soir, lorsque nous sommes rentrés, après l’école, le panier était vide. Notre mère nous a, alors, expliqué qu’il y avait eu un problème et que les petits chats avaient été malades et qu’ils étaient morts. Toute ma vie d’enfant j’aurais voulu être docteur pour rappeler à la vie les chatons. Comme si j’avais le pouvoir de redonner la vie à ceux qui étaient faibles. Cette souffrance s’est ancrée dans mon cœur d’enfant. Lorsque j’ai grandi, j’ai toujours conservé cette vision. Alors, j’ai appris. Alors, j’ai fait des études et j’ai voyagé et parcouru le monde pour sauver. Ma vie était devenue celle du chevalier qui allait combattre le dragon pour délivrer les opprimés. Quand j’étais jeune, je rêvais souvent que je guérissais un jeune homme ou une jeune fille incurable. J’ai développé pour cela des connaissances et des pratiques. Je craignais souvent de ne pas trouver la solution. Alors, il fallait que je me confronte à des problèmes les plus insolubles qu’il soit. Il fallait que je devienne de plus en plus forte. Parce que le jour où je devrais ressusciter quelqu’un, je devrais être forte. Puis, comme un arbre, après avoir grandi, il faut se développer et porter des fruits. Alors j’ai compris que je ne pouvais donner que ce que je possédais. Et le seul pouvoir que je détenais était l’amour que j’apportais à ceux qui avaient besoin de moi. En conséquence, j’ai appris à ne donner que ce que les autres espéraient de moi et non pas ce que je voulais leur donner. J’ai orienté ma médecine dans cette voie. Parallèlement à ce que je connais de moi, je cherche à percevoir ce que mes patients voient en moi. Et parallèlement je découvre ce qu’ils cherchent en eux-mêmes. Et ainsi, je les guide. Soigner les autres, ce n’est pas leur apporter ce dont ils ont besoin, c’est les accompagner à découvrir leurs propres solutions. Et aussi à se réjouir avec eux du chemin parcouru. » Le médecin avait exposé devant tous son intimité. Elle était à la fois soulagée et fière de ceux qui l’avaient aidée à se construire.

    « Nul autre que moi n’a pu déceler dans les yeux d’un homme qui va mourir l’espérance du pardon. J’ai vu beaucoup de criminels dans ma carrière mais, certains m’ont ouvert les yeux. » Le juge parlait avec conviction. C’était sa fonction. Pourtant, son pouvoir était d’avoir transigé dans maintes affaires et d’avoir apporté son intuition. « Voyez-vous, je n’ai jamais été détective ni enquêteur. Mon travail n’était pas de découvrir qui était responsable ou meurtrier ou assassin. Mon travail résidait dans le jugement. Une fois qu’une affaire avait livré son coupable, il m’imputait d’en évaluer l’importance et de décider d’une peine. Je ne parle pas des affaires bénignes. En revanche lorsqu’il s’agissait d’affaires plus importantes, le plus souvent criminelles, mon devoir était, une fois les chefs d’inculpation établis, à officialiser la peine. Dans ces conditions-là, il faut tenir compte des deux parties et évaluer le préjudice. Cela était mon travail. Au-delà de ce travail, j’ai été, à chaque reprise, touché par la demande de pardon qui émanait de chacun des condamnés. Bien entendu leur faute était grande. Bien sûr le préjudice aux parents des victimes était grand. Certains condamnés n’étaient que des bêtes. D’autres étaient redevenus humains et imploraient le pardon avant de mourir. Ceux qui avaient fauté redevenaient des êtres humains réclamant l’humanité qu’ils n’avaient pas su accorder aux autres. Le paradoxe était important. Des êtres qui avaient accompli des œuvres dégradantes et épouvantables et qui se rendaient compte au dernier moment de la pitié qu’ils n’avaient pas su accorder à leurs victimes. J’ai toujours ouvert un espoir de vie à ces gens-là. Seuls ceux qui réalisent le mal qu’ils ont fait peuvent comprendre et mériter le pardon. Du moins pour l’expérience que j’ai vécue avec cette catégorie de personnes. »

    Le diplomate était à son aise. Bien entendu, son domaine d’intervention était de trouver le point médiateur entre deux positions. Mais, cette fois-ci, il devait intercéder non seulement entre ses compagnons, mais avec lui-même. Comme si sa personne était extérieure à lui-même. Et, bien qu’il ne puisse être à la fois observateur et participant, Il déclara : « J’ai toujours cherché à obtenir l’équilibre entre chaque personne. Mon travail est un travail de conciliateur. J’écoute les arguments de chaque partie et ce que je recherche, ce n’est pas de favoriser l’une ou l’autre des deux parties mais de construire le terrain d’entente afin que germe l’essence de l’association. De la même manière qu’on amène un homme et une femme à se rencontrer afin de procréer un être nouveau qui leur sera lié, mon rôle est de conduire deux parties différentes et qui s’opposent à se réunir pour engendrer un être nouveau. La création ne peut se concevoir qu’à partir d’un mal originel ou plutôt un chaos. Et l’amour que j’insuffle dans le développement crée une nouvelle vie. Que peut-il y avoir de plus beau que de faire émerger le bien du mal ? Nous en sommes tous la preuve concrète et perpétuelle. »

    L’ermite avait beaucoup réfléchi avant de parler. Elle n’avait cependant aucune hésitation. « J’ai découvert durant mes expériences qu’il fallait être libre pour pouvoir exister en tant qu’être humain. Seule la liberté du corps et de l’esprit amène l’humain à la sagesse. Il faut se détacher pour être clairvoyant. Il faut rompre ses amarres pour être égal à égal. J’ai laissé mon être choisir sa liberté, j’ai choisi pour lui la voie de la solitude apparente. Les humains en groupe établissent des lois et des règles statiques et stériles qui éloignent l’esprit du corps. Mais en faisant l’effort de refuser ces lois et ces règles, en prenant le chemin désolé qui échappe à toutes ces attractions utopiques, j’ai ouvert mon cœur à la loi universelle. J’ai recherché dans mes cellules, dans mes souvenirs antérieurs les véritables lois qui harmonisent l’univers. En étant seule, j’ai amplifié mes connexions intérieures avec l’univers. À chaque découverte, à chaque initiation, j’ai émis des sentiments d’amour envers le monde entier. J’ai placé mon être en équilibre entre l’univers et l’humanité. Je me suis limitée à n’être plus rien d’autre qu’une antenne, qu’une émission. Capter ce qui est invisible et l’émettre dans le visible. Percevoir le caché et le révéler au grand jour. Mon existence d’ermite n’est pas un refus de vivre en communauté mais un désir d’amour et d’équilibre. Une alchimie, une expérience, une offrande. J’ai offert mon être afin qu’il soit un lien, afin qu’il éclaire. Je suis la servante de l’univers. Je m’y connecte et je renvoie tout l’amour qu’il contient à mes semblables. »

    La magicienne était amusée. Ces phénomènes et ces expériences nouvelles étaient, pour elle, normaux, inéluctables et nécessaires. « Savez-vous qu’à chaque pas de la vie, la capacité d’apprendre et d’évoluer reste la même ? Réalisez l’effort que doit faire un bébé pour s’adapter à son nouveau monde. Est-il plus ou moins important que l’étudiant qui, tout au long de sa scolarité, devra passer examen après examen. Et quels qu’ils soient, vont-ils refléter les problèmes de sa vie future ? Et lorsque, plus âgé, on est confronté à sa mort, l’expérience est-elle plus simple ou plus complexe par rapport à chaque obstacle franchi en fonction de l’âge ? Il n’y a pas de réponse car la vie de chacun est expansive. Chaque étape réalisée apporte une nouvelle dimension à l’être. Il y a un affrontement entre l’expérience passée et la réalisation du futur. Et pour bien s’en rendre compte, il nous faut comprendre et vivre le présent. Le moment que nous vivons actuellement et toujours le moment le plus important de notre vie. C’est l’essence de notre vie. C’est la limite temporelle dans laquelle notre être rejoint l’univers qui l’entoure. Plus l’instant présent est resserré, plus l’univers se concentre dans l’être humain. À la limite, à l’instant présent ponctuel, sans durée, l’univers tout entier est conjoint à l’être humain. Carpe diem, disaient nos enseignants. Ils avaient raison, aimer l’instant présent, c’est aimer l’univers, c’est aimer ! »

    Lorsque le mage prit la parole, tous eurent l’impression d’avoir vécu cet instant. Le mage était pour chacun le plus vieil ami ; celui que chacun connaissait de longue date ; aussi loin que remontaient leurs souvenirs. Il parla lentement comme s’il parlait à de vieux amis qu’il n’avait pas vus depuis longtemps et, aussi, comme s’il voulait les préserver. C’était le seul à sourire avec compassion lorsqu’il parlait. Il n’y avait aucun regret ni acte manqué dans sa voix. Non pas qu’il n’avait jamais traversé d’épreuve incommensurable. Mais pour lui, ce n’était rien d’autre qu’une pièce du puzzle de la vie. Un simple pas comme les autres, une étape comme les autres. « J’ai participé à maintes quêtes, insurmontables, infranchissables, impossibles à accomplir. Et c’est pourtant vrai qu’elles l’étaient chimériques ! Mais, voyez-vous, rien n’est écrit à l’avance. Ni le possible ni l’impossible. Ni la réussite et ni l’échec. Et c’est de savoir que rien n’est déjà annoncé que l’incommensurable s’efface. Là où seule la main de Dieu est possible, là où nul être humain ne s’est aventuré, là où tout parait aussi improbable que le néant, là est tout au contraire la création de l’homme. Dieu a créé l’univers, Dieu a créé l’homme. C’est l’homme qui doit, à son tour, créer son avenir. L’homme doit supplanter sa propre existence et découvrir les chemins qui sont au-delà de lui-même. Et pour cela, il n’existe aucune méthode sinon l’acceptation et le don de soi. »

    Le sage

    Le sage, après avoir prononcé ses premiers mots, resta un moment à observer, au travers de ses nouveaux sens, son nouveau corps, son nouveau monde, ses nouveaux compagnons de route.

    Évidemment, tout ce qu’il avait traversé jusqu’à présent ne lui était, désormais, d’aucun secours. Il avait franchi une frontière, il ne pourrait plus revenir sur ses pas. Mais d’abord, il n’était pas seul intérieurement et extérieurement. À l’intérieur, il était en contact avec la foule de ses vies passées, de ses expériences, de chaque facette de son être démultipliées comme reflétées à l’infini par deux miroirs face à face. À l’extérieur surtout, il était entouré également d’autres êtres pluriels comme lui. Il existait un rapport étrange entre l’intérieur et l’extérieur. Il eut un peu de ma au début à s’y faire. Mais après tout, il n’était pas pressé. Plus maintenant. C’était bizarre comme impression. Tout était si nouveau, si soudain et à la fois si naturel. Des milliers de souvenirs identiques affluaient de toutes ses mémoires antérieures. Ils avaient tous connu et partagé ce moment. Et alors, il s’aperçut qu’à travers la transformation, il avait conservé ses émotions et ses sentiments. D’ailleurs ceux-ci établissaient en partie le lien entre tous ces autres lui-même. Il se laissa absorber doucement par le contact des uns et des autres moi intérieurs.

    Des couleurs, enfin ce qui semblait en être, irradiait son réseau interne. Il comprit qu’il se passait quelque chose. En effet les êtres extérieurs, sans empressement, émettaient le désir de communiquer avec lui. Il se dit qu’ils allaient certainement l’aider.

    C’était difficile, au début, de faire la différence entre la vision interne et la vision externe. C’était, pensait le sage à première vue, dû à ce que ses yeux et ses sens étaient habitués aux perceptions humaines. Il se trouvait un peu dans la même situation qu’un aveugle de naissance qui aurait recouvré la vue. Ses sensations élémentaires étaient toujours avec lui, il ne les avait pas abandonnées à moins que ce ne soient elles qui ne l’aient pas abandonné. Il lui fallait apprendre. Ses apprentissages précédents avaient été aisés car ils clôturaient sa période humaine. Cette nouvelle naissance était une montagne. Il lui fallait trouver le chemin à suivre. Il aurait bien aimé suivre une rivière comme dans ses vies précédentes. Mais il était confiant, il savait qu’il allait découvrir la voie.

    Il se souvint d’avoir entendu une voix qui manifestait la bienvenue dans ce monde ainsi que l’assurance d’être guidé. Il essaya ses nouveaux sens et s’exprime, comme un défi pour lui-même : « Où sommes-nous ? Avons-nous atteint le stade supérieur de l’espèce humaine. Sommes-nous des dieux ou des êtres supérieurs ? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression que mon être est en réalité une gigantesque ruche dont je ne perçois pas toutes les limites ! Est-ce une nouvelle dimension qui s’ouvre à moi ? Que suis-je, ou plutôt, qui sommes-nous devenus ? »

    Un gigantesque éclat de rire retentit dans ses milliers d’oreilles. Mais ce n’était pas un rire moqueur.

    « Excuse nous, mon ami ! » fut-il rassuré d’un milliard de voix. Nous ne nous moquons pas de toi. Nous sommes simplement amusé par ta surprise car nous l’avons subi nous aussi. Non, nous ne sommes pas au paradis. Non, nous ne sommes pas devenus des dieux. Non, nous ne sommes pas devenus des métas êtres supérieurs. C’est encore plus simple que cela. Vois-tu, ton corps humain est constitué d’un ensemble très grand de cellules diversifiées qui constitue l’enveloppe. De même, ton esprit est constitué d’une composition très vaste d’âmes qui ont traversé avec toi toutes tes vies. Jusqu’à présent, tu n’avais conscience ni de tes cellules ni de tes composants de vie. Tu viens tout simplement de renaître homme. Avec la différence que toutes tes cellules sont éveillées, toutes tes existences sont reliées entre elles. Tu réalises que ta conscience n’est pas délimitée dans ta précédente existence mais, au contraire, non seulement tu ressens chaque atome de ta structure mais tu en es également l’esprit conciliateur. Bienvenue à toi, homme éveillé ! »

    Le sage s’étonna : « Ah bon ! C’est donc ainsi que vivait chaque cellule de mon corps ! C’est comme cela que fonctionnait mon esprit ! C’est comme si je n’étais qu’une image alors que mon être se mouvait dans toutes les directions. Je crois qu’il va me falloir un peu de temps pour absorber tout cela ! »

    « Bien entendu ! C’est normal ! Tu n’es encore qu’un petit bébé ! Tu vas devoir apprendre à grandir ! »

    Le sage se dit alors que cela allait se faire naturellement. Il ne chercha ni à comprendre, ni à analyser sa nouvelle condition. Il se mit à marcher. Cela lui faisait du bien. Tout d’abord, il sentait chaque cellule en harmonie et chaque muscle se détendre pendant qu’il marchait. L’air qui s’engouffrait dans ses poumons flattait chacune de ses alvéoles qui partageaient l’ivresse de l’oxygène avec le sang qui irradiait tout son corps. L’allégresse était alors communiquée comme une onde à travers tous ses tissus. Enfin toutes ses âmes chantaient un chant nouveau. La vie était devenue une musique enchantée. Le sage jouait et s’amusait avec tous les compagnons qui participaient à son être. Il passa ainsi la plus grande partie de la journée à jouir de la vie.

    Ce qui était intéressant et plaisant, c’était que chaque pas, chaque action, chaque pensée produisait dans le réseau de son nouveau corps un courant qui rayonnait et qui était très agréable.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE JUIN

    Le Maître consigne et structure ; le Sage respire et comprend.
    L’un fait grandir, l’autre relie ce qui dépasse l’entendement.
    Ils s’écoutent, s’ajustent, s’éprouvent dans un silence bienveillant
    Et gardent ensemble le seuil où commence l’éveil permanent.

    L’un enregistre et archive, l’autre est déjà reparti ailleurs ;
    L’un gère pour le bien de tous, l’autre rêve à l’avenir de tous ;
    L’un pèse et soupèse ses mots, l’autre prépare un chant nouveau ;
    Avec l’un tout est accompli, avec l’autre tout s’épanouit.

    Le voyageur

    Le voyageur s’était réveillé aux premières lueurs de l’aube et déjeuna rapidement. La brume recouvrait complètement la contrée. Après la tempête de la veille, l’air était chargé d’humidité. Par bonheur, la température était clémente. Lorsque les premiers rayons de soleil apparurent, les oiseaux commencèrent à s’exciter dans les arbres. Le voyageur était pensif. Il profita de ce bref instant pour faire le point avec lui-même. D’abord rechercher quels étaient les objectifs pour lui et pour ses compagnons. Ensuite comprendre ceux de l’étrange communauté qui les avait accueillis. Enfin, découvrir les véritables maîtres du jeu dans lequel il évoluait avec ses compagnons. Il procéda, alors, méthodiquement. Il chercha dans ses affaires son carnet de route. Il l’ouvrit sur une page vierge et dessina un tableau dans lequel étaient rapportés tous les intervenants de cette aventure et inscrivit dans le journal ses propres questions quant aux buts de chacun, les relations ainsi que les phénomènes observés depuis leur arrivée. Ils partaient en expédition, il devait tenir son carnet de bord à jour ; c’était primordial. Le voyageur commença, alors, à organiser son équipe. Il composa la liste de ceux qui l’accompagneraient ; les guerrières, les hommes, les enfants, ses compagnons ainsi que lui-même. Puis, le matériel nécessaire. Enfin, envisager une procédure de repli en cas d’inattendu. Le voyageur quittait provisoirement son statut d’indépendant pour endosser celui d’organisateur et de responsable.

    Il commença par la maison des enfants. Les adolescents avaient déjà leurs sacs à dos ; ils le suivirent vers la plage où il avait donné rendez-vous à sa compagne. Un groupe de guerrières et d’hommes attendait sur le sable ainsi que le capitaine et deux marins. Tous étaient prêts. Le voyageur donna le signal du départ : « Nous allons suivre la rivière. L’eau est sans doute une clé ; nous allons remonter à son origine. »

    Ils se mirent en marche. Les guerrières partirent en éclaireuses, puis le groupe suivit. Personne ne parlait au début. Le voyageur et le capitaine tentaient de dessiner leur itinéraire sur une carte grossière de fortune. Avec leur boussole – servait-elle à quelque chose ? – ils se hasardaient à indiquer leurs positions. Ils faisaient cela un peu parce que c’était dans leur nature mais aussi parce qu’ils espéraient bien trouver la clé de leurs problèmes. Et en tracer le parcours se révèlerait alors une arme puissante dans leurs mains. Ils avaient besoin d’atouts.

    Plusieurs heures de marche se succédèrent. Le soleil s’élevait lentement dans le ciel tel une horloge cosmique. Les marcheurs voyant leur ombre respective diminuer en déduisaient la durée de leur progression. Si, au début, il était aisé de remonter la rivière, à présent il leur fallait faire de plus en plus de détours afin d’éviter les obstacles naturels infranchissables. Maintenant, ils longeaient des falaises. Le parcours était très escarpé. Le voyageur espérait qu’ils pourraient s’approcher à nouveau de la rivière. La présence de l’eau lui manquait. Heureusement, personne ne se plaignait ; personne ne remettait en question l’itinéraire suivi. Ils auraient tous eu envie de s’arrêter un moment, un instant mais, inexorablement, ils continuaient à mettre un pied devant l’autre. Ils s’arrêtèrent, pourtant pour déjeuner d’un repas frugal et rapide ; ce n’était pas un pique-nique de plaisance. Aussitôt restaurés, ils repartirent. Déjà, leurs muscles leur semblaient mieux adaptés à la marche.

    L’après-midi ne fut pas plus un moment de détente. Le parcours devenait tellement difficile qu’il leur fallut à plusieurs reprises monter à pic sur des centaines de mètres des pentes escarpées et caillouteuses. Mais, même lorsqu’ils gravissaient des versants arborés et tapis de mousse, les efforts devenaient de plus en plus insoutenables. Cela dura des heures interminables ou les conversations s’étaient tues pour donner à leur muscle les cent pour cent d’énergie qui leur était fondamentale. Leurs membres étaient en plomb et, lorsqu’ils découvrirent une étendue relativement plate à partir de laquelle continuait une piste à montée modérée, chacun poussa un soulagement et s’assit, incapable d’aller plus loin. Ils organisèrent alors leur premier campement. La fatigue les dominait tous. Après avoir mangé ils s’endormirent aussitôt dans leur bivouac, vaincus par l’épuisement.

    Le voyageur rêva toute la nuit d’eau. La mer, la rivière, l’eau l’entourait, elle l’empêchait d’avancer ; puis, il découvrait que l’eau était une énergie, un flux qui communiquait à tous les points du monde des messages ; alors, il se mettait à remonter le courant et plus il remontait et plus les distances s’allongeaient et il n’atteignait jamais l’origine. Ce sentiment d’impuissance le réveilla. Il faisait encore nuit et il sentait ses muscles encore endoloris. Il se leva sans bruit, s’éloigna du groupe afin d’effectuer quelques mouvements de souplesse. Il avait besoin de réfléchir. Les bribes de son rêve lui revenaient en mémoire comme un puzzle. Mais il avait l’essentiel : l’eau était la clé pour comprendre ce monde mais, il fallait trouver quelle serrure elle ouvrait. Et la serrure n’était peut-être pas si facile à déceler. Maintenant, entre les femmes, les hommes et les enfants, étaient-ils alliés, gardiens, amis ou ennemis ? Pourquoi eux-mêmes n’avaient jamais entrepris cette mission ? Ou peut-être aussi l’avaient-ils effectuée et gardaient leurs secrets. Décidément, l’humanité aime transporter les contradictions partout où elle s’étend. Les paradoxes sont-ils ressentis uniquement au travers des sens humains ou sont-ils naturels ?

    Une fois qu’il eut fait le tour de toutes ces questions, le voyageur se détendit. Il avait tracé tous les éléments qui méritaient de retenir son attention ; il arrêta de s’interroger comme on ferme un dossier. Il avait toutes les hypothèses en lui, il savait qu’il devait, tout simplement, suivre son intuition au fur et à mesure du chemin. Ses observations seraient exhaustivement consignées dans son journal, il en avait fermement l’intention.

    Il entendit un bruit presque imperceptible derrière lui. Sa guerrière favorite l’avait rejoint. Malgré ses questions et ses tensions, il fut heureux de la voir s’approcher. Il n’était ni méfiant, ni inquiet. Il l’accueillit et, ensemble, ils partagèrent, dans la période naissante du matin, l’amour qui entretient le cœur et le corps.

    Lorsque les premiers rayons de soleil leur titillèrent les yeux, ils furent tous amusés de voir passer çà et là de petits animaux qui s’activaient sans avoir l’air d’être importunés par la présence des randonneurs. Apparemment, pensa le voyageur, ils n’ont pas dû rencontrer beaucoup d’êtres humains ; ou bien, les êtres humains qui vivent ici, s’il y en a, sont très pacifiques. Dès qu’ils eurent tous préparé leurs affaires, ils s’élancèrent pour suivre la piste.

    Le chemin, bien que montant régulièrement, était beaucoup plus agréable que celui de la veille. Les marcheurs se détendirent et commencèrent à parler. Les enfants étaient très intéressés par les récits du capitaine, surtout quand cela se passait en mer. Les guerrières étaient, une fois de plus, parties en éclaireuses tandis que le groupe des hommes suivaient silencieusement. Le voyageur resta avec le capitaine et les enfants, il prenait plaisir à les écouter. Vers midi, ils virent la montagne. Il y avait encore une grande distance de végétation avant d’y parvenir. Ils estimèrent qu’ils l’atteindraient le soir s’il n’y avait pas d’obstacle naturel pour freiner leur avancée. Ils partagèrent leurs provisions afin d’absorber un repas énergétique. Le voyageur, diététicien naturel, avait veillé à l’intendance. Sans dire un mot cependant, chacun des convives en appréciait la composition. Rapidement, le signal fut donné et le groupe s’engouffra dans la dernière partie de la forêt.

    La progression était lente. Le parcours n’était pourtant pas trop ardu mais le voyageur ralentit son pas. « Capitaine, à votre avis, si, comme au bon vieux temps des châteaux forts vous deviez défendre votre position et organiser une place forte, que feriez-vous ? » Le marin interpellé répondit : « Eh bien, je suppose que j’aurais construit ma forteresse sur un site naturel infranchissable, une défense passive, mais que je coordonnerais au pied des murailles une défense active. » Le voyageur continuait d’avancer tout en observant autour de lui. « Précisément ! Avez-vous remarqué les animaux que nous avons croisés avant de reprendre notre route ? Ils n’avaient aucune peur envers nous comme si nous n’avions aucune importance en comparaison d’autre chose bien plus redoutable. Avez-vous observé d’autres animaux depuis que nous sommes rentrés dans la forêt ? Aucun ! Je ne le réalise qu’à présent mais, je crois que nous sommes dans un piège. Il est trop tard pour reculer ; nous n’avons d’autre issue que d’avancer. Mais nous n’atteindrons les montagnes que si nous sortons indemnes de ce leurre. » Inquiets et avertis, ses compagnons commencèrent à comprendre que le premier danger était réel.

    Instinctivement, le voyageur se rapprocha des enfants. « Vous avez, j’en suis sûr, une idée précise sur ce que nous allons affronter. Pouvez-vous nous faire partager vos intuitions ? » Ils se concertèrent furtivement puis acquiescèrent : « Ce sont des entités. La barrière naturelle que nous avons franchie est un espace neutre qu’elles ne peuvent traverser. De même que les montagnes au-devant de nous. Elles errent dans cette vallée. Nous devons redoubler d’attentions. À partir de maintenant, chacun peut devenir l’ennemi de l’autre. »

    Le voyageur invita tous les membres du groupe à se rassembler y compris les guerrières. S’il fallait se surveiller les uns et les autres, inutile de courir le risque d’une embuscade. Ils devaient être tous ensemble. « À quels signes reconnaît-on une entité ? » demanda le voyageur aux enfants. « Aux yeux, essentiellement. Le regard devient noir, haineux. Le comportement change aussi, bien sûr, celui qui est possédé devient agressif, peut-être même meurtrier. En revanche, nous ne savons pas comment s’en débarrasser, nous n’avons pas d’expérience sur ce terrain. Nos connaissances se limitent à quelques expériences que certains de nous ont faites mais qui leur ont été fatales. »

    Le voyageur posa, alors, la même question au groupe des hommes et à celui des guerrières mais sans davantage de succès. « Expliquez-moi dans ce cas pourquoi ne pas nous avoir avertis de l’importance ce danger ? » implora-t-il. Après un temps de silence, ce furent les hommes qui répondirent : « Nous t’avons estimé digne de confiance et nous croyons en toi. La foi que nous avons placée en toi a surmonté toutes nos craintes. De plus, comme nous connaissons assez mal la nature de la menace, nous avons préféré ignorer la peur. Entretenir la crainte du danger l’amplifie comme au travers d’une loupe. Entreprendre de le connaître le diminue. Mais cela ne peut se faire qu’étape après étape. L’effort, l’épreuve et les obstacles sont nécessaires au cheminement de la vie. Notre cheminement est difficile mais, sans les épreuves que nous rencontrons, nous serions limités, nous ne deviendrions pas forts et nous n’arriverions pas à évoluer. Savoir que le parcours était physiquement pénible et qu’un danger réel nous guette ne doit pas nous impressionner ni nous faire reculer. »

    Le capitaine eut un rire nerveux : « Finalement, si nous ne demandons plus ce que nous sommes venus faire, et si nous ignorons le fait d’avoir été manipulés, il ne nous reste plus qu’à être objectifs, optimistes et aller de l’avant ! » dit-il au voyageur. « En effet, notre avenir est devant nous même si ça semble être un pléonasme ! » rétorqua le voyageur. Il fut décidé par sécurité que chacun se surveillerait groupe par groupe. On repartit. Lentement sans rien dire au début puis, tout en guettant les alentours, la marche prit une cadence plus accélérée.

    Vers le milieu de la forêt, ils furent tous étonnés de n’entendre aucun son. Plus de cris d’oiseaux, même pas le vent dans les arbres. La forêt semblait être pétrifiée. Ils ralentirent tous leur pas par précaution, ne sachant pas, de toutes manières, ce qui était adroit ou maladroit de faire. Mais bientôt, les guerrières décelèrent un avertissement ; ils n’étaient pas seuls. Des ombres furtives, entre les arbres, jouaient avec l’ombre et la lumière. Il y en avait de part et d’autre de leur direction. Ils étaient épiés mais ceux qui les suivaient ne se montraient pas. Ce n’était pas du tout rassurant, au contraire ! Tout portait à croire que les mystérieuses sentinelles attendaient leur moment. Pour attaquer ? Pour les attirer dans un piège ? Malheureusement pour les explorateurs, ils n’avaient ni la maîtrise du terrain, ni la connaissance sur la sortie.

    « Je crois que nous avons fait une erreur ! » chuchotèrent la jeune fille brune et le garçon blond. « Nous pensions que les entités tenteraient de prendre possession de nos corps, mais elles sont plus évoluées que cela, nous en sommes arrivés à envisager qu’elles sont en train d’essayer de nous reproduire. C’est pour cela qu’elles n’attaquent pas. Elles nous observent, elles nous copient. J’ai bien peur que nous ne soyons bientôt réduits à nous affronter nous-mêmes. »

    Le voyageur estima que si l’information était suffisamment alarmante, elle les poussait néanmoins positivement à avancer le plus rapidement possible. La main posée sur la crosse de son épée, comme pour se rasséréner, il donna l’ordre de continuer à vive allure. À présent, ils avançaient méthodiquement. Leurs pisteurs restaient toujours visibles mais à distance constante. Ce n’était ni bon ni mauvais signe mais, au moins, ils savaient que pour l’heure, aucune agression n’était à redouter. Du moins c’est ce qu’ils estimaient. Cette fuite à distance se poursuivit jusqu’à ce que le terrain commençât à monter modérément en un premier temps puis, plus franchement. Les arbres s’espacèrent petit à petit puis, ce fut la clairière, les rochers, la montagne. Ils étaient sortis de la forêt. Leurs suiveurs énigmatiques ne se montraient plus. Apparemment ils étaient restés tapis dans les arbres. Le soir tombant, ils débouchèrent dans un cirque naturel fait de hauts blocs de rochers granitiques. Ils décidèrent d’un commun accord d’installer leur campement pour la nuit. Ils partagèrent leurs provisions autour d’un feu improvisé. Tout en mangeant, ils s’interrogèrent sur les présences insolites et invisibles. Bien qu’ils aient aperçu leurs contours, il n’en demeurait pas moins que personne n’avait pu examiner leurs traits ; ni leurs accoutrements. Ni les guerrières, ni les hommes n’en connaissaient l’existence. Seuls les enfants en avaient une notion malheureusement incomplète. Ceux qui auraient pu les aider n’étaient pas là. En conséquence, on décida d’établir une double garde. Le voyageur et le capitaine prirent leur premier quart sous la nuit étoilée.

    Ce fut le matin, rien n’était arrivé durant la nuit. À tour de rôle ils avaient veillé. Après sa garde, le voyageur avait dormi profondément. Avant l’aube, comme à son habitude, il s’était réveillé et avait observé la région aux premières lueurs. Apparemment, il n’avait décelé aucune présence aux alentours. Peu à peu, les premiers rayons de soleil commençaient à dessiner le contour des montagnes. Insensiblement, le sommet avait émergé des ténèbres et se dressait petit à petit tel un Léviathan. Les premiers cris d’oiseaux l’avaient un peu rassuré ; comme si la vie était le témoin d’une sécurité. Il s’était adossé à un rocher qui surplombait la forêt qu’ils avaient traversée et qui se montrait timidement devant la montagne. Dans cette période matutinale, il réfléchissait. Il repensait à tous ces hasards qui s’étaient enchaînés jusqu’à maintenant. Qu’est-ce que le hasard ? Existe-t-il et est-il régi par des lois ? Mais, à ce moment-là, si des lois interviennent, alors il n’y a plus de hasard. On n’aime pas voir sa vie gouvernée par le hasard, on préfère lui donner d’autres noms, d’autres responsabilités. Mais accepter l’existence du hasard, c’est aussi accepter qu’il échappe non seulement à toutes connaissances mais aussi qu’il peut être autonome et doté d’une existence réelle. Le hasard n’est pas le néant. Croire qu’il existe est aussi important que croire en Dieu. Le hasard est bien vivant.

    Maintenant, ils étaient au pied de la montagne. La route en suivait les flancs. Tout en donnant un dernier coup d’œil à la forêt qu’ils avaient traversée, tout en s’interrogeant encore une fois sur l’étrange menace qui l’habitait, il donna le signal et tous s’élancèrent à l’assaut de la montagne.

    Le conquérant

    Le conquérant observa attentivement le phénomène. En s’effaçant, le temple avait non seulement révélé la table d’émeraude, mais il l’avait placée au milieu de la cité comme s’il s’agissait de son cœur mystérieux. De celle-ci, on apercevait parfaitement chaque habitation, chaque construction. Il ne s’en était pas rendu compte depuis le début mais la cité était construite comme un immense amphithéâtre, comme une coupole inversée. Ainsi où que l’on soit dans la ville, on est en relation directe avec le centre. Tandis qu’il notait mentalement ces nouveaux renseignements, il tenta de mettre de l’ordre et de faire une synthèse sur ce qui venait d’arriver durant ces dernières heures. Il devait maîtriser la situation. En conséquence, il analysa rapidement la situation en question. Ils étaient quatre. Quatre représentants de leur civilisation. En face, un groupe, accueillant au premier abord, qui les entraînait vers de nouvelles perspectives. Situation paradoxale puisque, lui-même avec son propre groupe, était chargé à l’origine d’apporter leur savoir-faire, inspecter et découvrir les échanges potentiels. À ce moment de la mission, la mission elle-même était remise en question. Fallait-il faire machine arrière et se recentrer sur les objectifs élémentaires ou prendre le risque d’aller de l’avant ; ce qui signifiait vers l’aventure ?

    Alors, il s’avança et apostropha avec diplomatie ses hôtes : « Pouvez-vous entendre notre embarras ? Jusqu’à présent, nous agissions d’après nos propres règles et nos propres objectifs. Maintenant, nous sommes confrontés à un choix important. Autant pour nous que pour les gouvernements qui nous ont commandités. En résumé, nous avons besoin d’aide avant de nous engager avec vous. »

    Personne ne fut surpris de ses paroles. Au contraire, même, ils paraissaient détendus, soulagés peut-être. Le chef échangea quelques mots, ou quelques ordres, avec les membres de son clan. Puis, d’un air à la fois serein et assuré déclara à ses invités : « Vous avez non seulement raison, mais votre intervention est très pertinente. En effet, avant de continuer, je vais faire une proposition à chacun de vous, et sans danger. Je mets la distinction de chef de clan qui m’a été conférée dans mes promesses. Je vous offre ceci : Présentez-vous, chacun individuellement, à la table d’émeraude. C’est un cristal qui a la propriété de communiquer non seulement avec les différents mondes mais avec les mondes immatériels qui sont au-delà de l’univers matériel. Je m’expliquerai plus en détail après votre expérience. Vous pouvez me croire. Vos vies ne sont pas en danger. Vous pourrez, à tout moment, interrompre l’expérience et revenir au point de départ. Je veux dire, au point de départ de notre première rencontre. En revanche, vous comprenez, à présent, que cette initiation est la clé de notre future collaboration. Nous vous léguons, en quelque sorte, notre héritage. L’acceptez-vous ? »

    Le conquérant rassembla rapidement ses compagnons. « Chacun de vous est libre. Chacun de vous doit donner entièrement son accord, sans atermoiement, pour continuer. Présenté différemment, je dirais que chaque partie étale son jeu ; un jeu ouvert. Chacun montre ses cartes clairement, chacun s’expose. La seule garantie est la parole de notre hôte. Mais, étant donné que nous sommes tous ensemble unis dans cette entreprise, je vous demande de voter à main levée. »

    L’homme de science fut le premier à s’engager pour apprendre. L’écologiste suivit aussitôt après une réflexion très légère. Le soldat réfléchissait beaucoup, guettant le conquérant pour puiser dans son conseil une décision. Le conquérant voulait l’unanimité, il ne laissait rien transparaître de ses propres pensées. Finalement, le commandant leva une main ferme et résolue. Le conquérant termina le vote en déclarant : « Nous sommes tous solidaires, résolus et en accord. Nous suivons nos hôtes. »

    Le chef les invita à se rapprocher de la table. « Comme je vous l’ai dit précédemment, nous sommes les représentants sur Terre des anciennes civilisations. Civilisations qui ont atteint une nouvelle dimension inaccessible pour les êtres humains matériels. Elles ont appris à s’ouvrir et à effectuer le transfert vers le méta monde. Individuellement et collectivement. Afin de pouvoir simplifier et accélérer ces transferts, ils ont conçu une porte. Cette porte devait être constituée d’un cristal pur car, seul, le réseau atomique cristallin permet la programmation des déplacements sans mouvement. Cette porte possède deux sortes de propriétés : son reflet et sa vibration. Par son reflet vous pouvez vous déplacer instantanément dans une même dimension. Par la vibration du cristal, vous pouvez vous transposer dans d’autres dimensions. Ceci nous est utile pour les objets inanimés mais aussi pour les êtres humains qui ne possèdent pas l’ouverture. La table d’émeraude est une porte ouverte sur l’épanouissement et les multiples faces cachées de l’univers. »

    « Mais pourquoi nous dévoiler tout cela » interrogea le conquérant. « Vous avez vécu incognito durant des siècles et, brusquement, vous vous montrez et vous nous exposez ouvertement votre science. Pardonnez mon insistance, mais pourquoi faites-vous cela ? »

    « Parce que la terre s’éveille ! » répondit le chef. « Nous avons aidé l’humanité lorsqu’elle était fœtale, nous l’avons aidé à se nourrir, à vivre et à se développer. Notre rôle est de l’aider aujourd’hui encore à s’éveiller. Voyez-vous, nous aimons l’humanité. Nous sommes amoureux de tous les peuples de la terre. Ce que nous allons vous apprendre, c’est pour vous venir en aide. »

    « Très bien, nous vous faisons confiance ! » approuva le conquérant.

    La princesse lui prit la main. Ses autres compagnons étaient également guidés. Ils étaient à présent devant la table. Elle paraissait gigantesque. Comment ce cristal avait-il pu être taillé et amené en ce lieu ? D’abord, il perçut une légère vibration. Il regarda ses amis qui lui renvoyaient son regard. Le décor changeait comme si la caverne s’ouvrait au ciel. Puis, des picotements. Comme si un courant le traversait. Il se sentait relié à la table comme s’il était l’élément d’un réseau que servait le cristal. Puis le cristal devint univers, il sentit son corps aspiré sur une distance infinie durant un instant imperceptible. Le conquérant eut à peine la sensation de la mort, il avait abandonné la sensation de lutter, il acceptait.

    Comment se sent-on lorsqu’on a senti une fois dans sa vie son corps et son esprit imploser ? Sentiment déjà suffisamment étrange en lui-même. Mais alors là ! Une fois recouvré ses esprits, quand le conquérant regarda autour de lui, ce fut le choc ! Plus de caverne, plus de cité antique. Autour d’eux, une gigantesque métropole ; des engins volants ; des constructions qui défiaient le ciel et les lois de la gravitation ; et puis surtout les habitants ! D’abord les êtres étrangers qu’il apercevait puis, après s’être retourné vers les siens, ses propres compagnons ; enfin, lui-même lorsqu’il observa ses mains, ses bras et ses jambes. Toute l’échelle des couleurs qui lui était familière était transcendée. Les êtres humains dont il faisait partie irradiaient d’une aura qui échappait à tout ce qu’il connaissait. Il était hagard, désorienté de la même manière que ses compagnons. Voyant son désarroi, la princesse lui prit les deux mains dans les siennes ; par le contact lui transmit tout son amour et lui annonça d’une voix rassurante : « Bienvenue en Atlantide ! »

    Le conquérant était perplexe. Non pas qu’il refusait l’invitation, mais il devait faire le choix entre rester sur ses positions – et rester observateur et négociateur – ou alors, accepter l’ouverture et renoncer à ses premières motivations.

    « Par quoi commençons-nous ? » demanda-t-il au chef. Ce fut la princesse qui répondit : « Une visite-découverte vous sied-elle ? » dit-elle en souriant. Les quatre compagnons émirent très volontiers le désir de faire un peu de tourisme. Ils prirent place dans une large et confortable navette. Celle-ci ne comportait pas de toit et, cependant, restait parfaitement isolée pendant les déplacements ; ou, plus exactement, l’étanchéité augmentait avec la vitesse. Cela leur permettait une vision quasi intégrale car même le fond de la barge était transparent.

    Ils s’élevèrent pour quitter la ville et furent emmenés loin vers l’horizon. La visite fut, au commencement, silencieuse. Comme si un guide muet dirigeait la nef au son d’une musique inaudible. Le temps était arrêté, les paroles s’étaient tues, seul l’espace trônait. Des défilements de paysages. Au premier abord, surnaturels, irisés comme de fausses couleurs. Au début, on se croit dans un désert. Terres après terres, couches après couches, ciels après ciels. On commence à distinguer des traces brillantes. L’eau. Une eau rouge bordée de contrées vertes. La lumière change. Dans le silence insolite, les changements de couleurs forment une musique de lumière. Aussitôt, on comprend. Ici, le son n’est pas le son que l’on connaît, la lumière n’est pas celle que l’on voit depuis sa naissance, le temps ne s’écoule pas de la même manière. Mais, comment peut-on, alors, s’immiscer dans ce nouvel univers. Comme dans un rêve, le conquérant regarde ses guides. Il n’y a pas de guide. Il ne les voit plus et pourtant il sait qu’ils sont là. Le monde dans lequel ils ont débarqué n’est pas régi par les mêmes lois que son monde natal. Il n’a pas peur. Il sait que la visite représente sa naissance dans ce nouveau monde. À leur arrivée, ils étaient protégés par une barrière invisible. Insensiblement, pendant l’excursion, la barrière s’est dissipée. Ils doivent s’habituer à ce nouvel univers. Bien qu’étourdis, ils fixent tous les quatre les chaînes de montagnes bleues qui déchirent le ciel orange. Dans les profondes vallées pourpres, des ruisseaux dorés paraissent enraciner la lumière rouge du soleil dans la terre. Le paysage continue à défiler. Les couleurs abandonnent leurs teintes pour revêtir de nouvelles nuances. Ils sont comme dans un rêve. Ils luttent pour échapper à la léthargie qui les suce et les attire. Le souffle leur manque, l’air se fait rare, le ciel s’assombrit, la nuit est noire. Alors qu’ils n’ont plus d’oxygène dans les poumons, à la limite de la suffocation, à l’extrémité de la vie, une étoile s’élève. Un point dans l’espace. La nef s’y dirige. Et lorsque chacun s’abandonne, la lumière resplendit.

    « Veuillez nous pardonner pour cet entrée douloureuse dans notre monde, mais il était nécessaire que vous soyez baptisés afin de naître dans l’autre univers. » Le conquérant et ses compagnons, un peu déroutés, entendirent ces paroles tout en rassemblant leurs souvenirs. Mais où étaient-ils ? Ils se souvenaient de leur arrivée dans cette « Atlantide », puis cette excursion qui leur avait semblé si proche de la mort. Là, à proximité, la table d’émeraude semblait silencieuse. Silencieuse comme si elle avait pu parler puis s’était tue. Ils avaient, encore, un léger vertige résiduel. Comme après un long voyage. Mais déjà, ils respiraient à plein poumon un air qui leur paraissait d’une pureté remarquable. Après être descendu dans des profondeurs extraordinaires sous la terre, ils avaient maintenant l’impression d’en être sur les plus hauts sommets connus.

    « C’est donc ici que s’est réfugiée l’antique civilisation disparue ? » questionna le scientifique en parcourant du regard le paysage environnant.

    « Ah non ! Pas du tout ! » Répondit le chef. « Les atlantes ont franchi la frontière matérielle et sont bien au-delà de nous. Ici, nous nous trouvons bel et bien dans les lieux qu’ils nous ont cédés. Nous, les gardiens, en avons la jouissance. Mais ils ne sont plus là. Mais, ne vous impatientez pas, nous vous révèlerons leur destinée ainsi que leur enseignement. Nous les rencontrerons plus tard. Mais pour l’instant, après toutes les épreuves de votre voyage, nous vous invitons à vous restaurer et à vous reposer. »

    La proposition tombait à pic sur les quatre compagnons qui découvrirent qu’ils avaient une très grande faim ainsi qu’une réelle fatigue. Mais le conquérant demeurait, malgré toutes les dernières expériences, conquérant. Il avait, bien sûr, accepté l’invitation. Il avait, sans hésiter, choisi de suivre ceux à qui il avait accordé sa confiance et qui lui avaient accordé la leur. Néanmoins, pour ce qu’il représentait et aussi pour l’image qu’ils avaient de lui, il attendait quelque chose ; il ne savait quoi mais, c’était son mode de fonctionnement. Il ne cherchait pas à maîtriser la situation. Cela, il le laissait à son évolution future et lointaine. Pour le moment, il n’était que conquérant et, par sa nature, il avait besoin de faire le point. Le commandant qui faisait partie de l’expédition depuis le début aurait pu lui venir en aide mais tout s’était passé si vite qu’il se rendait compte qu’il n’avait pas su établir le lien. Une voix, cependant, lui permit de remettre à plus tard ses réflexions. « Viens, mon amour, je vais t’offrir ton nouveau monde ! » murmura la princesse à son oreille en lui prenant la main. L’amour, bien sûr ! L’amour, lui aussi, était conquérant. C’était, dès lors, la force dont il avait besoin. Le conquérant resserra sa main et, regardant sa promise dans les yeux, sourit à son tour et l’embrassa. Tous avaient besoin de détente, de repos et de se ressourcer.

    Le maître

    Le maître remarqua que le décor avait changé autour d’eux. L’air s’était assombri peu à peu jusqu’à devenir totalement obscur. Dans les ténèbres, l’être de lumière semblait un phare dans la nuit. Celui-ci les rassura : « Soyez sans crainte. Pour votre enseignement, nous allons entreprendre un voyage. La lumière devient noire car nous régressons dans votre passé. Vos racines sont réelles. Vous savez que tout être humain ne peut survivre sans nourriture ; tout au plus quelques jours. Ni sans eau ; quelques heures. Ni sans air ; quelques minutes. Ni sans terre, ni sans soleil, ni sans tout l’univers autour de lui. Il est libre de ses mouvements mais ce n’est qu’une illusion. Pour mieux comprendre ses racines, il faut remonter jusqu’à elles. C’est cette régression consciente que nous accomplissons actuellement. »

    L’obscurité s’opacifiait de seconde en seconde. Maintenant, il faisait tellement sombre que même la lumière qui irradiait de l’être ne suffisait plus pour éclairer le maître et ses compagnons. Comme si la lumière fuyait ou n’avait plus de prise. Le maître observa ce phénomène d’inversion de la lumière. Au lieu de les atteindre, la lumière semblait sortir de leurs corps, irrésistiblement attirée. Comme si un trou noir était niché au milieu du groupe, à l’intérieur de leur hôte.

    Et puis, le trou noir de l’oubli. Comme si cela avait été un besoin nécessaire, une nouvelle naissance en somme. Comme après un sommeil profond, douze personnes s’éveillèrent dans une contrée sauvage, sans habitation ni repère. Une contrée accueillante à première vue.

    « Où sommes-nous et qui êtes-vous ? » interrogea une voix. « Que faisons-nous ensemble, nous nous connaissons ? » demanda une autre personne. « J’ai beau chercher dans ma tête, je n’ai aucun souvenir ! » déclara quelqu’un d’autre. Ils se regardèrent tous, se dévisagèrent. Hagards, interrogatifs, chacun tentant, en vain, de rassembler ses souvenirs. Mais après quelques minutes, il fallait se résoudre à l’évidence : personne ne savait qui il était, personne ne reconnaissait personne et personne ne savait quoi faire. « Puisque nous ne savons qui nous sommes et ce que nous faisons ici, le mieux serait, peut-être, d’attendre » dit l’un. « Ou de bouger ? » dit l’autre. « Ah ! Nous ignorons qui nous sommes et ce pour quoi nous sommes ici mais, déjà, une question se pose : devons-nous patienter en ce lieu ou aller à la rencontre d’autre chose ? » Déclara une jeune fille. A ces mots, ils réalisèrent qu’ils étaient tous, très jeunes, vers la fin de l’adolescence. Les filles étaient plutôt jolies ; les garçons plein d’entrain et avenants. « Venez voir ! » dit l’une d’entre elles. « Il me semble apercevoir une rivière là-bas ! »

    Le petit groupe descendit la colline verdoyante pour atteindre la rivière. « J’ai faim ! On dirait des fruits ! » En effet, la rive était plantée d’arbres fruitiers très appétissants. Bientôt, tous s’affairèrent autour des arbres et mangèrent goulûment avec entrain. Les filles riaient, les garçons montraient leur adresse et leur audace en grimpant dans les arbres pour cueillir les meilleurs fruits. Les filles qui ne voulaient pas en être de reste les suivirent rapidement et, dans la joie et la bonne humeur, ils jouèrent ensemble comme si cela avait été un besoin encore plus pressant que d’assouvir leur faim.

    « Attendez ! Il me semble … Comme si j’avais rêvé … Je crois me souvenir que j’étais une reine. » Déclara intrépidement l’une des jeunes et jolies filles. « Moi aussi ! » Renvoya un garçon. « C’est encore brumeux dans ma tête, mais je crois que j’étais vieux jusqu’à maintenant » réfléchissait-il à haute voix. « Moi aussi, j’étais vieille, très vieille, je m’étais retirée du monde et je vivais en ermite. » réalisa une autre. « Oui ! Ça me revient, moi aussi ! Je me souviens qui j’étais avant » intervint un dernier. Il apparaissait que leur repas leur avait ouvert les yeux et réveillé leurs souvenirs. Au début, ils devaient fournir des efforts pour rassembler leurs souvenirs, réaliser qui ils étaient et s’apercevoir puis, accepter, qu’ils étaient redevenus jeunes.

    « Je ne comprends pas ! » avoua la jeune astronome. « Nous étions avec des êtres surnaturels qui devaient nous enseigner pour le bien de la terre. Et nous voilà seuls, rajeunis et plongés dans un jardin paradisiaque. Si cela fait partie de notre enseignement, c’est assez déroutant ! »

    Ils réfléchirent et débattirent ensemble. Fallait-il rester ici et attendre, fallait-il explorer la contrée ou leur fallait-il trouver eux-mêmes la direction de leur enseignement ? Mais, malgré les incertitudes, tous furent d’accord pour la troisième solution. Encore fallait-il déterminer dans quelle direction aller. De nouveau la question entre se séparer ou rester ensemble se présenta. Mais, cette fois, tous décidèrent instantanément de rester groupés. En effet, ils se connaissaient tous depuis très longtemps aussi paradoxalement qu’ils étaient jeunes ; d’autre part, les facultés de chacun rassemblées donnaient à la confrérie un pouvoir incontestable. D’ailleurs, pourquoi se poser des questions ? Si on les avait conduits ici, ce n’était certainement pas pour les égarer. Ils avaient donc, parmi eux, toutes les capacités requises à chaque pas. Ils s’assirent en cercle et se concentrèrent. Aussitôt, ils ressentirent, tous les douze, la direction à suivre. Il fallait suivre la rivière en direction des montagnes. « C’est étrange, » dit le guerrier, « j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment ! » À peine avait-il prononcé ces mots que tous les autres ressentaient la même observation. « Raison de plus pour continuer ! » trancha le maître.

    Le paysage qu’ils traversaient était magnifique, on se serait cru au paradis. C’en était même plus étrange que rassurant. Les prairies étaient immenses, l’herbe courte, les arbres qui leur permettaient de s’alimenter étaient très bien entretenus et pourtant il n’y avait nulle trace d’habitation, aucune empreinte humaine sinon la leur.

    Ils arrivèrent bientôt aux premières montagnes. L’une d’elle au lointain semblait les dominer toutes. Sans se concerter, ils s’y dirigèrent tous ensemble. Étrangement, ils atteignirent celle-ci assez rapidement alors qu’à première vue, elle paraissait à des journées de marche. Son sommet dominait la contrée tout entière. Les paysages lointains se confondaient et donnaient une impression d’infini. À la cime, une étrange construction de pierre en cercle. Douze sièges de pierre. Ils s’y installèrent. Aussitôt le vaisseau de pierre s’ébranla. Ils étaient repartis.

    Le sage

    Le sage déjeunait paisiblement avec les enfants. Il faisait frais ; le matin était brumeux ; tout semblait figé comme dans une attente. « Dans quel monde sommes-nous ici ? » Demanda le sage à son entourage. Le passeur le regarda droit dans les yeux et lui répondit : « Nous faisons partie de ton monde, ton être, ton âme ! »

    « Vous voulez dire que vous faites partie de moi-même ? » demanda le sage.

    « Faire partie de ton monde intérieur ne signifie pas que nous sommes toi. Nous sommes les racines qui sont au plus profond de ton être. C’est par nous que tu possèdes une existence. Nous avons l’apparence physique que tu vois comme un mirage. Certains individus voient des animaux, des chats, des oiseaux, d’autres des anges. Chacun y met une apparence personnelle. Chaque monde est relié aux autres comme les maillons d’une chaîne. Le monde qui t’a créé t’a apporté ses racines. Lorsque tu crées un monde, tu y transportes tes racines avec toi. Ainsi de suite, les racines s’allongent, se transportent et se transforment et, tout au long du processus, forment les cordes cosmiques. »

    « Il y en a plusieurs ? » interrogea le sage.

    « Énormément. Lorsque plusieurs cordes sont en relation, elles forment, alors, un réseau, une nouvelle organisation. Les nœuds qui forment les intersections permettent d’aller d’un monde vers un autre. Bien entendu, ceci n’est possible que si les cordes sont harmonisées. »

    « Et quel est le chemin à parcourir pour suivre ces cordes ? » s’empressa le sage.

    « Oh ! Pour ainsi dire, il n’y a pas de chemin puisque nous y sommes déjà dedans. Quelle que soit la direction que tu prendras, tu t’en rapprocheras davantage. Plus tu avances ton pas et plus tu te rapproches des nœuds. Chaque nœud donne une rencontre. Tu peux le passer rapidement ou t’y attarder. Tu peux aussi les mettre en relation les uns avec les autres. Tu peux aussi considérer que ce sont les points d’énergie qui représentent la matière cosmique. Tu peux aussi t’imaginer que tu n’es qu’un point d’existence, sans dimension, qui voyage de nœud en nœud. Comme un électron autour d’un noyau. La vie cosmique est la relation entre toi et les nœuds dans le réseau astral. Lorsque tu crées des mondes, tu découvres en réalité – enfin, façon de parler – de nouveaux nœuds dans une nouvelle dimension et tu crées, alors, un réseau maillé de plus en plus complexe qui va représenter un nouvel univers. Et, bien sûr, c’est à toi, l’électron magique d’aller et venir sur chaque nœuds afin de faire vivre ton monde. Si tu n’es pas assez expérimenté, ton monde s’effondre. Si tu n’as pas assez de force, il grandit puis, culmine et enfin, s’effondre. Si tu es fort, il vit avec toi. Et fort, tu l’es ! Regarde-nous ! Nous sommes toujours là, avec toi, depuis que tu es arrivé dans ton monde intérieur. Il n’y en a pas beaucoup qui ont ce don ; enfin, qui le maîtrise aussi bien ! »

    Le sage les observa un par un. Chaque enfant, le passeur, la maison, la terre sur laquelle ils se tenaient. Il comprit dès lors, qu’il n’avait pas à comprendre ni même à obtenir d’autres renseignements. Il devait accepter. Tout simplement. Alors, des larmes de joie montèrent à ses yeux.

    Il se concentra, alors, sur le nœud dans lequel il se situait à l’instant présent de sa pensée. Ensuite, comme il avait appris, il rechercha le passage. C’était à la fois simple et complexe. Simple parce qu’il avait appris comme on apprend à marcher et à nager. Complexe parce qu’il fallait fournir des efforts comme grimper une côte ou nager à contrecourant. Il fallait une énergie créatrice. Lorsqu’il refit l’expérience de création, cette fois, il prit son temps. Il éprouva le lien magique qui existait entre son nouveau monde et son point de départ. D’abord, il découvrit que ce qu’il visualisait comme un passage était bel et bien une corde tendue entre le départ et l’arrivée. Mais une corde qui ne suivait pas les lois de l’univers. Le temps et l’espace lui semblaient indifférents. Avaient-elles leurs propres lois ? Étaient-elles les messagères actives d’un architecte divin ? Mais peu lui importait les questions et les réponses. Maintenant, le sage découvrait sa première corde et en était tellement émerveillé qu’il l’acceptait et était rempli de joie devant l’offrande qui lui était faite.

    Alors, sans exagération ni ivresse, il apporta de nouveaux piliers à sa création et, après un maillage élémentaire mais cohérent, il lui fallut se résoudre à l’évidence. Son monde était non seulement stable mais animé d’une énergie astrale. Il vivait mais, qu’est-ce que la vie ?

    Il s’aperçut, alors, qu’il était seul. Si les amis qui l’avaient accompagné étaient issus de lui-même, bien que reconnaissant de leur présence et de leurs enseignements, il aspirait à rencontrer d’autres êtres égaux à lui-même. Il était en train de se demander si, après la mort, chaque être qui avait vécu se retrouvait dans l’immensité avec pour seul but de bâtir un univers et rester interminablement seul avec ses souvenirs. Aussitôt, il balaya cette pensée. Il était dans une période d’attente qu’il connaissait pour l’avoir longtemps pratiquée lors de son existence. Dans ces moments-là, les pires craintes et les pires découragements peuvent perturber voire corrompre les êtres humains. La seule et unique solution consiste à patienter librement, à accepter l’attente, lâcher tous les fardeaux et créer dans son cœur la foi en toutes les relations de l’univers dans lesquelles son âme fait partie.

    Il se dit aussi que, en attendant, il pouvait continuer son expérimentation de création. Il avait envie de beauté, alors il s’entraîna à concevoir des mondes de plus en plus beaux, magnifiques, remarquables. D’abord l’architecture ; ensuite, le support ; enfin, le développement de la vie. Il commençait à avoir une certaine maîtrise. Dans un premier temps, l’énergie de création était un enrichissement fantastique. Dans l’explosion énergétique initiale, tout était contenu. Dans un deuxième temps, beaucoup plus long, il y avait une période d’assemblage, de combinaison, d’échecs et de réussites ; un temps d’ajustement. Puis, insensiblement, le temps accélérait et le monde entrait dans une période de réconciliation. Une période de lumière.

    Chaque fois qu’un univers s’illuminait, il commençait sans atermoiement, la gestation d’un autre. Puis, il les maillait ensemble, formant une chaîne longue, très longue. Lorsque cette chaîne fut suffisamment longue, elle s’organisa. Il se passa alors quelque chose de nouveau. Il découvrit que la chaîne était beaucoup plus longue et dépassait ses propres capacités. C’était visible et évident. Les mondes primaires qu’il avait organisés s’étaient développés et la vie qui s’était étendue reproduisait le schéma. En résumé, la chaîne était vivante et croissait à une vitesse vertigineuse. Elle formait de gigantesques arcs qui eux-mêmes formaient une super chaîne qui formait des métas arcs et ainsi de suite. Le sage écoutait la musique cosmique produite par l’ensemble. Au fur et à mesure de la progression, il se sentait aspiré. Attiré à travers un tunnel magique qui l’amplifiait en même temps. Au début, il grandissait mais pas autant que le tunnel. Mais cela ne dura pas. Bientôt, sa croissance fut égale à celle du tunnel. Mais cela ne dura pas. Sa propre amplification dépassa celle du tunnel. Ce fut la déchirure. Une lumière aveuglante mais réelle. Il ne fut pas seul longtemps. Il fut vite entouré d’êtres semblables à lui. Enfin, presque, pas tout à fait, mais, dans l’ensemble, ils paraissaient tous issus de la même famille. Puis, il découvrit que tous formaient des reflets de lui-même. Ce n’étaient pas des personnages distincts mais plutôt son propre corps reproduit à l’infini comme dans un réseau cristallin.

    « Bienvenue dans ton nouveau monde ! » résonna une voix douce et familière qui faisait vibrer chaque cellule, chaque personnage du réseau. « Tu peux ouvrir les yeux à présent ! » Les yeux ? Quels yeux ? Les siens étaient pourtant bien ouverts. Comme tous ceux des gens qui l’entouraient et qui se dévisageaient tous l’air interrogateur. De quels yeux lui parlait-on ? Il pensa qu’il allait forcément avoir la réponse et il attendit. Ce fut l’effet produit par une grande secousse qui fit trembler le réseau tout entier qui, par réflexe, le fit bouger. Bouger ? Oui ! Le soubresaut lui fit sentir qu’il commandait à la structure du réseau. Alors, un voile s’abattit et, à travers le réseau, à travers chaque personnage qui lui ressemblait, apparut un monde gigantesque, démesuré, inimaginable ! Tellement inconcevable, que par rapport à cette nouvelle réalité, il lui semblait former un point infiniment petit où se logeait la conscience. Enfin, pas tout à fait un point puisqu’ils représentaient tous, là, avec lui, l’ensemble infini de points qu’ils formaient. La surprise fut telle qu’il poussa un cri amplifié par une infinité de voix.

    « N’aies pas peur ! Ne crains rien ! Tu dois être complètement perdu ! C’est normal la première fois. Ne résiste pas ! Aies confiance ! Je vais te guider. »

    Comme une projection holographique surgie du néant au milieu de son réseau intime, une créature plurielle comme lui tendait dans sa direction une main aux mille doigts. La créature avait un regard d’un million d’yeux de feu. Elle souriait d’un milliard de cœurs de soleil. La surprise était de taille. Le sage sentit alors un mouvement d’ensemble et, de ses mille voix, prononça ses premiers mots : « Merci ! Je suis très heureux de vous rencontrer ! »

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE MAI

    L’un marche vers l’inconnu, l’autre bâtit ce qu’il découvre.
    L’un s’émerveille des sentiers, l’autre s’impose sur les routes.
    Ils avancent sans se confondre, mais leurs forces se recouvrent :
    L’élan et la volonté unis sous les astres qui s’ajoutent.

    Ils sont le miroir l’un de l’autre ; l’un au passé, l’autre au futur.
    L’un anticipe par ses voyages, l’autre concrétise de sa main.
    L’un part toujours en éclaireur, l’autre revient en grand vainqueur
    Ils ont ensemble un même cœur, un même corps, une même âme.

    Le voyageur

    Le voyageur se leva tôt le matin. La nuit avait commencé tourmentée puis, lui-même, par la force de l’amour, s’était régénéré. La mer était calme, les vagues frappaient les dunes encore endormies comme pour les réveiller. Il plongea dans l’eau fraîche matinale avec sa compagne pour se laver de tous les conflits passés. Lorsque l’aube commença à diluer le ciel sombre, il ne prêta pas attention à la direction de l’astre naissant par lassitude ; en revanche, il émergea avec sa compagne sur la plage pour contempler l’aurore matutinale. Les premiers instants du jour étaient ce qui lui faisait le plus de bien. Il avait eu besoin de la nuit pour apaiser en lui tous les conflits ; c’était la période de décantation. L’aube, au contraire, le nettoyait. C’était comme une douche qui évacuait toutes ses tensions. L’aurore marquait un renouveau, une nouvelle journée pour l’homme nouveau qu’il était. C’était, à chaque fois, une renaissance. Tout en observant le spectacle d’amour de l’union de la mer et du soleil, il aperçut une crique qu’il n’avait pas encore remarquée. Il questionna son amie à ce sujet. Tout en souriant, elle se leva, lui prit la main et lui glissa à l’oreille : « Viens, allons voir les enfants ! »

    Les enfants ! Les enfants étaient réveillés ! Au fur et à mesure qu’ils avançaient sur la plage, des cris de joie et de gaîté rythmaient et emplissaient le rivage du matin. D’abord de tout petits enfants qui courraient joyeusement puis, çà et là, des groupes qui riaient. Ils arrivèrent auprès d’un grand édifice qui surplombait la mer. Encore et toujours, la sensation du renouveau, de l’inattendu et du spontané émanait du site. Lorsqu’ils montèrent les marches du hall, c’était comme si le voyageur parcourait les escaliers de sa petite enfance enfouie très, très loin, dans son être. Chaque marche lui rappelait un souvenir. Là, le souvenir de ses parents, ici, la communion avec ses frères et sœurs, plus loin, les mémoires de ses craintes, de ses aspirations. Plus il montait, plus il revoyait en lui l’innocence de son enfance. Il n’entendait plus aucun bruit. Non pas que l’espace était silencieux mais le cheminement l’emmenait tellement au plus profond de lui-même qu’il ne percevait plus aucun son sinon sa plus lointaine réminiscence. Au niveau supérieur, rien d’autre qu’un couloir à suivre. Puis, franchi la porte, un foyer. D’abord, à droite, deux enfants, deux jeunes adolescents, un garçon et une fille, face à face, les yeux fermés, entre eux, un objet, un ballon semblait immobilisé dans l’espace. Non. Il bougeait ! Imperceptiblement vers l’un puis vers l’autre comme une joute, un jeu. Quand il atterrit dans les genoux de l’un, l’autre éclata de rire. « J’ai gagné ! J’ai gagné ! ». Plus loin, un autre groupe. Assis en tailleurs six garçons et six filles lévitaient à un mètre du sol en dépit de la gravitation. Ils semblaient tous sereins et reposés. Un autre, là-bas dans le coin, flottait à la verticale et à l’envers. Que faisait-il ? Le voyageur se le demandait quand, soudainement, l’enfant déploya ses membres et revint au sol. Pendant cet instant, le voyageur s’était senti basculé lui-même. « Tiens ! » pensa-t-il. « La même impression que lorsque nous avons, nous aussi, basculé sur notre bateau. ». Au fond de la pièce, des jeunes gens discutaient autour d’une table. Le voyageur pressenti la possibilité d’une communication. Il les rejoignit.

    « Bonjour » annonça-t-il. « Salut ! » répondirent-ils en regardant dans sa direction. « Tu es celui qui est arrivé par le bateau, n’est-ce pas ? » demanda l’un d’eux. « Exactement » répliqua le voyageur. « Nous t’avons vu lorsque tu as débarqué avec les marins. Faire passer un bateau entier avec son équipage, c’est extrêmement difficile. Moi, j’y arrive avec de petits objets ! » Expliqua un adolescent blond. « C’est surtout lorsqu’il y a des êtres vivants que c’est délicat ! » intervint une jeune fille très brune aux grands yeux noirs. « Tu devais être important pour qu’ils accomplissent cet exploit ! » lui dit-elle.

    « Ils » pensa le voyageur. Il y a donc bien quelqu’un qui nous a attiré. Quelqu’un qui mène le jeu et qui n’a encore dévoilé ni sa présence ni ses desseins. Il s’assit à leur table. La fille aux cheveux noirs lui proposa quelque chose qui ressemblait à un jus de fruit laiteux ainsi qu’un plat de gâteaux. « Tiens ! Ils sont frais de ce matin ». Lorsque sa compagne le rejoignit, la fille lui demanda : « il les a vus ? » tout en détaillant le voyageur. « Non. Pas encore. Jusqu’à présent, il n’a rencontré que les anciens. Ils lui ont accordé d’aller au sommet de la montagne. Nous devons préparer l’expédition c’est pourquoi j’ai pensé vous l’amener. » Les jeunes gens échangèrent, entre eux, des regards furtifs. La fille brune et le garçon blond discutèrent à voix basse. Puis, ils se concertèrent tous ensemble. Enfin ils lui dirent « Si tu le veux, nous t’accompagnerons ! »

    Un éclair irradia la plage. Les nuages sombres s’étaient amoncelés, la pluie commença à tomber drue. C’était l’orage. Tout en regardant la pluie, le voyageur était pensif. « L’eau. Nous sommes arrivés par la mer, Celui qui arrive par l’eau repart par l’eau, l’eau est certainement l’une des clés de ce monde mais comment l’utiliser ? ». Il s’adressa aux jeunes gens : « Que pouvez-vous me dire concernant l’eau ? »

    Les enfants se levèrent ensemble d’un signe de tête. Le jeune homme blond lança au voyageur : « Lorsque la pluie sera terminée, rejoins-nous, nous t’emmènerons. »

    La pluie dura toute la matinée. Des éclairs zébraient brièvement le ciel. La mer était très agitée et la tempête bravait le ciel et l’océan. Tandis que tous les habitants s’étaient réfugiés dans l’abri que leur offraient les huttes, le voyageur se couvrit et courut vers le navire rejoindre les marins. Lorsqu’il arriva, une odeur de café chaud lui emplit les narines. Ce fut avec grand plaisir qu’il accepta une tasse du breuvage magique. Il était heureux de retrouver ses compagnons. Il pensait à cet instant déjà loin derrière lui où il avait été accosté par le capitaine.

    « Avez-vous remarqué que cette tempête ressemble comme une sœur à celle qui nous a amenés ici ? » s’enquit le voyageur.

    « Nous l’avons remarqué » dit le capitaine. « Crois-tu que nous pourrions essayer de revenir chez nous ? »

    « Ce serait trop dangereux ! Trop risqué ! Qui sait si le bateau y résisterait ? N’oublions pas que nous avons été guidés pendant l’arrivée. Qu’arriverait-il si nous tentions la sortie par nos propres moyens ? Aucune vie ne vaut d’être risquée pour tenter l’expérience. Je ne suis pas un lâche, simplement je suis d’accord pour prendre des risques lorsque j’aperçois une possibilité, une ouverture. Dans ce cas, rien, absolument rien ne peut nous apprendre comment se déroulerait le retour ; si retour il y a. Non. Si la sortie existe, elle est quelque part dans l’île. En revanche, rien ne nous empêche d’observer. Pourrions-nous lever l’ancre et nous rapprocher de la tourmente sans risquer le bateau ? »

    « La réponse est non, bien sûr ! » trancha le capitaine. « Cependant, tu as raison ; si nous voulons sortir de ce trou un jour ou l’autre il nous faut chercher là où est la solution. Nous allons nous rapprocher au plus près sans risquer la vie du bateau. Mais au premier danger, que Dieu nous garde ! »

    Au fur et à mesure que la côte s’éloignait, les vents devenaient plus forts et les vagues plus hautes. La vision était complètement assombrie par les éléments déchaînés mais, paradoxalement, lorsqu’un éclair illuminait le ciel, tout devenait clair une fraction de secondes.

    « Capitaine, lorsque vous avez tenté la traversée de ce monde insolite, vous avez dû en évaluer les distances. Naviguez tout droit jusqu’au quart de la mesure puis, mettez la barre à 90 degrés et voguez toujours en maintenant le cap. »

    « Compris. » Approuva le capitaine. « Nous allons nous mettre en orbite sur l’équateur imaginaire ! »

    Il leur fallu des heures avant d’atteindre le point de bifurcation. Ce qui était étrange, c’est que, plus ils se rapprochaient de l’équateur, moins les eaux étaient agitées. Comme s’ils parvenaient dans l’œil du cyclone. Curieusement, les marins apercevaient les effets de la tempête à bâbord et à tribord alors que, droit devant eux et en arrière, ils voguaient dans un couloir tempéré. À l’aide de puissantes jumelles et de longues-vues de marine, le voyageur et le capitaine observaient les deux horizons. La foudre lacérait le ciel ; son flash donnait un bref aperçu à chaque déflagration. Scrutant les deux pôles opposés, ils entraperçurent une gigantesque trombe d’eau tournoyante tandis que, de l’autre côté en direction de l’île, d’énormes nuages noirs impénétrables coiffaient le paysage et montaient au plus haut des cieux. Le monde semblait pris dans un étau et frappé des deux côtés à la fois. Puis, subitement, comme si un ordre fantasmagorique avait été donné, la tempête se calma, la mer s’apaisa, le ciel bleu déchira les nuages.

    « Rentrons ! » Dit le voyageur. « Il est temps d’aller explorer le cœur de la montagne de l’île. »

    Dès l’accostage, il laissa ses compagnons et courut tout droit à la maison des enfants. Il trouva rapidement les adolescents. Il ne prêta pas attention à ce qu’ils faisaient. Il alla tout droit vers le garçon blond et la fille brune. « Soyez prêts. Nous partirons demain à l’aube si vous êtes toujours d’accord. » Ils acquiescèrent. Il sortit. Sur la plage, il retrouva sa compagne. « Viens avec moi » lui dit-il en la prenant par la main. Arrivé devant la hutte de la cheftaine, il entra, elle était là. « Je pars, demain matin, pour le centre de l’île. Les enfants m’accompagnent. Peux-tu m’accorder quelques guerrières ? ». « Ma fille s’en occupera » répondit la vieille. « Les hommes ? » s’enquit le voyageur. « Ils te suivront et interviendront si nécessaire » termina-t-elle.

    C’était le soir. Une brise courrait sur la mer et sur le rivage comme pour effacer les traces de la tempête qui avait secoué la journée. En accostant, il avait aperçu une forge. Lieu singulier mais rassurant ; un terrain connu. Il s’y dirigea. Le maître des céans était un homme de haute stature. « Bonsoir, forgeron ! » salua le voyageur. « Puis-je me servir de tes outils ? J’ai une épée à forger. » L’homme, sans dire un mot, l’invita dans son atelier. La chaleur était étouffante. Le voyageur se mit une chemise de travail et choisit parmi les métaux. Il travailla toute la nuit. Il frappa, martela, trempa, éprouva maintes et mainte fois le métal. Il sortit de la masse une épée longue et légère. Il se confectionna également une dague courte. Le forgeron l’avait aidé tout en admirant l’art et la technique du voyageur. L’aube n’était pas encore naissante ; le voyageur se dirigea vers sa hutte pour dormir quelques heures dans les bras de sa promise.

    Pendant la nuit, il s’éveilla. Sans un bruit, il sorti et s’assit sur la terrasse. Il se prépara mentalement à sa journée du lendemain. Il se détendit dans la brise douce des ténèbres. Il en avait besoin. C’était presque un luxe qu’il s’accordait. Il avait besoin de faire respirer son corps et son esprit.

    Le conquérant

    Le conquérant regardait en haut. Il n’y avait plus personne dans la clarté dominante. Ce n’était pas le soleil habituel mais il devait trouver, dans la lumière, sa force. Ces gens n’avaient rien d’une armée ; rien de belliqueux n’habitait leurs regards. Il s’avançât vers les hommes volants. Sa princesse était parmi eux ; elle l’éclaira d’un grand sourire. Alors, il s’adressa au chef de groupe : « Qui êtes-vous, quel est cet étrange pouvoir de voler ? »

    Le chef des hommes volants échangea un sourire avec la princesse. Il répondit. « Bienvenue à toi et à tes compagnons, conquérant ! Lorsque tu es arrivé la première fois, nous avons préféré t’accueillir selon nos rites nomades et observer quelles étaient tes possibilités. J’étais assez indécis lorsque ma fille s’est épris de toi et a suivi son intuition car elle était persuadée que tu étais un être humain évolué. Elle t’a montré le chemin sans rien te dévoiler. Par ton expérience évidente, tu as monté ton expédition et tu n’as pas hésité. Tandis que tu descendais, nous t’observions suffisamment loin pour que tu ne nous aperçoives pas. Bravo ! J’avoue être conquis par ton esprit d’initiative. Toi, le terrien, tu t’es lancé dans la voie des airs et tu n’as pas eu peur de braver les flammes. »

    Le conquérant écouta son interlocuteur. Il l’estimait à son image. C’était un honneur. La princesse lui prit la main et l’embrassa. Le chef reprit la parole :

    « Nous sommes une civilisation très ancienne et nous avons préféré nous retirer des cultures barbares. Oh ! Je sais très bien qu’aujourd’hui beaucoup de peuplades se réclament évoluées ou divinement éclairées. À nos yeux et à nos cœurs, vous êtes toujours des barbares. Aussi, nous avons enfouis nos lieux d’habitations très profondément sous terre tout en étant observateurs à la surface de la terre comme nomades dans des territoires reculés. Je constate toutefois et avec grand plaisir, qu’il existe des hommes vrais. Viens ! Nous t’invitons dans notre cité. »

    La cité ? L’endroit où ils étaient ne semblait pas très accueillant. Plutôt même assez désolé. Pourtant, lorsqu’il se retourna à l’invite de ses hôtes, il découvrit une ville d’une grande richesse parée de décorations mêlées de technologies stupéfiantes. Les maisons étaient désormais enrichies de couleurs chaudes et différentes tout en créant un dessin gigantesque sur l’ensemble de la cité. Des objets flottaient et suivaient des rails invisibles. Des hommes et des femmes se déplaçaient sur plusieurs niveaux. L’ensemble produisait une sorte de musique fantastique. Le ciel ! Un ciel bleu, parfait recouvrait ce nouveau monde.

    Chacun des quatre compagnons de fortune fut entouré de deux hommes volants. Le conquérant était accompagné de la princesse et de son père. Ils les saisirent par les bras. Tous ensemble, ils s’élevèrent et se dirigèrent vers la plus haute tour de la ville. Tandis qu’ils montaient, chacun essayait de satisfaire sa curiosité. « Comment faites-vous cela » demandait le scientifique pendant que l’écologiste examinait les corps de ses guides tout en guettant leurs fonctions cachées. Le commandant ne disait mot ; il observait et évaluait ses possibilités. Le conquérant ne cherchait ni à comprendre ni à se défendre ; il tâchait à être présent dans ce moment incroyable. Des gens volaient autour de lui et l’emmenaient. C’était à la fois simple et extraordinaire.

    Ils parvinrent sur la terrasse surélevée de la tour. Le groupe se dirigea vers la grande loggia. Spacieuse, elle permettait à chacun de trouver sa place, ils s’assirent. La conversation reprit ou, plutôt les questions. La plus importante revint en priorité : « Qui êtes-vous ? ».

    Ce fut la princesse qui répondit : « Comme nous vous l’avons dit, nous sommes d’une antique civilisation. Très ancienne. La plupart des nôtres ont atteint le degré d’évolution méta terrestre. Ils sont passés dans un autre plan ou une autre dimension. C’est-à-dire qu’ils sont à la fois proches et inaccessibles pour ceux qui ne possèdent pas l’ouverture sur leur nouvelle dimension. Quelques-uns, toutefois, sont restés en arrière pour établir des liens avec les civilisations suivantes. Nous servons de relais et sommes restés cachés pendant des siècles dans les profondeurs de la terre. Aujourd’hui, nous avons décidé d’établir un contact avec le monde actuel. Mais pour cela, il nous fallait trouver des hommes de cœur. Lorsque tu as répondu à notre invitation et que tu es venu, nous avons apprécié le fait que tu nous respectais tous avec beaucoup de noblesse. J’ai été conquise par ton charisme et je t’ai mis à l’épreuve. Je devais savoir si tu répondrais spontanément à l’appel de la table d’émeraude. Maintenant je sais. »

    « Et en ce qui concerne mes compagnons ? » demanda le conquérant.

    « Ils sont avec toi ; tu t’es associé avec eux ; nous les traiterons comme toi. » Répondit le chef.

    Le scientifique était impatient de savoir, se comprendre, il ne put se retenir de demander : « Comment ce lieu, qui était inhabité à notre arrivée, est-il revenu à la vie ? Et comment faites-vous pour voler ? »

    Le chef sourit en répondant. « En ce qui concerne notre cité, c’est tout simplement un transfert d’une dimension vers une autre ; un déménagement instantané si vous voulez. Nous faisons exister deux cités dans deux dimensions différentes et nous effectuons un simple déplacement. Quant à notre faculté à voler, voulez-vous essayer ? »

    « Vous voulez dire que nous avons le pouvoir de voler ? » postula l’homme de science.

    « Le pouvoir, non. Pour s’élever, il faut vaincre l’énergie de l’attraction ; ou l’équilibrer. Nous lévitons parce que nous recevons une énergie complémentaire à la gravitation. Mais ce n’est pas nous qui créons l’énergie, nous sommes récepteurs. Si l’énergie ne nous atteints pas, nous sommes incapables de quoi que ce soit. Il faut d’abord recevoir. Ensuite, créer en nous un nouveau sens qui va répondre à l’offrande et développer celui-ci, l’éduquer et en faire une partie de nous-mêmes à part entière. Nous allons vous envoyer cette énergie. Concentrez-vous, ne résistez pas, sentez au plus profond de vous-même comme un éveil. Acceptez sans contester. »

    Les quatre compagnons s’assirent, fermèrent les yeux et se détendirent. Ils étaient à l’écoute lorsqu’ils sentirent une vibration chaude qui les remplit d’un bien être similaire au plaisir. Lorsqu’ils ouvrirent les yeux, ils flottaient les uns et les autres à 10 mètres au-dessus du sol comme s’ils étaient portés par des ailes. Et ces ailes, ils les sentaient profondément ancrées en eux. Ils testèrent leur assise et, progressivement, redescendirent vers le sol. Après l’atterrissage, ils firent chacun quelques mouvements de décollage afin de mieux sentir et éprouver leurs nouveaux pouvoirs. Ils étaient comme des enfants devant un présent merveilleux. Ils étaient redevenus des enfants.

    Ils s’élevèrent à nouveau pour atteindre le sommet de la tour où ils étaient attendus. À leur arrivée, le chef leur adressa dans un sourire : « Vous êtes, à présent, des hommes nouveaux. Vous êtes des nôtres. Venez vous restaurer ; vous en avez besoin ! »

    On leur présenta des coupes. Ils burent tous ensemble. C’était un vin blanc léger doux et frais. Puis ils prirent place sur de grands coussins autour des tables qui leur étaient présentées. Cela ne ressemblait pas tout à fait aux mets auxquels ils avaient goûtés en surface. Là-haut, la cuisine était composée de chasse et de récolte. En bas, le menu était végétarien mais dont les saveurs et les combinaisons n’avaient rien à envier au banquet précédent. Les couleurs étaient différentes également. Plus douces et plus pastels. Sans doute dû à la lumière ambiante. La lumière ! Tandis qu’ils mangeaient, le conquérant observa à nouveau la lumière. Ce n’était pas la lumière naturelle bien entendu ; ce n’était pas une lumière blanche non plus. Pourtant, autour de lui, il distinguait parfaitement les tons de couleurs tantôt rouges, tantôt bleus, tantôt jaunes ainsi que les autres variations. C’était évident ! À cette profondeur, la lumière ne pouvait être qu’artificielle. Or, elle venait de partout à la fois ; il en eut la confirmation en observant les objets et les personnes autour de lui. Pas d’ombre. C’était comme s’ils étaient engloutis dans une mer de lumière. Aucune technologie terrestre n’était capable d’un tel exploit. Cette lumière ainsi que la manière de la produire était de toute évidence d’un art inconnu. Il discuta à voix basse avec le scientifique du groupe. Il en était arrivé aux mêmes conclusions. En les entendant chuchoter, l’écologiste leur révéla que les plantes et les végétaux n’avaient pas non plus la teinte habituelle que la chlorophylle aurait dû leur donner. L’homme de science leur fit remarquer, toutefois, qu’il pourrait s’agir de mutations occasionnées par des années passées sous lumière artificielle. Mais, de toute façon, rien n’expliquait sa nature et comment elle était produite.

    Pendant qu’ils conversaient, le chef et sa fille les observaient, toujours en souriant. Lorsque les invités levèrent les yeux, leurs regards se croisèrent. Alors, il se leva et déclara : « Maintenant que vous êtes rassasiés et que vous pouvez nous suivre, nous allons vous présenter qui nous sommes. »

    Ils se levèrent tous, se tinrent debout sur la terrasse et commencèrent à s’élever aussitôt suivis par le conquérant, le scientifique, l’écologiste et le commandant comme s’ils avaient toujours pratiqué cet art étrange depuis leur prime jeunesse. Le groupe descendit au cœur de la cité en direction du temple. « La table d’émeraude » pensa le conquérant, « ce doit être la clé ». À leur approche, le temple s’ouvrit comme une fleur éclot au soleil.

    Le maître

    Le maître attendait. Ils avaient été appelés pour leurs personnes ; ils n’avaient pas à être différents d’eux-mêmes. « Nous vous écoutons » dit-il tranquillement.

    L’être de lumière se plaça au milieu du cercle et commença à parler. « Vos nombreuses civilisations sont arrivées à un point de déséquilibre. Elles ont développé un nombre incroyable de choses d’une grande beauté. Leurs arts sont très diversifiés, leurs créations merveilleusement innovatrices. En revanche elles ne sont pas parvenues à chasser la haine de leurs cœurs. Les anciennes rancunes et le pouvoir orgueilleux sont restés ancrés. Nous devons vous aider de plus en plus. Mais plus nous vous aidons et plus nous éveillons les cœurs de vos semblables, plus la haine et l’orgueil se développent. Plus nous augmentons la pression, plus le mal se fortifie. »

    Le maître demanda du tac au tac : « Qu’est-ce que la haine ? »

    « La haine ? Qu’est ce qui nous fait réagir ? Quel est le moteur ? Regardez bien au plus profond de votre cœur. Cherchez dans vos souvenirs ce que vous haïssez. Vous allez, alors, vous rendre compte que ce que vous croyez haïr est ce que vous craignez le plus. La peur. La crainte. Vos sentiments se mettent en alerte. Une alarme ancrée profondément en vous qui n’est rien d’autre qu’un voyant, une alerte. Ce que vous pensez haïr est ce que vous craignez. Vous vous êtes imaginé que ce qui vous fait le plus peur est le plus détestable. La réponse est en vous. C’est à vous – et à vous seul – qu’il appartient de vaincre vos propres peurs. C’est votre barrière émotionnelle – car vous lui avez donné une conscience – qui est votre seule frontière. Allez au-delà de vos peurs et de vos craintes pour être des hommes libres ! La haine est, en comparaison, tout à fait différente. Elle ne peut s’appliquer qu’aux êtres que vous avez aimés. Elle n’est le reflet que de vos souvenirs heureux. Des souvenirs où vous avez échangé de l’amour. À partir du moment où ces souvenirs ont cessé, alors, votre cœur s’est chargé de haine. Non pas pour la personne encore aimée, mais pour les circonstances qui ont changé cet état de bien-être. Et vous nourrissez du mal pour quelque chose d’indéfinissable qui n’existe pas en lui-même. Alors que la personne est toujours aimée quelque part dans votre cœur. Comprenez-vous, à présent, que la haine n’existe pas ? Que l’amour existe toujours ? Que vous nommez ‘haine’ une frontière indéfinissable qui n’a aucune existence, sinon les circonstances qui ont tué l’amour ? »

    Le maître écouta attentivement le message de ses hôtes. Puis il répondit : « Avant que vous nous expliquiez quel sera notre rôle dans votre plan, pouvez-vous nous dire combien de fois vous êtes intervenus dans notre monde et ce qu’elles en ont été les conséquences ? »

    Les êtres se concertèrent avant de répondre puis expliquèrent : « Nous n’allons pas faire l’inventaire exhaustif de toutes nos interventions. Mais nous allons vous dévoiler les plus importantes. La première des plus importantes – qui n’est pas forcément la première chronologique – c’est lorsque nous avons apporté la loi. Quand tous les peuples de la terre se querellait et mettait leur propre civilisation en péril, nous sommes apparus porteurs d’une loi essentielle de sauvegarde. Une loi qui avait été façonnée pour la sauvegarde de l’espèce humaine. Bannir le meurtre, préserver la race, la descendance, la famille et empêcher la propagation d’idolâtries en mettant en place un Dieu unique. Il était unique, en effet, il était leur destinée. À partir de là, beaucoup de religions ont vu le jour. Et, bien que nous ayons été clairs quant au message à suivre, chaque religion a refaçonné la loi de préservation de l’humanité pour en faire une loi de pouvoir. Lorsque nous avons constaté à quel point cette dérivation de la loi était allée, nous avons provoqué une autre intervention conséquente. Nous avons, alors, apporté la loi de l’amour – le terme est incorrect, c’était plutôt un droit humain – pour rétablir dans le cœur des hommes la véritable essence. Encore une fois, le message n’a pas pris au début. Et, insensiblement, de nouvelles religions ont émergé pour profiter et diriger les masses humaines. Quelles que furent les interventions sporadiques qui eurent lieu par la suite, la greffe a donné un rejet. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous n’interviendrons plus directement. C’est à partir de votre propre race, à partir de vos fils, de vos filles, de votre cœur que doivent être apportés les messages. La raison pour laquelle nous vous avons convoqués c’est, d’abord, parce que, vous-mêmes, vous nous avez appelés et, ensuite, parce que nous désirons que se crée dans vos cœurs ce qui va donner l’essor de votre civilisation. »

    Le maître demanda : « Permettez-nous de répondre tous ensemble. »

    L’Ermite : « Je vis retirée du monde à cause de la haine, je me suis isolée pour l’amour. »
    Le Guerrier : « J’œuvre dans de nombreuses batailles pour combattre la haine. »
    Le Médecin : « Je guide l’esprit dans la santé pour guérir de la haine. »
    Le Mage : « Je connais les sciences cachées et je sais où se cache la haine. »
    Le Roi et la Reine : « Nous régnons en harmonie pour déloger la haine. »
    La Magicienne : « Je connais la magie d’amour et la magie de haine. »
    L’Astronome : « L’univers entier est un univers d’amour, la haine n’a pas d’univers. »
    L’Initiée : « Je connais les religions et je connais leurs parts d’amour et de haine. »
    Le Juge : « J’établis la justice. Je connais la loi des hommes, la loi de l’amour, la loi de la haine. »
    Le Diplomate : « Je suis médiateur. Ma vie est consacrée à transformer la haine en amour. »
    Le Maître : « Nous sommes unis dans l’amour et aussi contre la haine ! »

    Les êtres prirent la parole : « Écoutez-nous : Vous n’avez pas choisi les choses auxquelles vous croyez. Ce sont elles qui vous ont choisis. »

    « Que voulez-vous dire ? » rétorqua le maître.

    « Eh bien, lorsque vous naissez dans votre monde, vous transportez avec vous des liens. Des racines que vous avez préalablement choisies pour vous raccorder. Ce sont ces liens qui vous rappellent ce que vous croyez du plus profond de votre cœur. Tout ce que vous pensez avoir développé et qui fait votre force au plus profond de vous-mêmes est, en réalité, l’écho de cette force qui a développé un lien avec vous. Ce que vous appelez votre âme ne fait pas partie de vous. Imaginez-vous comme un long tube. Votre âme est l’énergie qui circule dans ce tube. Tube qui a, d’ailleurs deux extrémités ; l’une masculine et l’autre féminine. L’énergie sexuelle est l’une des très nombreuses énergies qui circulent entre ces deux pôles. Au milieu se trouve la fontaine d’amour. Cet état est difficile à retrouver lorsque l’humain a grandi. L’être humain a cependant une possibilité de découvrir et ressentir cette force. Lorsqu’il quitte sa petite enfance, juste avant de devenir adulte, il entre dans une période où son cœur est grand ouvert à toutes ces connaissances. Il ne tient qu’à lui de fixer cette étape dans sa vie et s’y accrocher sans tenir compte de toute l’éducation qui va le transformer. Durant cette période, une connexion s’établit avec ses origines. Cette sensibilité sera progressivement enfouie sous plusieurs couches d’instruction de la vie des hommes. Seuls ceux qui se souviennent de cette période peuvent ressentir ce que je vous apprends aujourd’hui. Si vous désirez dans votre cœur accepter et faire tomber le masque, alors, concentrez-vous et revenez à cette étape de votre vie. »

    « Est-ce pour cette raison que l’adolescence est une étape difficile ? » demanda la femme médecin.

    « Pas complètement car, beaucoup de transformations hormonales se déclenchent à cette période. En revanche, c’est bien à cette période que les jeunes deviennent très sensibles. Il se passe même un moment important lorsqu’ils quittent leur enfance et qu’ils n’ont pas encore accroché leur vie d’adulte. Une période qui peut être imperceptible chez certains mais remarquée chez d’autres. Ils ne veulent plus être un enfant mais ne veulent pas être adultes. Mais dès qu’ils se mettent à combattre le monde, ils abandonnent cette étape pour prendre une autre route. En revanche, selon l’intensité, ils peuvent s’en souvenir toute leur vie. C’est ce souvenir qui est présent en chacun de vous et qu’il faut réveiller. »

    Le maître intervint : « Et lorsque nous serons tous réveillés ? »

    « Alors, vous serez prêts à relier votre monde au notre » répondirent simplement les êtres fabuleux. « C’est vous qui serez les témoins et qui enseignerez vos semblables. »

    « Est-ce que cela concerne tout le monde ? » demanda le juge qui avait l’expérience de la vaste étendue des différences de comportements humains.
    « Et nous faudra-t-il combattre ceux qui s’opposeront ? » interrogea le guerrier, homme habitué aux conflits entre les peuples de la terre.

    « Eh bien, oui et non. Mais vous comprendrez tout cela au fur et à mesure. Ne vous inquiétez pas, pour le moment, de la forme, du fond ou de quoi que ce soit. Ayez confiance ! Tout ce dont vous aurez besoin arrivera en son temps. » Soulignèrent les êtres.

    L’initiée conclut en ces termes : « D’autant que ce que vous nous proposez correspond à notre mode de vie et à nos aspirations. Mais nous renfermons dans nos cœurs l’humilité d’accepter vos nouveaux enseignements. »

    Le sage

    Le sage prit un temps de repos. Il avait demandé au passeur de le ramener auprès des enfants. Il avait envie de communier à nouveau avec leur amour. Lorsqu’ils arrivèrent à la grande maison, ils étaient assis silencieusement dans l’herbe sous les arbres. Quand ils le virent ils se levèrent joyeusement.

    « Viens avec nous ! » crièrent-ils de joie en l’apercevant. « Nous sommes en train de jouer à créer des mondes ! C’est très amusant ! »

    Le sage souriait tant qu’on aurait pu dire qu’il riait aux éclats. Ils le prirent par la main et formèrent une ronde.

    « Tu vas voir ! Le plus important, c’est quand on commence ! »

    Le sage s’assit et écouta attentivement, laissant son corps détendu.

    « D’abord pour commencer, tu fermes les yeux et tu observes le noir dans lequel tu te trouves. Toujours les yeux fermés, tu vas visualiser ce que tu voyais. À la différence de l’aveugle de naissance qui ne peut imaginer le noir, toi, tu connais la nuance. Maintenant, tu réalises que tu n’as jamais créé de monde, cette lacune est le noir de ta conscience. Cependant, contrairement à l’aveugle, si ta capacité créatrice existe, c’est que tu possèdes en toi l’organe. Tu vas apprendre à le réveiller. Souviens-toi, lorsque tu as ouvert le passage entre la vie et la mort, celui-ci te semblait sans espace et sans durée. La manière dont tu as perçu le passage a été accomplie par cet organe caché, ton troisième œil si tu veux. À présent, nous allons faire des expériences et tu vas t’introduire dans la faille pour créer ton propre espace et ton propre temps. C’est ainsi que l’on crée des mondes. »

    Le sage repéra vite le passage, l’expérience était toujours fraîche dans son cœur. Son cœur ? Il découvrit alors son troisième œil auquel il n’avait pas prêté attention tant le passage était la révélation éclatante ! Il tenta son premier pas. C’était chaud ! Ça fit en lui comme une explosion.

    « Attention ! À l’instant de la création tu mets quelque chose là où il n’y a pas d’espace. L’explosion peut être épouvantable. Quand tu crées, l’espace et le temps doivent se créer en parallèle et par conséquence. »

    Le sage renouvela l’expérience. C’était si facile, maintenant, de faire fonctionner son nouvel organe ! Lorsqu’il pénétra dans la brèche, un univers se déploya, ce fut très lumineux une fraction de temps puis, tout s’effondra.

    « Magnifique feu d’artifice ! » éclatèrent de rire les enfants.

    Le sage était prêt à recommencer l’expérience mais il avait besoin, avant tout, de connaissances et d’apprentissage afin de pouvoir continuer.

    « Pour que ton monde soit stable, il faut qu’à l’instant de la création il y ait l’essence de tout ce qui devra exister dans celui-ci. Et tu ne pourras y pénétrer que si l’amour que tu y as semé t’est favorable. » Le passeur levait les bras comme pour embrasser l’espace en prononçant ces mots.

    Le sage réitéra sa création. Cette fois-ci, il mesura tout son amour dans la composition. Au début, ce fut comme dans un kaléidoscope. Des nouveaux atomes s’organisaient en réseau pour former des figures comme dans un jeu. Des combinaisons toujours nouvelles s’arrangeaient et offraient au monde que le sage avait créé un éclat harmonieux. Puis, au bout d’un temps, les étoiles s’éteignirent, le monde perdit sa clarté et s’effondra.

    « Les mondes ont une vie et une mort. Ils s’épanouissent puis reviennent au néant. Si tu veux lui donner la vie éternelle, alors il faut lui insuffler ta propre vie et y demeurer. Tu comprends, bien sûr, que tu dois maîtriser le processus afin que ton monde soit stable. »

    Le sage approuva et accepta les leçons et les conseils de ses quatre guides. Toute la journée fut consacrée aux essais, aux échecs, au travail, à des découvertes, à de nouveaux échecs. Mais l’enrichissement augmentait au fur et à mesure de l’avancée de la journée. Lorsque le soir tomba, ils rentrèrent se restaurer. Tandis qu’ils mangeaient, le garçon aux cheveux de jais annonça au sage : « Ce soir, nous allons pratiquer les songes. Tu verras, c’est très reposant et génial ! Tu te laisses transporter et, si tu es doué, il t’arrive plein de choses merveilleuses. »

    Ils terminèrent leur repas puis, montèrent un escalier majestueux pour arriver dans une grande pièce circulaire dont le plafond était un dôme transparent. Au-dessus des étoiles dessinaient des constellations que le sage n’avait jamais observées.

    « Comment rêve-t-on ? » demanda le sage. Les enfants répondirent : « Il y a deux forces opposées dans le rêve. D’abord, il y a toi, tes questions, tes préoccupations, tes envies, ton esprit. En face, il y a tes origines. Tu peux imaginer cela comme le yin et le yang. Toi l’homme terrestre d’un côté et toi, l’homme des étoiles de l’autre côté. La rencontre de ces deux entités va créer un rêve. Selon les mélanges et les combinaisons, cela peut être très beau, très fort, très créatif. »

    Il était allongé et détendu. Il n’avait pas d’effort de création à faire ; juste se laisser dériver dans le voyage, observer et découvrir. Il se posait des questions. Il était aussi très curieux de cette rencontre avec lui-même ou plutôt son complémentaire. D’abord, il s’imagina un long tunnel. Il était à l’une des extrémités. Il se déplaça à l’intérieur pour atteindre l’autre terminaison. Il y découvrit une femme qui lui ressemblait et avec qui il ressentait une grande communication. Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait mais il comprit aussitôt. Il prit alors la main se son moi féminin. Lorsque leurs mains se serrèrent ce fut comme un coup de foudre, comme une grande compassion, comme s’ils avaient vécu et partagé tous leurs souvenirs pendant toute une vie. Alors, ils rentrèrent dans le tourbillon du tunnel afin de trouver le passage. Lorsqu’ils arrivèrent au centre, ils replièrent le tunnel puis, le retournèrent. Ils baignèrent alors dans un espace empli de lumière. Plein de lumière. Comme s’il en venait de partout. Ils virent qu’ils étaient dans une fontaine de lumière et qu’ils en faisaient partie. Quand leurs yeux furent habitués à la clarté ambiante, un paysage fantastique se révéla dans leurs cœurs. Dans leur cœur et non dans leurs yeux car, étrangement, ils voyaient et percevaient le monde qui les entourait sans en discerner les formes comme dans la réalité de leur monde originel. Ils en avaient la perception mais sans la vision. Un œil nouveau venait de naître dans leur cœur. Le sage et la sage trouvèrent donc cela naturel. Non seulement naturel mais beaucoup plus précis et plus riche. Par leurs nouveaux sens, ils se dirigèrent sans difficulté sur la piste qui s’élevait dans le jardin conique. Au sommet de la pyramide arboricole, une clé. Pas une clé qui ouvre les portes mais une clé qui ouvre les mondes et la conscience. Dès qu’ils l’eurent en main, ils s’aperçurent que leurs corps avaient fusionné, que leurs cœurs s’étaient rejoints et qu’ils vivaient dans un monde aux multiples dimensions auxquelles ils avaient droit. En recouvrant le pays de ses origines, l’être nouveau salua ses congénères qui l’accueillaient.

    « Bravo pour ton rêve, tu es doué » lui annonça l’un des garçons. Il venait de se réveiller dans un matin calme. Il avait encore quelques bribes, quelques fragments, quelques souvenirs de son rêve. Il avait un peu de peine de l’avoir quitté mais il était très heureux d’avoir approché d’aussi près sa source de lumière. Il se mit debout. Il avait faim.

    La vie est faite d’expériences et de nourriture s’exclama-t-il !

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE D’AVRIL

    Le voyageur n’est pas le sage qui sait voyager dans l’espace
    Le conquérant n’est pas le sage qui a construit dans tous les âges.
    Le maître n’est pas plus le sage qui sent la matière qui passe
    La sagesse n’est pas le sage, c’est la sagesse qui fait le sage.

    C’est la raison existentielle de l’écho prononcé par Dieu
    Qui a semé et tout l’espace, et la matière, et le temps.
    C’est ce mouvement essentiel dont on voit le poinçon radieux
    Dans chaque ombre ou rayon qui passe, dans chaque cil papillotant.

    Le voyageur

    Le voyageur entra dans la grande salle. Il y avait des hommes assis, les yeux fermés, silencieux.
    La doyenne l’invitât à s’asseoir ainsi que sa compagne. Une atmosphère d’une étonnante légèreté flottait dans l’atmosphère. Ce lieu inspirait la détente, la paix, le recueillement. C’était comme si tous étaient portés par une musique invisible. Invisible était le mot. Cela se passait ailleurs tout en étant le support de l’entente. Le voyageur était à son aise. Sa vie était peuplée de voyages, de rencontres, d’échanges et d’amour. Cette assemblée singulière était harmonique à son cœur. Il avait l’impression de rentrer chez lui. De rencontrer ses frères et ses sœurs. Il n’eut pas besoin de parler. Il s’assit, se détendit et attendit.

    La doyenne prit la parole : « Nous sommes les gardiens de la vie. Notre existence est liée à l’équilibre du monde. Nous avons établi un accord eurythmique entre nos deux univers. Les hommes et les femmes que tu as rencontrés ont installé une harmonie entre deux réalités. Les hommes s’appuient sur les femmes ; les femmes s’appuient sur les hommes. Les hommes sont consacrés à la prière, à la méditation. Ils ont la charge d’apporter continuellement leur amour pour aider le monde. Les femmes ont la charge de la nature. Elles sont spirituellement physiques ; ils sont physiquement spirituels ; l’échange. Ils apportent aux femmes une source d’amour. Elles apportent aux hommes le reflet de l’amour. »

    Le voyageur approuvait. Il avait ressenti, en effet, une entente parfaite entre les habitants de l’île. Pourtant, ils lui cachaient quelque chose. Il l’avait deviné depuis le début. Il était certain que sa présence n’était pas fortuite. Pourtant, il y avait eu tellement de circonstances nouvelles ces derniers temps qu’il ne voyait pas comment elles auraient pu être manipulées. Alors il les questionna.

    « Pourquoi nous avoir attirés ici ? »

    Ils échangèrent des murmures entre eux. Le voyageur discernait une imperceptible tension. Il patienta en attente de leur réponse. Ils hochèrent la tête.

    « Nous ne t’avons pas attiré ! » expliqua l’un des hommes assis. Il semblait aussi vieux que la cheftaine et, comme elle, conservait pourtant un corps remarquable malgré sa peau parcheminée. « Ou plus exactement, nous n’avons pas désiré t’attirer. Mais nous décelons, qu’entre toi et notre monde, il existe une simultanéité. Si tu as pu découvrir le passage entre nos deux univers, c’est que tu as autant à nous apporter que nous avons à t’apporter. Reste avec nous et partage notre méditation pour l’heure. Après cela, tu viendras avec nous. Nous t’amènerons consulter la table de la vie. »

    Le voyageur accepta l’invitation. Il s’assit avec eux. L’air était mêlé de parfums pendant que les chants s’élevaient. Des chants à l’unisson entre les chanteurs et les chanteuses. Doux et profonds à la foi. Relaxants et reposants. Profondeur et légèreté de l’être. Un fragment d’éternité. Et toujours cette force invisible du chant. Tout semblait vivre au ralenti dans l’instant présent ; un ralenti mesuré. Tiens ! Il ne l’avait pas remarqué au début mais, à présent, au fur et à mesure qu’il laissait son esprit ouvert et détendu, il se dégageait de ces chants des mots, des idées, un message subtil comme une image qui serait cachée dans une fresque sonore. Il serait intéressant, plus tard, d’étudier ces chants, voire d’y participer.

    Lorsqu’ils se levèrent, il faisait nuit. Ils apportèrent des torches puis, se mirent en marche. La procession suivit une route qui partait du village vers le centre de l’île. L’allée qu’ils foulaient était bordée de pierres noires qui pointaient vers les étoiles. Ils parvinrent après des heures de marche dans un promontoire circulaire. Au centre, une dalle irradiait. Tous s’ordonnèrent autour. Le patriarche et la doyenne firent signe au voyageur d’approcher. Au fur et à mesure qu’il avançait sur le passage, il ressentait la profondeur du lieu. Au premier abord la statique des pierres, ensuite leurs vibrations, enfin, la transmission. La stèle noire était gravée d’une écriture que connaissait le voyageur. « Du grec ancien » remarqua-t-il. Il savait la lire mais la transcription lui demandait beaucoup d’énergie. La marche dans l’allée l’avait progressivement marqué. À présent, au milieu de la nef cristalline, il sentait des vibrations intenses comme s’il avait été à proximité d’un magnétisme très prononcé. Alors, il se concentra sur le texte.

    Il est éternel. Il n’a ni début, ni fin, Il est l’infini. De l’infini, Il a découpé et créé un morceau d’éternité, l’a regardé, l’a observé, l’a aimé. Il a délimité une portion de l’éternité du temps, une portion de l’éternité de l’espace, une portion de l’éternité de la vie. Il a expérimenté son échantillon. Il peut le déformer, le compresser et le détendre, le chauffer et le refroidir. Il peut le regarder de près, de loin, l’éloigner, le rapprocher tandis que, faisant partie de lui-même, l’éternité l’enveloppe sempiternellement. Alors qu’il le courbe, son échantillon se met en relation avec chaque point d’éternité. Aussi loin qu’il peut aller dans l’infini, chaque point d’éternité est en relation avec un point de l’échantillon. L’éternité tout entière se retrouve reflétée dans l’échantillon. Lui-même y est présent. Il a transmis la vie à son échantillon et s’est donné en héritage. Il l’aime. Il en désire d’autres. Il a découpé alors un second morceau à partir du premier. Il a fait attention à son découpage ; l’assemblage doit pouvoir se faire et se défaire ; l’assemblage doit pouvoir se reproduire à partir d’autres emplacements du morceau afin de créer de nouveaux échantillons. L’assemblage doit le représenter. Il a créé, alors, un assemblage de vie. Le morceau s’est fragmenté et s’est défragmenté dans une activité croissante. Désormais, beaucoup d’échantillons ont pris vie, se reforment, redonnent de nouveaux échantillons qui eux-mêmes s’assemblent. Il s’est mis à modeler certains échantillons afin de construire son œuvre. Certains segments se sont cassés, d’autres sont revenus à leur position de départ, d’autres ont résisté jusqu’à la rupture, d’autres, enfin, se sont pliés à ses désirs. Rapidement pour certains, plus lentement pour d’autres. Chaque épreuve est une nouvelle direction bénéfique pour chacun des fragments. Lorsque les segments se seront assemblés et que le réseau sera ordonné, une nouvelle dimension irradiera l’ensemble. À ce stade, la création contiendra son créateur.
    Il sourit. Il vient d’accoucher de son fils. Il vient enfin de créer un être délimité qui lui est supérieur.

    « Comprends-tu ce que cela signifie voyageur ? » lui demanda le patriarche. Le voyageur prit son temps pour répondre. Il ne fallait pas chercher à déchiffrer le message mais trouver l’écho au plus profond de lui-même. Il avait l’habitude, lorsqu’il se posait des questions insolubles, de laisser jaillir la source de la réponse du plus profond de lui-même.

    « Cela signifie que Dieu a créé le monde pour lui transmettre sa puissance infinie et qu’il a voulu que sa création soit supérieure à lui. Cela voudrait dire que l’homme est dans l’erreur depuis la nuit des temps de croire en l’être supérieur. C’est Dieu qui nous a créés supérieurs à lui. Et c’est à nous de respecter sa volonté et de croître. La véritable puissance de Dieu serait alors celle de l’homme qui grandit avec Dieu dans son cœur ? En tous les cas, l’homme aurait dans son cœur le reflet infiniment grand de son créateur. L’homme est alors la frontière entre les deux infinis. Il ressort de tout cela qu’être limité donne un pouvoir supérieur par rapport à celui qui est infini ! »

    Le voyageur était pensif. Si cette stèle était révélée au monde. Ce serait le plus grand schisme parmi les religions de la terre. Fini le pouvoir des hommes sur les hommes et la crainte de Dieu. Elle avait donc été placée sciemment dans ce lieu. Ce lieu même avait-il été créé pour abriter cette révélation, pour la mettre à l’abri ? Et dans ce cas, quelle était la raison de sa présence ? Était-il ici pour rapporter la connaissance dans son propre monde ? Et dans ce cas, le laisseraient-ils faire ?

    Le voyageur entreprit de le découvrir, il se fit enquêteur et, du tac au tac, posa ses questions :

    « – Qui vous a enseigné votre science ?
    – Les pères de nos pères, les mères de nos mères, depuis toujours.
    – Qui a déposé cette stèle ici ?
    – Nous sommes les gardiens de la stèle au plus lointain de nos souvenirs.
    – Qui a créé ce monde ?
    – La réponse est inscrite sur la pierre, voyageur.
    – Quel est mon rôle ?
    – Tu le découvriras par toi-même.
    – Comment repart-on de cette île ?
    – Celui qui arrive par l’eau repart par l’eau ; l’eau délimite notre monde, elle en est le début et la fin ; l’eau est l’infini.»

    Une lueur subtile dans le regard du voyageur. Dans leur langue, l’eau avait plusieurs consonances. Il y avait différents mots pour l’eau selon sa direction, en haut, en bas, autour. Dans la réponse de l’ancien, ces mots résonnaient comme une carte, comme une orientation. Il y avait là un sens. Il nota cette information dans sa tête ; il savait qu’elle lui servirait plus tard.

    « D’où vient l’eau des rivières ? Du centre de l’île ? Qu’y a-t-il au sommet de l’île ? Existe-t-il un passage qui mène au cœur de cette terre ? Mais oui ! L’île a l’air d’être le centre de ce monde, c’est encore plus près du centre qu’il faut aller ! »

    Les uns et les autres se concertèrent silencieusement. Enfin, la cheftaine s’adressa au voyageur. « Demain, nous te conduirons. Mais, avant, il faut nous préparer à l’expédition. Il y a quelque chose de sacré dans ce lieu. Sacré et dangereux aussi. Dangereux pour nous, les femmes. Les hommes nous protègent cependant et tu es un homme. Rentrons au village à présent. »

    Le groupe reprit le chemin du retour. Celui qui arrive par l’eau repart par l’eau pensait le voyageur. Un monde créé et délimité par l’eau ? Qu’est-ce que cela signifiait réellement ? La nuit était l’attente de nombreuses questions. L’aube apporterait peut-être une réponse. Le voyageur savait qu’il n’avait pas encore rencontré la véritable force qui avait créé ce monde, qui l’y avait plongé et encore moins ce qu’elle attendait de lui.

    Le voyageur marchait seul sur la plage cette nuit, il n’arrivait pas à dormir. Beaucoup de questions dans la tête. Dans sa tête humaine. Cette arrivée non désirée dans cette île d’où l’on ne pouvait s’échapper. Ces gens très communicatifs, trop même. Cette révélation révélée beaucoup trop facilement. Hasard ou préméditation ? Il finit par se persuader qu’il avait malgré tout besoin de repos. Son esprit avait besoin de faire le point et de décanter. Mais il savait, à présent, que son combat ne faisait que commencer. Combat ? Il n’était pourtant que le voyageur. Serait-ce son don d’observation qui était mis à contribution ? Il rentra chez lui. Elle l’attendait. La fièvre dans le corps, il s’abandonna. L’amour panse les plaies, l’amour soulage, l’amour rend fort.

    Le conquérant

    Le conquérant se réveilla avant son tour de garde. Il se leva et écouta. Le silence de la nuit. Rien n’avait bougé depuis qu’il s’était endormi. Apparemment. Il se dirigea vers la sentinelle.

    « – Rien à signaler ?
    – Non. Il fait trop sombre. J’ai essayé d’augmenter les lumières pour mieux distinguer les détails des parois mais je ne voulais pas vous réveiller.
    – Il est certain que la lumière du jour ne nous atteindra plus désormais. Nous allons attendre que tout le monde soit réveillé et nous déciderons alors de ce qu’il convient de faire. »

    Le garde rejoignit les autres, laissant le conquérant seul gardien dans la nuit. Il se retrouvait en cet instant. Il était dans une période d’attente. Il le savait. Il connaissait cette sensation. Elle faisait partie de sa vie. Il faisait l’équilibre entre ses doutes et ses évolutions. Bien sûr, ils pouvaient descendre sans fin, sans intérêt, sans but. Bien sûr, il avait senti l’opportunité, la coïncidence subtile de la rencontre avec l’au-delà, l’ailleurs, l’autre. Mais il ne pouvait risquer ainsi la vie de ses compagnons, de son amie, de ses guerriers. Il avait la responsabilité des échanges, de l’initiative, de la force motrice. Il se concentra sur lui-même, à l’intérieur de lui-même. Il chercha l’ouverture au plus profond de son être.

    Elle s’était réveillée. Elle ne le chercha pas ; elle savait où il était. Sans un bruit, elle se leva et s’approcha à pas légers vers son ami. Elle le sentait préoccupé et plongé dans l’incertitude. Elle s’assit à ses côtés et lui prît simplement la main.

    Sa présence fit sortir le conquérant de ses pensées. Ils ne disaient rien. Ils restaient ensemble dans le silence des ténèbres. Seules les vibrations et le craquement de la nacelle leur rappelait leurs origines. La montgolfière descendait imperturbablement dans sa course aveugle.

    Il faisait plus chaud à présent. C’était indéniable. Plusieurs heures avaient passé, le conquérant avait fini son tour de garde, il avait été relayé et s’était rendormi. À son réveil, il remarqua tout de suite la différence de température.

    « Il y a une lueur en bas. Elle est très faible » dit le conquérant. Il alla s’enquérir auprès du scientifique de la distance parcourue depuis leur départ. « C’est difficile à formuler en raison de l’impossibilité de nous repérer depuis le début. Mais à supposer une descente de 10 kilomètres par heure environ et une journée écoulée, cela nous donne approximativement un parcours de 240 kilomètres sous la surface de la terre. Ce qui me semble formidable. Mais, à cette distance, nous aurions dû rencontrer des nappes volcaniques. »

    « À moins que la lueur au-dessous de nous ne soit le feu de l’enfer ! » soupira le commandant qui tenait mal en place dans l’attente.

    « Il n’y a pas de feu dans nos légendes. On y parle du domaine des dieux mais il n’a jamais été question de feu ! » Précisa la princesse, comme pour les rassurer.

    Le conquérant réfléchissait rapidement. « Prenons la plus longue corde et lestons la. Puis laissons la descendre et attachons l’autre bout. Ainsi, si la tension de la corde faiblit, nous saurons qu’il y a quelque chose en dessous. »

    « S’il y a quelque chose, ce n’est certainement pas du feu » annonça l’écologiste. « Voyez les parois : De la moisissure, une sorte de mousse ? En tous les cas c’est verdâtre et végétal. Impossible de trouver ça ici si nous étions dans une cheminée volcanique ! »

    En effet, la consistance des parois avait changé et on commençait, enfin, à les apercevoir sorties des ténèbres. La lumière continuait de s’intensifier. La chaleur également. L’air devenait tempéré. C’était comme un matin. Comme le point du jour qui achève la nuit mais, sans soleil.

    « La corde se relâche, il y a quelque chose en dessous ! » Hurla le commandant.

    « Augmentez la puissance du brûleur ! » ordonna le conquérant. « Il faut freiner notre descente. »

    La longueur de la corde avait été calculée. La chute fut amortie et, lorsque la nacelle atteignit le sol, ce fut en douceur. Pendant l’arrêt de leur vaisseau, ils avaient été tous attentifs à leur propulsion et au sol qui se rapprochait. Lorsqu’ils eurent atterri et qu’ils eurent immobilisé la montgolfière par des ancres et des grappins, ils regardèrent enfin autour d’eux.

    C’était incroyable ! Ils avaient atteint une vaste cavité baignée d’une lumière blanche qui semblait venir de toutes les directions à la fois. Un parterre fait d’une herbe très courte et aux feuilles assez larges. La botaniste en préleva immédiatement un échantillon. Tout autour, le paysage se fondait dans la lumière. Seul un côté offrait la perspective de quelque chose qui aurait pu s’apparenter à des constructions. Ils laissèrent les brûleurs en veille afin de pouvoir repartir précipitamment. Un des guerriers, armé d’un fusil en guise de signal, resta à l’affût dans la nacelle. Ils prirent quelques provisions et partirent en direction de la cité incertaine. Ils marchèrent une heure environ dans le silence.

    Dès l’entrée dans la citadelle, toujours le silence. On aurait pu croire à une ville morte cependant, rien ne montrait une activité passée ou actuelle. Les pierres étaient nues, parées de couleurs chaudes. Les murs étaient intacts. Pas de porte, pas de fenêtre, des ouvertures aveugles donnaient aux maisons un regard incertain. Les constructions étaient très grandes, très hautes. Comme si des géants avaient érigé leur cité. Ils arrivèrent bientôt sur la place principale du village étrange. Les grandes rues s’y concentraient. De vastes allées très lumineuses. Pas d’ombre. Comme si la lumière venait de partout à la fois. Tandis qu’ils projetaient leurs regards, l’homme de science était à la recherche d’indices, d’inscriptions, de traces de civilisation.

    « Tout cet endroit ne cadre pas ! » déclara l’écologiste. Les pierres et les murs ne sont pas érodés, la poussière et la moisissure ne recouvrent rien. Comme si cela avait été figé pour l’éternité. C’est comme si nous marchions dans une photographie. À première vue, on a l’impression que tous les habitants de la cité se sont cachés, emportant avec eux toutes leurs richesses. En revanche, vu la proportion suffisamment vaste de cette cité, cette hypothèse est extravagante. J’ai l’impression qu’on nous cache quelque chose. Cette ville est apparemment abandonnée, je dis bien ‘apparemment’. Aucun signe de mort ni d’abandon n’est visible. Ou alors, quelqu’un a voulu nous faire une mystification gigantesque en nous bâtissant ce décor. »

    Le conquérant ne disait mot, il ne parlait pas. Les paroles de la femme biologiste reflétaient sa propre pensée. Quel était cet endroit ? Qui étaient ses habitants ? Que voulaient-ils cacher ? Que voulaient-ils vraiment ?

    Ils continuèrent à explorer les environs. Aucune trace de vie. Nul indice d’une civilisation. Sur la place du village, une construction singulière se dressait comme un signe d’autorité. Ils gravirent les marches qui y conduisaient. Toujours ce silence ! Lorsqu’ils parvinrent à l’entrée, nulle porte ne leur barrait la route. Ils entrèrent et débouchèrent dans un grand couloir plein de lumière. Au fond, une autre porte d’où irradiait un rayon vert. Ils avancèrent prudemment. Lorsqu’ils furent près de la porte, le faisceau était plus profond. Ils franchirent alors la dernière porte et pénétrèrent dans une immense salle voûtée. D’énormes piliers supportaient des arcs impressionnants. Au centre, sous le dôme, une dalle gigantesque, parfaite, rayonnait d’un vert très intense. D’un vert émeraude. À l’instant où le conquérant s’avançait pour toucher la table de pierre de sa main, ils entendirent distinctement un chant. Ils se regardèrent tous interloqués, tous les sens aux aguets. Seule la princesse restait calme. Elle se dirigea aussitôt vers la sortie. Tous lui emboîtèrent le pas. Lorsqu’ils sortirent, ce fut pour assister à un spectacle insolite.

    Au plus haut du plafond de la caverne fantastique, des hommes lévitaient. Ils étaient assez nombreux, une centaine. La princesse levait les bras pour les accueillir. Lentement, ils descendirent. Lorsqu’ils eurent tous atterri, leur chant se tut et la cité changea de couleur.

    Le conquérant resta sur la défensive. Il les avait reconnus. C’étaient bien le peuple d’en haut qu’il avait déjà rencontré. Quelle était cette comédie, ou plutôt, quels étaient leur but ? Il était le conquérant ; il se retrouvait pion dans un jeu qui n’était pas le sien. « Le véritable enjeu de la bataille se présente maintenant » pensa-t-il.

    Le maître

    Le maître observa l’endroit où ils étaient tous rassemblés. Très lumineux. Un blanc éclatant. Pas de mouvement perceptible. C’était comme s’ils étaient immobiles. La pièce était de forme circulaire. Pas trop grande. Une dizaine de mètres de diamètre. Des sièges étranges mais très confortables étaient arrangés sur la circonférence et dirigés vers le centre. Chacun s’assit à sa place.

    Rien ne se passait, apparemment. Ils se retrouvaient seuls, se regardant les uns les autres. Tout était calme ; pas de bruit ; pas de nouvelles. Le maître, alors, se leva. Il avait compris.

    « Mes amis, je dois vous expliquer et vous faire comprendre que nous avons tous autant de mal à correspondre avec nos hôtes qu’ils en ont à communiquer avec nous, pour l’instant. Je vous propose tous d’être détendus, réceptifs et d’offrir la paix de vos cœurs. Les liens sont en train de s’établir. Nous devons les concrétiser et les sentir germer en nous. »

    À ses mots, la magicienne se leva de son siège. Elle se plaça au centre du cercle et très lentement d’abord, harmonieusement ensuite, inspirée enfin, elle se mit à danser. Tandis que son corps évoluait, chacun se détendit et se mit en vibration avec elle. Chacun observait les volutes captivantes de sa danse et ressentait dans son propre corps les mêmes rythmes. Se concentrer sur elle leur permettait de s’accorder les uns et les autres. Lorsqu’ils furent au diapason, la voûte s’éclairât.

    D’abord des formes surgirent du néant. Leur taille augmentait et diminuait sur un rythme indéterminé. Puis, ce fut un ballet de contours et de figures. La lumière devenait de plus en plus intense. Finalement, trois formes se stabilisèrent et prirent, chacune, une apparence humanoïde.

    Dans le silence qui s’ensuivit, l’initiée commença son chant. D’abord des sons à bouche fermée puis une voix claire et primitive, enfin, une mélodie rythmée. Particulièrement rythmée. Suivant la mesure inspirée, ils s’alignèrent autour de la voûte afin de former une figure remarquable. Au fur et à mesure que chaque compagnon s’accordait, une couleur émergeait, différente pour chacun. Quand le maître ferma la figure, les couleurs devinrent d’un blanc éclatant, comme au commencement, et la pièce dans laquelle ils étaient rassemblés s’effaçât. Ils étaient passés.

    « Soyez les bienvenus, hommes et femmes de la Terre ! »

    Une assemblée de personnages difficiles à discerner tant la lumière était à la fois forte et dépourvue de contrastes. Il régnait une paix douce et accueillante. Bien plus que cela. Il se dégageait de l’assemblée insolite un amour qui irradiait non seulement le lieu mais chacun de ses habitants. Les invités terriens étaient dans l’accord et en goûtaient plaisamment la consistance. Trois êtres plus petits. Des enfants ? Ils s’avancèrent présentant un plateau chargé de cristaux. À chacun des terriens un cristal fut offert. Chacun des minéraux reflétait une couleur différente. L’initiée se vit offrir une pierre d’un indigo profond, la femme médecin était ravie de son émeraude, la magicienne porta sa pierre bleue sur son cœur, la reine accueillit son rubis, l’ermite se recueillit et referma sa roche jaune dans les mains et sur ses seins tandis que l’astronome se reliait à son étrange caillou orange. Puis, les hommes acquirent leur présent. Des roches brunes et noires ; celle du maître était blanche. Chacun se focalisa sur son symbole de communication. Enfin, le maître prit la parole et s’adressa à ses hôtes :

    « – Quel est le lieu dans lequel nous nous trouvons ? Sommes-nous sur une autre planète ?
    – Pas tout à fait, répondit l’être de lumière qui s’était approché. Afin d’être le plus clair possible, nous allons nous présenter. Nous sommes des créateurs de mondes. Voyez-vous, après avoir, comme vous, vécu et progressé à la surface de la terre, nous avons gravis et expérimenté tous les échelons de la vie humaine et nous avons découvert la quintessence de notre vie. Nos cœurs se sont épanouis, nos yeux se sont ouverts, nos sens se sont développés. Nous avons alors quitté le monde terrestre non pas pour un autre monde matériel. Nous avons appris à créer des mondes. Aujourd’hui notre civilisation profile des univers dans lesquels nous nous établissons. C’est l’étape actuelle de notre connaissance. Bientôt, nous le savons, il y aura de nouvelles dimensions que nous acquerrons et qui nous porterons sur d’autres plans. Mais pour le moment qui nous importe, le moment où nous vous accueillons, nous vous souhaitons la bienvenue dans ce monde nouveau qui est le nôtre.
    – N’avez-vous plus aucune base terrienne ?
    – Autrefois, nous avions beaucoup de cités à la surface de la terre. Puis, vous vous êtes multipliés et vous avez progressé sur les continents. Alors, nous avons commencé à nous dissimuler, puis à nous enfouir très loin dans les profondeurs. Nous utilisions encore la voie des airs pour communiquer. Enfin, nous avons émigré nos postes sur une planète de votre système jusqu’à en sortir définitivement et physiquement pour la plus grande partie ; des relais sont toujours en activité, toutefois. Nous sommes toujours en relation dans d’autres dimensions avec vous. Nous n’avons jamais rompu le contact. Nous sommes les veilleurs. Cependant, bien que toutes les précautions aient été entreprises, deux de ces arrières-postes ont été accidentellement mis en relation avec des hommes de la terre. Deux coïncidences ? Une troisième porte a été franchie également. Un homme de votre planète est en train d’atteindre la conscience pour devenir créateur de mondes et par conséquent donner ce pouvoir à votre civilisation. »

    Tandis qu’ils parlaient, l’environnement avait changé. À présent, des tables s’étaient concrétisées. Des sièges autour. De grands plateaux étaient disposés sur les tables. Des couleurs chaudes et attirantes se dégageaient de ces plats. D’autres êtres, maintenant, étaient apparus. Ils échangèrent un signe avec les trois représentants.

    « Venez à présent, nous vous avons préparé une collation. »

    Ils s’approchèrent des tables. Des essences agréables s’en échappaient soutenues par un effet d’arrangements de ces couleurs chaudes accueillantes. Il y avait des fruits, tartes et gâteaux. Il y avait tout un jeu de consistances et de saveurs. Ces substances nouvelles étaient l’aboutissement d’une civilisation très avancée.

    Lorsqu’ils eurent terminé les agapes, le décor changea de nouveau. Ils se retrouvaient à présent dans une grande clairière bordée d’arbres majestueux. L’air était très doux et le sol absorbait leur pas. L’herbe était très duveteuse. Ils furent priés de s’asseoir. La pelouse épousait la forme de leurs corps comme un coussin moelleux.

    « Je vais vous révéler, maintenant, la raison de votre présence ici, ce que nous attendons de vous et ce que nous allons vous apporter. »

    En prononçant ces mots, les êtres étaient tout sourire. Comme s’ils avaient attendu cet instant avec beaucoup de patience et d’amour.

    « Nous y voilà » pensa le maître. Il sentait la signification de ces paroles. Il se concentra sur l’âme de leur confrérie. Sans les regarder, il savait que ses compagnons faisaient de même. Ils avaient besoin d’être ensemble. En unissant leurs ressources, ils allaient affronter leur destinée.

    Le sage

    Le sage avait froid. Il avait les pieds couverts de boue. Il était sale et ne s’était pas lavé depuis plusieurs jours. Depuis plusieurs jours où il était bloqué avec d’autres compagnons de fortune. Ses vêtements ruisselaient de sueur et de boue. La morsure du froid avait altéré sa peau. Les balles sifflaient à ses oreilles et les obus détonnaient à l’horizon. Quelquefois c’était tellement près que la terre tremblait sous ses pieds. Il faisait nuit. Il avait été décidé que l’attaque aurait lieu de nuit. Il avait été désigné avec d’autres pour participer à l’assaut. Il avait vu la mort frapper plusieurs de ses camarades. Il avait vu l’horreur de leurs blessures. Lui-même n’avait pas encore été touché. Ils n’avaient plus de nouvelles depuis longtemps. Ils étaient acculés et les ordres étaient d’avancer. Le signal de la charge explosa dans ses oreilles. Tous ensembles, ils se ruèrent l’arme à la main. Lorsque la rafale de mitraillette lui perfora l’abdomen, il eut d’abord l’impression que l’on déchirait l’univers. Lorsqu’il sentit sa chair éclater sous l’impact des balles, il eut l’impression que l’on éventrait la terre. Lorsque son souffle fut tranché, il eut l’impression que le temps s’était figé comme arrêté par la main de Dieu. La douleur avait été tellement forte et tellement courte qu’il resta longtemps avant de comprendre qu’il était mort.

    Il flottait tout en se sentant relié au monde terrestre qu’il venait de quitter brutalement et au creuset du monde d’où il appartenait. Le passeur qui se tenait à côté de lui le rassura.

    « La première fois, tu ne te rends pas compte tant est la brièveté du moment du passage. C’est parce que tu es très attaché à ce que tu quittes et extrêmement étonné de ta nouvelle situation. Tu viens de franchir pour la première fois de ton existence la frontière. Les deux états opposés sont trop forts pour que tu puisses discerner le passage. C’est pourquoi, si tu le désires, nous allons faire une expérience alchimiste et réitérer l’expérience jusqu’à ce que le temps infiniment nul du passage s’ouvre à toi et devienne infiniment grand ».

    Le sage tendit sa main. Il était alchimiste.

    Le froid encore. Le froid lui transperçait le corps. Ils étaient en marche depuis des jours et des jours. La colonne était interminable. Leur empereur les avait amenés aux confins du monde. Leurs pas ralentissaient d’heure en heure. Déjà, plusieurs avaient succombé au froid, à la faim, à leurs blessures. Lui, il continuait encore à mettre un pas devant l’autre. Un pas insensible. Il ne sentait plus ses pieds. Ils avaient commencé à geler depuis la veille. Il savait que l’heure où il ne pourrait plus bouger ses jambes était proche tant la douleur du gel remontait dans ses membres. Il n’avait plus la force de penser ni de regretter son sort. Il ne verrait pas le soleil se coucher ce soir. Il ne le verrait plus jamais. Ses forces le lâchaient petit à petit. Au début, il avait trouvé un peu de vigueur, un peu d’espoir. Puis, la mort avait entamé sa chair. Comme un chant final qui va decrescendo, comme la flamme diminue lorsque le feu n’a plus rien à dévorer, il sentit le souffle de sa vie devenir un point infime. Ses jambes fléchirent, il tomba en arrière, il eut juste le temps de percevoir son âme exister d’une brève étincelle sans espace et sans durée.

    Lorsqu’il se retrouva avec le passeur, il était songeur. « Pourquoi la mort fait-elle si mal ? ». Le passeur écouta sa question. Il mit un temps avant d’y répondre. « Ce n’est pas la mort qui fait mal. Ni le mal en lui-même d’ailleurs. Le mal n’est rien par lui-même. Le mal existe du fait que nous l’affrontons. Plus nous combattons le mal et plus il devient fort. Le mal est une frontière inexistante entre deux mondes. Un seuil. Si nous tentons de le combattre, si nous tentons une répression contre lui, alors nous lui donnons une existence. Et plus nous resserrerons l’étau contre lui et plus nous jouerons un jeu négatif et plus nous augmenterons la douleur qu’il provoque en nous. Arrête de voir le mal comme un ennemi. Tu l’as déjà expérimenté lors de ton premier passage. Vois-le comme la limite subtile entre deux univers et passe de l’un à l’autre sans le craindre. Au pire, comme la douche glacée d’une cascade qui cacherait un passage. »

    Il faisait toujours et encore froid. Mais ils étaient mieux équipés. Ils étaient tous à cheval. Leurs vêtements de peaux et de fourrures les protégeaient de la morsure glaciale de l’hiver. Ils avaient déployé leurs lignes devant la ville endormie. Le raid allait avoir lieu aux premières lueurs de l’aube. Ils avaient mangé leur viande crue afin de ne faire aucun feu qui aurait trahi leur présence. Les armes étaient sorties des fourreaux, les chevaux étaient frais. Au signal, tous poussèrent leur cri de guerre. On les appelait barbares, ils s’appelaient hommes de courage. Leur chef était considéré comme sauvage, ils le voyaient comme un réconciliateur. Ils s’élancèrent tous ensemble comme un seul. Ils prirent leurs ennemis par surprise. La victoire leur était acquise. Lorsqu’il fut transpercé par la lance de l’adversaire, il sentit ses organes éclater, son corps se crever, sa vie imploser dans l’acier qui le pénétrait et exploser avec son sang et ses tripes qui se déversaient sur le sol. Il mourut au combat d’une mort détonante. Un temps lui fut nécessaire pour s’apercevoir qu’il était disparu de son monde.

    Le passeur établissait toujours le relais. « Le passage a été beaucoup plus bref, cette fois-ci. Il faut que tu prêtes attention à la manière dont il se déroule ; à son mécanisme. Lorsque tu passes de la vie à la mort, tu empruntes une direction nouvelle, tu découvres en réalité une nouvelle dimension. Concentre-toi sur le passage et non sur le début et la fin. C’est le passage qui marque l’ouverture, qui élève l’esprit. Tu dois apprendre et maîtriser. Ta première mort était souffrance, tu n’avais pas demandé à être là. Pour la deuxième mort, bien que la souffrance soit encore présente, tu avais décidé de suivre ton chef. Tu es beaucoup plus acteur et volontaire dans la troisième. Ces trois morts t’ont permis de discerner la différence. Cette différence est le passage. »

    L’air était glacial mais ils en étaient protégés par leur équipement et leur habitude du climat. Ils étaient sur leurs terres et avaient tous décidé d’offrir leurs vies pour la défendre. L’ennemi les acculait chez eux, ils allaient leur montrer leur courage. Il fit faire quelques moulinets à son glaive afin de mieux l’associer à son poignet puis, il le remit au fourreau. Il sella son cheval et vint se poster avec ses camarades. Il sentait la puissance de ses muscles prêts pour l’attaque et pour la défense. Au signal, ils s’élancèrent comme une vague guerrière. Les tournoiements de son épée décapitaient, tranchaient, tuaient. Lorsqu’il s’élança, ensuite, à pied dans la bataille, sa lame frappait toujours. Lorsqu’il fut entouré d’ennemis, elle frappait encore. Lorsqu’ils se rapprochèrent et le tuèrent, elle était éternellement dressée vers le ciel. Au premier coup, il sut que sa vie le quittait. Au deuxième il comprit que son combat était terminé. Au troisième il perçut qu’il avait gagné. Il ne sentit pas le quatrième car il avait ouvert la porte.

    « Alors, comment as-tu ressenti le passage ? » lui demanda le passeur avec compassion. Le sage répondit immédiatement, fort de sa dernière expérimentation. « Le passage est très étroit, pris entre les deux mondes de la vie et de la mort. Il ouvre une nouvelle dimension que l’on ne peut voir si l’on est en vie et qu’on ne voit plus lorsqu’on est mort. C’est à l’instant intemporel du seuil qu’on peut l’atteindre et le découvrir. C’est comme si un troisième œil s’ouvrait dans un temps figé. » Le passeur sourit de sa haute taille. « Maintenant, tu es, toi aussi, un passeur. Tu as ouvert ton âme à une nouvelle dimension. C’est le résultat de l’expérience du feu. Tu vas apprendre à connaître ce pouvoir davantage. » Ainsi, le sage se préparait mentalement à grandir dans son apprentissage.

    Le vent glacial du désert avait chassé le feu dévorant du soleil. À présent, seuls les feux des étoiles perçaient la voûte céleste. L’astre du jour reviendrait le lendemain s’ils donnaient tout leur courage dans la bataille. On le leur avait dit. Ils étaient tous prêts à donner leur vie afin que renaisse le jour. Ils s’étaient positionnés derrière la crête des rochers découpés par les rafales de sable. L’ennemi était en bas. Ils s’étaient déployés en arc, comme une gigantesque tenaille. Lorsque le signal d’attaque fut lancé, ils bénéficièrent de l’effet de surprise et frappèrent sur plusieurs fronts à la fois. Chaque fois qu’il abattait son arme il voyait la vie de son ennemi partir. Chaque fois qu’il donnait la mort, il voyait l’âme de son adversaire se dégager et partir dans une brèche de l’espace. Lorsqu’il fut frappé à son tour, il ne mourut pas tout de suite. Au fur et à mesure qu’il quittait son corps, il expérimenta ses mouvements. Il allait et venait dans et hors de son corps. Cela devenait de plus en plus difficile d’y rentrer. Lorsqu’il n’y parvint plus, il comprit qu’il était mort. Il vit l’ouverture et rejoignit celui qui l’attendait.

    « Tu te demandes pourquoi la guerre ? » lui demanda le passeur. « Lorsque le vieil homme meurt, le passage s’effectue naturellement d’un potentiel vers un autre. Généralement, le corps est las de la vie et sa vie s’écoule comme l’eau d’un fleuve vers la mer. Lors d’un accident brutal, le passage est trop soudain, trop rapide pour le discerner. Nombreux sont ceux qui ne le réalisent que longtemps après. La guerre est une énorme machine de mort. On y donne la mort ; on y reçoit la mort. L’homme est acteur de sa propre vie. Ce baptême de feu permet de comprendre et réaliser le passage. C’est la raison pour laquelle tu as revécu toutes les batailles dans lesquelles tu as participé. L’expérience a été répétée jusqu’à ce que tu accomplisses ton entreprise. Maintenant que tu maîtrises le passage, tu vas apprendre à créer des mondes.

    Le sage ne disait rien pour l’instant. Il était heureux et il ressentait la tristesse l’envahir. La tristesse de ses vies passées, de ceux qu’il avait rencontrés, du bonheur qu’il y avait trouvé. Il laissa le chagrin lui rappeler la marque de l’amour. « Je suis à l’entrée du chemin. Je l’ai foulé de mes pieds et j’y suis entré. C’est maintenant que je vais véritablement quitter ma demeure humaine pour acquérir mon évolution ». Il laissa cette dernière pensée rejoindre celles qu’il portait en son cœur.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE MARS

    Quand le soir couvre son domaine de son ombre sur les collines,
    Les maîtres aiment lever les yeux, parcourir, contempler les terres.
    Ils annotent au fil des semaines la progression, la discipline
    De bon ton, à peine orgueilleux, qui marque x son ministère.

    C’est la lumière qui se condense, la lumière qui s’obscurcit
    Et devient l’énergie première, celle qui régit la matière.
    C’est la lumière qui se fait dense, qui ralentit, qui raccourcit
    Jusqu’à devenir la charnière de la physique tout entière.

    Le voyageur

    Le voyageur rassura ses compagnons. Il était très calme et leur parla d’un ton protecteur.
    « Ne vous retournez pas. Ne faites pas de geste brusque. Montrez-vous pacifiques. »
    Il salua les guerrières en essayant plusieurs langues. L’échange s’éternisait ; les femmes ne bougeaient pas. Le voyageur leur tendit alors ses mains. Surprises, les femmes se mirent alors à parler entre elles. Une langue totalement incompréhensible pour le voyageur qui, pourtant, en connaissait plusieurs et des plus variées. Bien qu’hermétique, cette langue inédite sonnait très agréablement à l’oreille. Les sons étaient riches. Une grande utilisation des voyelles. Succession de phonèmes des plus graves aux plus aiguës.
    Par gestes, elles désignèrent les étrangers et les invitèrent à les suivre. Le voyageur incita ses compagnons à obéir. L’étrange communauté marchait d’un pas alerte. Le voyageur en profita pour observer les amazones. Elles étaient à peine vêtues. Leur tenue se limitait à un pectoral très joliment décoré qui retombait sur leurs seins mais sans les cacher. Ensuite une ceinture large où s’accrochaient couteaux et autres outils à première vue mystérieux. Enfin, une culotte de cuir. Une autre ceinture leur barrait le torse en supportant, dans leur dos, un carquois admirablement décoré lui aussi. Pour terminer leur équipement, des bottes de peau, très efficaces, leur permettaient des enjambées sûres et précises. Chaque femme était d’une grande beauté. Elles paraissaient à la fois fières et farouches entre elles ; pourtant, lorsqu’elles s’adressaient aux étrangers, il y avait comme de la douceur dans leurs regards.

    Après une heure de marche, ils arrivèrent au village. D’après la position du soleil, il se situait sur la rive opposée de l’île. Aux alentours du village, des jeunes hommes et des jeunes filles riaient ensemble sur la plage. D’autres s’élançaient avec beaucoup de gaîté dans les vagues. Leurs vêtements de plage se réduisaient au strict minimum : ils étaient nus.

    Le soleil commençait à se coucher. À l’est évidemment. Lorsqu’ils eurent atteint le centre du village, une très vieille femme s’approcha d’eux. Elle avait dû être très belle autrefois car son visage reflétait toujours une intelligence juvénile. De plus, son corps, bien que ridé, conservait encore des proportions honorables. Elle se rapprocha des étrangers un par un. Lorsqu’elle fut devant le voyageur, elle parla avec les mêmes mots mélodieux que ses guerrières ; malheureusement toujours incompréhensibles pour le voyageur. Par gestes, la vieille dame les invita à la suivre dans une grande hutte tapissée de nattes. Tous s’assirent en cercle. On commença à faire circuler des plateaux de fruits acides avec des coquillages. Le tout agrémenté par une boisson translucide, laiteuse au goût doux-amer qui s’alliait très bien avec le plat. Cela étant, les plats s’enrichirent de poissons très variés aux saveurs subtiles. La boisson avait, alors, une autre teinte, toujours laiteuse et translucide mais au goût un peu plus légèrement salé et acide. Mais le mariage avec les plats était toujours aussi réussi. De remarquables sommelières pensait le voyageur.
    Tandis qu’ils mangeaient, de magnifiques danseuses se placèrent au centre du cercle et saluèrent respectueusement la vieille femme que toutes considéraient comme leur chef. La danse débuta par des mouvements qui avaient plus l’air de mouvements de gymnastique que de danse. Beaucoup de mouvements abdominaux et pectoraux. Bientôt, chaque guerrière se leva et participa au rituel. Elles chantaient à bouche fermée. Le voyageur comprenait à présent la raison de leurs ventres plats et musclés ainsi que leurs poitrines galbées et fermes. Cependant, il remarqua qu’il n’y avait pas d’hommes à part eux-mêmes dans l’enceinte. Pourtant, il en avait vu avant de pénétrer dans le village. Étaient-ils mis à l’écart ? N’étaient-ils pas concernés par la réunion ? Sans langage commun, ses questions resteraient sans réponse.
    Lorsque les danses furent terminées, la nuit était entamée depuis longtemps. La cheftaine se leva et s’adressa à l’une de ses guerrières. Celle-ci vint vers les étrangers et leur fit signe de la suivre. Elle était très belle. Elle les conduisit à une hutte assez grande pour quatre personnes et tapissée de nattes et de coussins moelleux. Elle leur désigna les emplacements par des mouvements de ses mains en montrant chacun des compagnons. Durant tout ce laps de temps, le voyageur la contemplait. Jamais il n’avait vu femme si belle. Il se rapprocha d’elle. Posa sa main sur sa propre poitrine puis, sur celle de la femme. Il mit ensuite ses doigts sur sa bouche et lui tendit la main en lui souriant. La jeune guerrière fut surprise. La pointe de ses seins se durcit et révéla au voyageur un désir naissant. Elle lui prit alors la main et l’emmena avec elle laissant les trois marins s’installer ensemble.

    Un éclair dans la nuit. Une pluie très fine d’abord puis, dure, soutenue et enfin, l’orage. Durant toute la nuit la pluie tomba comme pour bercer la contrée et ses habitants. Ou, peut-être, pour les préparer.
    La nuit fut douce pourtant pour le voyageur et sa compagne. Leurs caresses rythmaient les élans de l’orage. Leurs baisers s’accordaient avec les éclairs incandescents. Leurs langages respectifs s’étaient effacés devant leur amour constructif. Ils s’aimèrent et vécurent leur nuit de tempête comme leur nuit de noces. La nuit était éternelle. Leur amour était éternel. Ils se sentaient unis devant le dieu du temps. Devant le temps, tout simplement.

    Aux premiers instants de l’aube, elle s’éveillât. Elle caressa le corps de son compagnon afin qu’il partageât, avec elle, les premières heures avant le lever du soleil. Alors, tous les deux se dirigèrent vers la plage et se baignèrent dans l’eau glacée de la nuit. Leurs corps ruisselants, ils sortirent de l’eau et réchauffèrent leur corps l’un contre l’autre. Le voyageur prit sa bien-aimée dans ses mains, l’embrassa et commença, d’abord par gestes puis, par son cœur à communiquer avec elle. Main dans la main, ils s’éloignèrent. L’apprentissage commençait.

    Toute la journée durant, le voyageur et sa compagne explorèrent les environs. Ils nommaient les objets, les animaux, les personnes qu’ils rencontraient. Le voyageur apprenait. Il commença quelques phrases. Un mot, d’autres mots. Un verbe, d’autres verbes. Une phrase, d’autres phrases. Son amie le corrigeait, l’approuvait, l’encourageait. Lorsque le soleil marqua la fin du jour, il conversait avec les habitantes du village qui étaient très communicatives.

    Il retrouva ses compagnons pour le dîner. Ils étaient heureux de le retrouver.
    « Alors voyageur ? » s’enquit le capitaine « Où étais-tu passé ? Qu’as-tu appris ? »
    Le voyageur les rassura. « J’ai appris leur langage. Leur langue est très intuitive. Elle utilise beaucoup les voyelles et chacune d’elle possède un sens très particulier. Par exemple le O est masculin et la A féminin. Ainsi OMO désigne l’homme et AMA la femme. Les enfants sont appelés EME ; le garçon EMO et la fille EMA. Le son OU désigne ce qui est petit et ce qui est en bas ; le I ce qui est grand et ce qui est en haut. Le É et le È à droite et à gauche. Le U vers l’avant ; le AU vers l’arrière. Les phrases sont courtes. Sujet, verbe, complément. Limitées à l’essentiel. Parfois seul le nom suffit, ou le verbe. Si le complément est important, il se place, seul, dans la phrase. Le vocabulaire est très logique et s’apprend très facilement. Cela ne ressemble ni à du latin ni à du grec ni à aucune autre langue connue. Pourtant, il y a comme des consonances voisines. En une seule journée, bien que j’aie encore des perfectionnements à accomplir, j’ai acquis suffisamment de connaissances pour pouvoir dialoguer et communiquer avec nos hôtes. C’est même très étrange. Je crois même pouvoir avancer que cet apprentissage rapide n’est pas une coïncidence. À mon avis, il a été créé artificiellement afin que chacun puisse très rapidement communiquer les uns avec les autres. Demain, ce sera votre tour. Puis, vous irez chercher le reste de l’équipage que nous formerons à leur tour. Maintenant que nous pouvons échanger nos idées, je suis persuadé que la lumière sur notre présence et sur l’étrangeté de l’île va être dévoilée. »
    Le capitaine et les deux matelots furent apaisés par les paroles du voyageur. Ils mangèrent tous ensemble. Comme la veille, des danses et des chants succédèrent au repas. Vers le milieu de la nuit, la belle guerrière prit la main du voyageur et l’entraîna au dehors dans la nuit. La lune existait aussi dans ce monde. Elle irradiait la plage. L’amour faisait partie de l’apprentissage.

    Au matin, le voyageur eut un entretien avec le capitaine. Celui-ci consultait ses cartes de marine et cherchait à trouver la position de l’île. « Voulez-vous faire une expérience, capitaine ? Prenez quelques hommes d’équipage avec vous et mettez le cap plein nord. Naviguez un jour ou deux, pas plus et revenez. L’expérience devrait nous donner une indication très intéressante et de la plus haute importance. » Le capitaine discerna là l’occasion d’entretenir le moral des hommes dans l’action. « L’action calme les nerfs et soulage la conscience » disait souvent ma mère, souligna le capitaine. Les provisions étant toujours à bord, ils purent partir aussitôt. Ils quittèrent la crique et partirent droit devant eux. Le voyageur regarda longtemps le navire atteindre l’horizon. « Nous serons peut-être fixés d’ici demain » pensa-t-il.
    Le lendemain, vers midi, un navire fut aperçu à l’horizon devant le village. À l’opposé de la crique d’où étaient partis les marins. Il s’approchait lentement. Lorsque la chaloupe fut mise à la mer et que le capitaine accosta sur la plage, le voyageur l’apostropha : « Droit devant sans dévier du cap, capitaine ?
    – Droit devant plein nord, voyageur ! Soit nous avons tourné en rond bien qu’ayant l’œil fixé sur la boussole, soit ?
    – Soit le nord n’est pas ce qu’il paraît être » répliqua le voyageur. »

    Il convenait, désormais, d’explorer l’île. Un magnétisme formidable les avait conduits dans ce lieu. Toute tentative pour l’éviter était, de toute évidence, impossible. Il fallait donc aller de l’avant. Il fallait aller au plus profond de l’île mystérieuse et découvrir son secret.

    « Qu’y a-t-il au centre ? » demanda le voyageur aux guerrières. Personne ne répondit. Il posa à nouveau la question à celle qu’il avait choisie. Elle était nerveuse et agitée. Cependant, par amour pour le voyageur, elle le conduisit vers la hutte de la cheftaine du village.

    Lorsqu’ils atteignirent la maison, la cheftaine les attendait sur le seuil de la porte. Elle connaissait déjà la question qui brûlait les lèvres du voyageur. Avant qu’il ait pu s’exprimer, elle fit un geste sur ses lèvres pour réclamer le silence. Elle paraissait à la fois ennuyée, déterminée mais soulagée.

    « Venez avec moi, tous les deux » ordonna-t-elle au voyageur et sa compagne. « Nous attendions votre venue depuis très longtemps. C’est un très grand honneur pour moi de représenter mon peuple. Et c’est un grand honneur que tu ais choisi ma fille pour t’accompagner. »

    Ils entrèrent et la porte se referma.

    Le conquérant

    Le conquérant se leva. La princesse endormie avait une respiration calme et profonde.
    Il sortit pour profiter des premières heures nouvelles de l’aube. Malgré tout ce qui s’était passé la veille et pendant la nuit, il était parfaitement reposé. Il fit quelques pas au dehors, marcha, traversa la place. Il aimait marcher et sentir sous ses pas le terrain. Il entendit hennir. Il s’approcha des écuries. Là beaucoup de palefreniers étaient affairés. Les boxes étaient d’une propreté remarquable ; les chevaux soigneusement brossés et alimentés avec soin. Il reconnut leurs montures et caressa affectueusement le cou de chaque animal. Il leur parla aussi. On s’occupait d’eux avec beaucoup d’attention autant que tous les autres représentants du cheptel. Il échangea quelques mots d’estime avec les garçons d’écuries. Ils lui offrirent du thé. Il but avec eux et sortit rasséréné.
    Lorsqu’il revint à son appartement, la fille était partie. Il se dirigea vers la pièce d’eau et se lava minutieusement. Une fois régénéré et rasé de frais, il alla directement à la salle à manger. La princesse était là. Elle se leva en lui souriant et l’invita à s’asseoir à ses côtés. Le déjeuner sentait très bon et le conquérant se sentait en appétit.

    Dès qu’ils eurent terminé leur déjeuner, ils sortirent ; laissant leurs compagnons à table. Lorsqu’ils furent dehors, ils étaient silencieux. La fille ne parlait pas. Elle était furtive, énigmatique. Silencieusement, elle le ramena aux écuries. Ils sellèrent leurs chevaux et fondirent dans la brume matinale. L’air était frais. Le conquérant appréciait cet air glacé qui lui cinglait les joues. Il appréciait énormément sa monture, le choc des sabots, la plaine déserte. Sa compagne, toujours mystérieuse, galopait devant lui. Il la suivait de près. Elle n’avait pas eu besoin de lui expliquer ni de le convaincre. Elle avait un dessein très précis. Il savait que son offrande de la nuit avait eu pour but de les rapprocher tous les deux. Elle avait besoin d’un homme, d’un étranger, d’un conquérant. Apparemment, elle n’avait pas trouvé chez ses congénères l’élu de son choix. Tout en courant à travers le désert engourdi, il savait qu’elle l’avait attendu, qu’elle l’avait trouvé, qu’elle allait l’emmener vers sa destination. Il était fier d’elle. Ému et honoré d’avoir ce rôle. Il était prêt et se sentait à la hauteur.

    Ils arrivèrent devant la grotte. De loin, on apercevait tout d’abord un monticule, comme une petite colline. Puis, le sol s’incurvait légèrement et, à la base, on distinguait une ouverture.

    Le gouffre était imposant, majestueux. On ne distinguait rien dans ses ténèbres. La princesse lui en fit la démonstration. Elle lança un gros morceau de rocher. Ils se firent silencieux. Rien. Pas un son, pas un bruit. Elle embrasa une torche et la lança de la même manière. Ils se firent attentifs. Ils virent la lumière de la torche devenir de plus en plus petite, de plus en plus lointaine jusqu’à ce qu’il fut impossible de la distinguer parmi les ténèbres.

    La princesse parla : « Selon nos légendes, les dieux habitaient au fond du gouffre. Fond qui était impossible à atteindre pour les hommes mortels. Il y eu même, il y a très longtemps, des sacrifices humains. Des prêtres et prêtresses précipitaient des jeunes hommes et des jeunes filles pour l’adoration des dieux. C’était il y a longtemps, très longtemps. De nos jours, il n’y a plus de crainte et le culte a disparu. En revanche, nous avons tous un respect pour cet endroit. Nous ne croyons plus que les dieux demeurent au fond de l’abîme mais nous pensons que, si les dieux résident quelque part sur la terre, alors, c’est sûrement ici. »

    Le conquérant réfléchissait rapidement. « Des cordes seront inutiles, c’est trop profond et le poids de chaque corde sera au-delà de leur propre résistance. Non, il nous faudrait un vaisseau, un radeau des airs. Une montgolfière ! Rentrons ! J’ai besoin de m’entretenir avec mes compagnons. »

    Ils enfourchèrent leur monture et revinrent au galop vers le village. Le cœur de la princesse battait très fort dans sa poitrine. Elle avait trouvé son héros.

    Lorsqu’ils revinrent au village, il convoqua ses compagnons et leur proposa son entreprise. L’homme de science se mit aussitôt à étudier les plans de leur vaisseau. L’écologiste composait la liste de l’équipement à emporter tandis que le commandant, méthodiquement, inspectait les armes. Le chef du village proposa trois de ses meilleurs guerriers. Il voulait, avant tout, protéger sa fille et, ensuite, compter sur ses propres observateurs.

    La confection de la montgolfière prit plusieurs jours. D’abord, il fallut concevoir la taille et la forme de l’enveloppe. Ensuite la fabriquer avec les moyens qu’offrait le village. Puis, ils durent imaginer et échafauder la nacelle. Enfin la puissance des brûleurs, les contrepoids, le lest.

    Une lune s’était passé lorsqu’un étrange convoi arriva auprès de la grotte. Les chariots chargés de matériaux insolites se groupèrent. Les passagers s’affairèrent longtemps. Chacun à sa tâche, chacun travaillant d’ensemble.
    Au matin, un navire singulier s’était dressé. La technologie employée semblait défier les lois de la nature. L’enveloppe était sphérique. Au-dessous, la nacelle accueillait huit passagers. Sur chacun des quatre flans, des gouvernails orientables, et articulés entre eux, permettaient des manœuvres précises dans les trois dimensions. Pourvus de brûleurs faisant office de réacteurs actifs, ils procuraient une navigation dynamique. Un brûleur principal était recentré, canalisé vers l’enveloppe. C’était la poussée principale vers le haut. Pour descendre, le calcul avait été très difficile. On avait imaginé un système statique de poids et de lests pour faire chuter la montgolfière pas trop vite ni trop lentement. Tout en tenant compte de l’accélération de la pesanteur. En cas de danger, un lien de sécurité permettait de se séparer instantanément du poids de lestage et, ainsi, de remonter le plus vite possible. Les gouvernes latérales détenaient la responsabilité de la descente rectiligne.
    Lorsque tout fut prêt, les quatre compagnons et la fille du chef escortée par les trois guerriers désignés étaient à bord. Au moyen de cordes, la montgolfière fut amenée au centre du gouffre. Puis, après un salut solennel à l’assistance, les amarres furent ôtées.

    « Le domaine des dieux nous est ouvert ! » clama le conquérant tandis que le vaisseau fantastique commençait sa descente.

    Il faisait froid. Très froid. Heureusement, parmi la charge étaient prévus des vêtements chauds. Ils s’empressèrent de les revêtir et allumèrent les lampes. La nuit était, maintenant, totale. Les parois rocheuses défilaient devant le radeau des airs. Le paysage monotone continua durant des heures et des heures. N’ayant rien d’autre à faire, ils sortirent leurs provisions et entamèrent leur premier repas aéronautique tout en devisant. Qu’allaient-ils trouver au terme de la descente ? Et pendant ? Avaient-ils prévus suffisamment de provisions ? Ils se retrouvaient un peu comme le jour d’avant leur départ. Leurs montres marquaient le soir tandis que le paysage de ténèbres continuait sempiternellement.

    « Montons la garde à tour de rôle et dormons ! Il vaut mieux préserver nos forces pour l’inattendu si toutefois il se montre demain. » Le conquérant, par ses ordres, clôtura les dernières conversations de la journée. Tous étaient fatigués. Ils baissèrent les lampes, laissant la dernière à la sentinelle puis, ils s’endormirent.

    Le maître

    Le maître parcourut des yeux le tour de la table. Il marqua une pause sur chaque regard de ses frères et sœurs. Il se leva, alla vers les fenêtres qui donnaient sur l’entrée du domaine. Il vit les lumières.
    « Je crois que nos visiteurs sont arrivés. »
    Il revint à la table et s’expliquât : « Comme je vous en ai averti, nous savons que des voyageurs étrangers à notre civilisation se rapprochent. Ils sont tout près. Avec l’aide de plusieurs médiums dont je vous ai parlé précédemment, j’ai pris l’engagement pour nous tous d’inviter leurs représentants. J’ai reçu une réponse positive qui m’indiquait la date d’aujourd’hui. Vous comprenez, à présent, pourquoi j’ai été si exigeant quant à votre présence ce soir. Il fallait que nous soyons tous réunis. Ah ! Je crois qu’ils sont là. »

    Quatre visiteurs franchissaient le seuil de la maison escortés par les serviteurs. Ils portaient un large habit noir comme pour dissimuler leurs traits. L’un d’eux portait un coffret. Ils entrèrent et se postèrent, alignés, devant le maître. Le dernier des visiteurs déposa son coffret à même le sol. Lentement, une lumière monta du coffret et illumina la grande salle. Ensuite, la lumière se densifia et revêtit une forme humanoïde. La forme avait de grandes proportions. Gigantesque. Elle semblait faire dans les quatre mètres de haut. La forme s’intensifia. Elle se concrétisa.
    Le personnage était bien visible, maintenant. Sa couleur dominante était d’un violet très pale et très lumineux à la fois. Une voix surgit.

    « Je vous salue tous, chacun, les uns et les autres, hommes et femmes. Nous avons été sensibles à votre appel. Nous sommes venus car nous savons que vous êtes prêts à nous entendre. Soyez remerciés et loués pour la beauté et la pureté de vos cœurs. »

    Le maître avait regagné sa place mais était resté debout, respectueux. Il se rapprocha de l’être tout en se maintenant à distance.

    « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il avec une curiosité mêlée d’admiration et d’un profond respect.

    « Nous sommes issus de vous-même ; bientôt ; un jour lointain ; ailleurs ; dans une autre dimension. Nous ne sommes pas des dieux bien que nous pourrions, sans difficulté, montrer une supériorité par rapport à l’évolution actuelle de la terre. Mais en réalité, nous ne sommes pas supérieurs à vous. Pas plus qu’un fils est supérieur à son père, pas plus que le premier maillon d’une chaîne est supérieur au dernier. Nous faisons partie, comment dire, d’un meilleur tirage, d’un meilleur choix, d’une meilleure combinaison bien avant la vôtre. Simplement avant la vôtre. » Il souligna étonnamment ce mot. « Voyez-vous, l’Infini a concrétisé son amour et a créé un monde limité. Ce fut là le premier miracle de la vie. De ce monde parfaitement limité, toutes formes de vie se sont développées. Certaines plus vite que les autres ; certaines ont terminé leur cycles ; d’autres se sont organisées. Sur des milliards et des milliards d’années, certaines vies ont, les premières, trouvé la bonne combinaison, la meilleure voie. Et ainsi de suite. Nous sommes actuellement, les descendants de ceux qui ont trouvé leur évolution bien avant vous. Mais nous veillons aussi sur vous. »

    Chacun des membres de la confrérie s’était levé et avait rejoint leur maître-compagnon. Ils s’étaient tous placés autour de l’être de lumière. Chacun le voyait pleinement. Comme si les perspectives du monde réel s’était, pour un bref espace de temps, estompées.

    « Que nous proposez-vous ? » demanda le maître.

    « Notre aide ! » répondit l’humanoïde géant.

    « Votre monde est plongé actuellement dans le plus grand fléau de l’humanité. Dans votre histoire, les hommes se sont battus pour la nourriture d’abord, ensuite ils se sont battus pour les territoires de chasse puis, ils se sont battus pour leur dieux. Aujourd’hui, ils continuent encore. Parallèlement, ils ont créé de leurs mains le symbole de leur puissance. L’argent. Et tout cela, vous le savez déjà. Votre confrérie connaît déjà toutes ces informations et vous avez suffisamment grandi pour en être complètement détachés. En revanche, l’humanité s’y enlise et ses forces ne sont pas suffisantes pour l’en extirper. C’est la raison pour laquelle je vous propose notre aide.
    En ce qui concerne les questions que vous vous posiez, sachez que nous avons caché la stèle de la connaissance dans un repli du monde inaccessible. La coïncidence pour l’atteindre existe sur des milliards de combinaisons. Cette stèle dévoile l’origine de la race humaine ainsi que son devenir. Nous l’avons dissimulé pour éviter que cela enflamme le feu des religions de la terre et ne provoque une croisade multiple.
    La table d’émeraude est le passage que nous utilisions autrefois pour aller et venir dans votre monde. Elle est aussi très dangereuse pour vous. Celui qui emprunte sa voie devient maître des dimensions. Maître du temps, maître de l’espace, maître du monde. En revanche, il perd son humanité et ne peut revenir en arrière. Nous avons enfoui la table d’émeraude dans les profondeurs et dans le feu de la terre afin qu’elle ne soit plus employée.
    Les perturbations du temps sont dues au passage d’un homme de votre race. Il a accepté de franchir les limites du monde pour rechercher l’amour et revenir sur terre porteur de la puissance de l’amour. Il est parti en éclaireur. Il reviendra porteur de lumière.
    Votre rôle sera d’observer les évènements liés à la stèle ainsi qu’à la table d’émeraude. Votre rôle sera, également, d’accueillir le retour du porteur de l’amour.
    Mais pour l’instant, nous vous invitons à un baptême particulier pour chacun de vous, tous ensembles. Nous allons vous montrer les coulisses de l’univers. »

    Tandis qu’il parlait, les quatre visiteurs avaient érigé une arche lumineuse. Une arche à l’architecture qui semblait défier les lois de la physique. Les arcs semblaient partir dans des directions opposées tout en se réunissant au sommet. Ils paraissaient flotter dans l’air tout en étant reliés au sol par de solides piliers.

    L’étrange personnage se positionna au centre de l’arche.

    « Venez, hommes et femmes de la Terre ! Venez et soyez les témoins ! »

    Les douze confrères entrèrent dans l’arche. Les quatre visiteurs replièrent alors l’espace de celle-ci. Il n’y eut alors plus rien. La grande pièce s’était vidée de ses occupants. Seul le souffle du vent au-dehors était perceptible.

    Le sage

    Le sage était heureux. Il était arrivé nu dans ce nouveau monde, comme un enfant, et chacune de ses rencontres l’avait habillé de lumière, d’eau, de feu, de terre et d’air. Il se sentait comme une nouvelle création.

    Le haut personnage parla alors : « Je suis le passeur. Mon devoir est de te faire traverser les différents mondes jusqu’à ta destination. J’étais là lorsque tu as quitté ton apparence humaine et charnelle. Tu ne pouvais me discerner car j’étais sur une vibration différente du monde des humains. Pourtant, c’est moi qui ai accueilli ton corps spirituel et qui lui ai fait franchir la frontière. Le passage n’étant pas matériel, tu n’as vu que des lignes d’énergies, des cordes cosmiques. Les coulisses de la création. Lorsque nous sommes arrivés sur le premier monde, ton âme était celle d’un enfant ; c’est pourquoi les trois premiers anges sont des enfants. Ils sont là pour te faire rire et pour réjouir ton cœur d’enfant. Ensuite je t’ai amené sur le deuxième monde. Les quatre anges qui se sont occupés de toi sont des femmes mères. Ensemble et différemment elles t’ont accouché. Les quatre éléments que tu as traversés t’ont donné un nouveau corps, une vision neuve, un cœur nouveau, une enveloppe nouvelle, un souffle nouveau. Maintenant, tu vas pouvoir jouir de la vie de ton nouveau corps. Nous entrons à présent dans le troisième monde. Continue le chemin ; nous nous reverrons au bout. »
    Le passeur salua le sage et s’en fut.

    Le chemin était simple. Ni rocailleux ni en pente, ni encombré. Il allait tout droit. Tout droit vers l’infini. Ni paysage, ni détail ne permettait de distinguer l’avancée du marcheur. Au fur et à mesure qu’il marchait, le chemin se fondait de plus en plus avec la clarté de la lumière. Bientôt on n’y vit plus rien. Que de la lumière, sans repère. Comme un aveugle pour qui les ténèbres auraient été lumière totale. Pourtant, le sage ne craignait pas le vide. Il ne craignait pas de se perdre non plus. Il continuait à avancer. Le passage dans ce néant lui semblait un bain purificateur.
    Dans un temps étiré au-delà de la foi de celui qui marche, des couleurs se dessinèrent. D’abord fluides, mélangées puis, séparées et enfin ordonnées. Enfin, le chemin de lumière devint couleurs.

    Les couleurs continuèrent à changer et le chemin devint enfin rouge. Il invita le sage à l’emprunter. Au bout du chemin, il y avait une maison rouge. Sur le seuil de la maison, une femme aux cheveux rouges. Elle le fit entrer. La porte se referma sur lui.
    Lorsqu’il fut à l’intérieur, Rouge n’était plus là. Pourtant toute la maison transcendait sa présence. La pièce où il se trouvait était chaude et plongée dans la pénombre. Il lui semblait entendre des sons, de la musique, des voix étouffées. Au centre, il y avait une sorte de nacelle sous l’arc voûté de la salle. Il s’y assit, s’y coucha et s’endormit profondément. Pendant qu’il dormait, il entendait les battements du cœur de la maison. Il en était bercé. Il s’adaptait. Il ne pensait pas ; il ressentait tout simplement. Il était relié à sa maison ; il était relié à la vie. Lorsqu’il comprit sa réalité, il s’éveilla. Il était au dehors.

    La femme Orange le berçait doucement. Elle lui chantonnait une chanson d’amour. Il était bien avec elle. Elle était sa protectrice. Il avait faim. Elle lui offrit des fruits. Le premier avait la douceur du lait maternel, le deuxième la consistance des soupes de la terre, le troisième l’acidité du feu, le quatrième la légèreté de l’air. Il savoura le moment de sa première enfance. Ensuite, il grandit.

    Quand tout devint jaune, il vit d’abord son reflet à côté de lui qui le secouait. Comme une image de lui-même, il lui courait autour. Jaune, comme une sœur jumelle riait et courait. Elle était joyeuse. Entraînante. Un sourire d’amour se dessina sur ses lèvres et dans son cœur. Il prit la main tendue de sa sœur et se laissa guider. Instant d’amour fraternel. Ils couraient, tous les deux, dans les chemins. Elle était espiègle, elle était farceuse, elle jouait beaucoup. Et lui aussi. Ils s’amusèrent et rirent aux éclats dans la pleine lumière d’un jour ensoleillé.

    Plus tard, ils continuaient à marcher dans les prairies. Verte avait relayé Jaune. Les jeux et la complicité avaient apporté un amour de sérénité. Ils étaient ensemble. Ils se sentaient l’un l’autre. La verdure du paysage éclairait leur cœur d’une amitié ouverte. Ils marchèrent tout l’après-midi se tenant la main ; partageant chaque instant de découverte. Il faisait chaud. Ils avaient soif.

    Au travers des arbres, ils aperçurent d’abord des reflets bleus. Une ligne imaginaire qui approfondissait l’horizon. Puis, se dessinèrent des berges et des baies ombragées. Bleue l’avait patiemment attendu. Le lac bleu était accueillant. Ils se dévêtirent et plongèrent ensemble. D’abord des cris enthousiastes. Puis la joie de nager et de se sentir faire corps avec l’eau. Ensuite la béatitude d’être ensemble dans l’eau. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et connurent l’extase de vivre en harmonie.

    Lorsqu’ils sortirent de l’eau, la couleur du temps avait changé. Une heure après l’heure ; juste après. Indigo était silencieuse. Elle n’avait plus besoin de mots ni de paroles. Dans la clarté indigo du crépuscule, ils se regardèrent, échangèrent leurs vœux ; ils étaient l’un pour l’autre. Ils n’espéraient rien d’autre que de vivre à nouveau avec une ouverture l’un à travers l’autre.

    Violette l’aimait. Le soir les avait recouvert lorsque, enlacés, ils s’offraient mutuellement leurs âmes, leurs corps, leurs esprits. La nuit était violette. Elle les recouvrit tous les deux.

    Blanche était l’aube. Blanche était la lumière. Blanche était l’âme du sage. Il avait acquis une nouvelle dimension. Blanche s’était fondue en lui. Son cœur s’était ouvert à son âme sœur ; son âme sœur s’était ouverte à lui, s’était offerte à lui, s’était donnée à lui. Désormais, ils étaient deux. Ils étaient heureux, ils s’étaient retrouvés, ils étaient unis, Ils étaient un.

    Le passeur était là. Toujours grand, toujours imposant, toujours déterminé. Mais fier. Non pas fier de lui-même. Il était fier de celui qu’il avait accompagné, il était fier de celui qu’il allait emmener vers sa nouvelle terre.

    « Ne crains rien ! » lui dit-il en le tenant fermement. « Je dois te maintenir car, à présent, le feu va t’épurer. »

    Ils arrivèrent auprès d’une source qui se déversait dans un bassin très profond. Il le saisit par les pieds et l’immergea complètement. Dans le bassin, le sage se réalisa aussitôt. Il n’était plus homme ni chair ni même vie, il était un être de lumière. Tout un voile s’était déchiré. Il comprenait, il redécouvrait sa propre essence, il voyait qui il était vraiment. Il leva la tête et vit qu’il était fils de Dieu. Il se retrouvait comme à l’instant de la création. Il était nu. Nu de toute expérience et nu de tout connaissance. Lorsque le passeur le sortit du bassin. Le sage avait vu la vérité et la liberté. Il sut, alors, que son corps, son esprit et son âme allaient le recouvrir et que son essence primaire serait à nouveau enveloppée pas ses connaissances. Il comprit alors le sens du passage. Son immersion lui avait révélé son être astral, hors de tout corps. Son corps physique, à l’instar, le submergeait de toutes ses expériences d’homme. Il ne reniait aucune d’elles. Il savait qu’il ne pouvait revenir à l’aube de sa création sans renier son histoire, ses conquêtes, ses maîtrises. Il fallait qu’il trouve au travers de son existence à transcender son moi profond et sa connaissance. Alors, il regarda le passeur auréolé de feu et dit : « Je vais, maintenant, traverser le feu. ».

    Il devait reconnaître la souffrance de la terre. Il en était issu, il reviendrait.
    Il était né sur la terre, il désirait, à présent, retrouver l’expérience de la terre.
    Elle allait être douloureuse.
    Il n’avait pas d’appréhension car il savait, qu’à tout moment, il restait relié.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE FÉVRIER

    Le conquérant marche au zénith sous le soleil point culminant
    Il a appris à observer, comprendre, entendre et entreprendre.
    C’est dans la lumière bénite, à l’aise dans son élément,
    Qu’il a su toujours préserver toute son existence à apprendre.

    Il est le temps qui accélère et qui impose ses limites
    Qui indique la persistance du moindre atome qui demeure.
    Il est le temps qui décélère, qui mesure et qui délimite
    La durée de tout existence, de ce qui naît, grandit et meurt.

    Le voyageur

    Le voyageur contemplait le coucher de soleil sur la mer. Les somptueuses couleurs habillaient l’océan de pourpre. Le vent s’était mis à souffler. Il avait, au début, chassé les nuages aux confins de l’horizon. Il avait, ensuite, fait trembler la face des eaux. Il avait, par la suite, provoqué l’agitation parmi les flots. La tempête s’annonçait. Elle s’éveillât, montât de l’horizon et s’abattit tel un ennemi magique sur la mer. Pendant des heures le navire fut ballotté, soulevé, rabattu, conduit comme un fétu de paille par les éléments déchaînés. Chaque membre de l’équipage, des hommes de métier, tantôt priait, tantôt bravait le Léviathan des mers, tantôt cherchait à sauvegarder sa vie.
    « J’en ai connu des tempêtes, des folles furieuses, des mortelles et des extrêmes. Je crois que celle-ci est la fille de toutes ces furies réunies ! » Lança le capitaine comme un défi ou comme un constat. « Quelle route suivez-vous, capitaine ? » demanda le voyageur. « Une nouvelle route que m’a indiquée un guide maritime qui, bien qu’inhabituelle, me permettait de rattraper notre retard. Mais maintenant, bien que j’aurais aimé l’avoir avec nous, je préfèrerais le savoir rôti dans tous les enfers ! J’espère bien que … »
    Le capitaine fut pétrifié en même temps que l’équipage comme s’ils étaient en présence de Neptune. Un mur d’eau, d’une hauteur inimaginable, d’une largeur impossible à discerner, se dressait devant eux, les dominait et allait, dans quelques secondes, s’abattre sur les aventuriers de la mer. Plus le contact était imminent, plus les vents s’agitaient.
    Le mur bascula puis, subitement, il disparut.
    Dans le creux de la vague, la nef ressemblait à un pèlerin agenouillé devant Dieu.
    « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Le mur d’eau ? Plus rien ! ». La tempête s’amenuisait maintenant, petit à petit. La nuit noire, glaciale lui succéda.

    Aux premières lueurs du matin, au moment où commençaient à pâlir les étoiles, le timonier rugissait « Damné compas de malheur ! Le voilà qui s’est complètement affolé ! Le voilà qui regarde le sud à présent ! ». Tous les marins s’empressèrent et accoururent autour de la boussole et constatèrent, consternés, l’étrange fatalité.
    Le voyageur regarda de tribord et bâbord et, en s’adressant à ses compagnons, « Avez-vous remarqué, si la boussole nous indique non pas le sud mais le nord, où se lève le soleil en ce moment ? ». « Dieu des mers, rugit le capitaine, il se lève à l’ouest ! ».
    Les marins croisèrent leur regard. À la fois éberlués et consternés. La terreur était sous-jacente.
    Le voyageur restait calme. Au contraire de tous ses compagnons qui voulaient revenir en arrière, il préférait reconnaître sa nouvelle situation et l’accepter. Il ne revenait jamais en arrière et bien souvent l’impossible devenait pas à pas possible ; comme un espoir surgi du néant à chaque avancée.
    « Avez-vous fait le point ? » s’enquit le voyageur auprès du capitaine.
    « Eh bien ça a l’air complètement loufoque. Si on admet que l’est et l’ouest sont inversés, alors tout concorde. Nous sommes bien sur notre route, le cap est bon, tout va bien. À condition, bien sûr, d’accepter que le ciel est à présent transposé, comme à travers un miroir. »
    « Île droit devant, capitaine ! » hurla l’homme de vigie. Agrandie par les lentilles de la longue-vue de marine un petit morceau de terre se détachait de l’horizon. La vision en était irréfragable.
    « Nous y serons ce soir, j’estime. Droit devant les gars ! Nous avons besoin de faire une halte ! ». Le capitaine se tourna vers le voyageur. « De tout l’équipage, tu restes étrangement calme. Comme si tout ce qui se passe autour de nous n’existait pas. Soit tu es fou, sois tu es l’homme le plus courageux que je connaisse ! ».
    Le voyageur sourit : « Voici le nouveau monde ! ».
    Il se tourna vers le capitaine : « C’est bien ce que vous étiez venu chercher, n’est-ce pas ? ».
    Au coucher du soleil, le navire accosta. L’île était bien réelle. C’était la parfaite reproduction de toutes les îles que l’on voit dans les livres d’image. Une longue bande de plage ceinturait le pourtour. Une crique s’ouvrait et offrait à l’œil la beauté d’une lagune. Une jungle touffue faisait office de manteau. Un volcan endormi émergeait du milieu de l’île.
    L’ancre fut jetée, les tours de garde furent distribués. On attendrait le lendemain pour débarquer. La nuit serait longue.
    Au plus profond des ténèbres, le voyageur était de garde. Il composa une chanson.
    D’abord l’obscurité bleuit, la ligne d’horizon pâlit. L’aube se rapprochait. Au moment où le soleil se leva à l’ouest, un oiseau lança un cri. Dans la clarté naissante du jour, chacun observait l’île. Elle avait l’air beaucoup plus grande que la veille. Immense, même.
    Le capitaine, le voyageur et deux matelots descendirent dans la chaloupe et lentement, voguèrent vers le rivage. L’eau était transparente, pure et chaude à leurs pieds. Ils avaient l’impression d’atteindre un paradis. La lagune semblait du bleu le plus pur qui puisse exister.
    L’étonnement de chacun augmentait de seconde en seconde.
    « A première vue, l’île devrait faire entre 15 et 20 kilomètres de rayon environ, si nous supposons que le pic se trouve au centre. Ce qui nous donne une circonférence d’une centaine de kilomètres de circonférence si notre île est de forme arrondie. Si vous voulez mon avis, une simple reconnaissance ne sera pas suffisante. Je vais faire débarquer les hommes. Trois resteront à bord à tour de rôle pour former la garde. Nous allons installer le campement ici, au bord de la lagune, provisoirement. » Le capitaine donna ses ordres brefs et précis. Il s’agissait pour lui, avant toute chose, de préserver le moral de ses hommes et de tout faire pour ne risquer aucune vie.
    « As-tu une idée de l’endroit où nous sommes, voyageur ? » questionna le capitaine.
    « Ma première impression est que nous avons basculé dans un repli du monde. Je ne peux pas, pour l’instant, expliquer comment cela s’est produit. Nous sommes passés par une sorte de porte et nous sommes à présent de l’autre côté du monde. Il y a deux possibilités : la première, la plus simple, que ce soit le fruit du hasard et dans ce cas, il est impossible de prévoir si nous allons en sortir ; la deuxième et, à mon avis, la plus probable, est que nous naviguions au bon endroit et au bon moment et que quelque chose ou quelqu’un nous a attiré ici dans un but bien précis. Même si le premier choix est le bon, il ne servirait à rien de saper le moral des hommes. Je propose alors de suivre mon intuition et découvrir ce qui nous a attiré dans ce monde. Je suis persuadé que lorsque nous l’aurons découvert, nous pourrons librement repartir. »
    Le capitaine ne répondit pas. Le voyageur avait raison. Il prenait autant de soin pour la sécurité de tous que pour lui-même. Ensemble, ils allaient devoir découvrir leur destinée et le rôle qu’ils devaient jouer.

    Lorsque l’équipage eut débarqué, chacun entreprit de monter un campement de fortune. Les eaux étaient très poissonneuses. Tandis que tous s’affairaient, le voyageur se confectionna un harpon et se mit à pécher. À midi, la pêche était fructueuse. Sur un lit de braise, tous firent dorer leurs poissons et mangèrent tout en commentant leurs aventures et en se questionnant sur leur devenir. Ils s’enquirent auprès du capitaine de ce qu’il convenait de faire. Celui-ci s’entretint avec le voyageur.

    « Il est inutile de nous risquer tous en même temps. Que les hommes continuent de dresser le bivouac pour la nuit. Je vous propose, vous, deux de vos hommes et moi-même, d’aller en reconnaissance vers l’intérieur. À heure fixe, nous enverrons un signal visible de la plage afin, qu’en cas d’attaque, nous puissions être secourus ou, au contraire, que l’équipage puisse nous rejoindre s’ils sont menacés. Il serait sage de faire plusieurs groupes, mais nous ignorons encore la topologie de l’île. Nous sommes, donc, contraint d’agir ainsi ».

    Le capitaine acquiesça. Leur repas terminé, les quatre éclaireurs partirent vers l’intérieur des terres. Ils marchèrent à pas de loup. Une heure, puis deux, trois, quatre. À intervalle régulier, ils lançaient une fusée de signalisation tout en faisant une pause. Ils n’avaient, malgré tout, guère avancé. La forêt était dense et le sol incertain. Chacun était aux aguets. Au quatrième arrêt, le voyageur averti ses compagnons.

    « J’ai vu des ombres derrière les arbres. Je crois qu’on nous épie depuis un bon moment, maintenant. Ne paraissez pas effrayés. Continuons à avancer. S’ils étaient hostiles, ils nous auraient déjà attaqués. »

    Inquiets et sur leur garde, ils atteignirent, enfin, l’orée du bois. Dès qu’ils furent dans la clairière, comme surgies de nulle part, une douzaine de guerriers leur barrèrent la route. C’étaient des guerrières. Elles étaient magnifiques. Elles arboraient un air farouche et décidé.

    « Bien ! » dit le voyageur. « Notre rencontre commence. »

    Le conquérant

    Le conquérant observait les collines à l’horizon. La nuit allait bientôt tomber. Une ombre rougeoyante les dominait et annonçait les vents du lendemain.
    Lorsque le convoi atteignit la première étape, ils eurent tout juste le temps de s’engouffrer dans l’auberge lorsque les météores rugissants déversèrent leur fougue parmi les arbres et les prés en soulevant des nuages de poussières aveuglants.
    Ils restèrent un moment sans dire un mot jusqu’à ce que le conquérant brise le silence.
    « Madame, messieurs, comme vous le savez, nous devons rencontrer demain les habitants du désert et, surtout, leurs chefs. Notre mission est d’observer et noter les points faibles comme les points forts puis, il nous faudra négocier. La tâche de chacun sera de la plus haute importance. Vous, l’homme de science vous aurez à expérimenter les sols et les minéraux. Madame, en tant que botaniste et écologiste, vous devrez livrer votre diagnostic quant à la possibilité d’ensemencements et de cultures. Vous, commandant, votre rôle est d’estimer s’il existe des dangers et d’explorer les contrées. Quant à moi, en possession de vos rapports je devrai négocier au mieux les nouvelles terres. Nous avons très peu de temps et surtout ne devons pas montrer un trop grand intérêt pour eux et surtout encore ne pas montrer la moindre faiblesse de notre part. Ces gens nous ont choisis comme étant dignes de confiance, nous devons faire en sorte qu’ils en soient fiers. S’il y a encore des questions non résolues, je vous conseille de les exposer maintenant. Je tâcherai d’y répondre d’après mes connaissances.
    – Croyez-vous qu’ils se montreront coopératifs ?
    – Ce sont eux qui nous ont contactés, nous pouvons en déduire qu’ils sont pacifiques.
    – Savez-vous s’il existe parmi eux des hommes de science, des érudits ?
    – Il existe des sortes de chaman chez eux. Ils enseignent les jeunes et font office d’hommes médecine. Mais ils sont très discrets et semblent peu enclins à communiquer leur savoir. En revanche, ils ne sont pas belliqueux. Libre à vous d’entrer en contact avec eux. Après tout, c’est aussi votre rôle.
    – Quelles armes possèdent-ils ?
    – Eh bien, ils se servent essentiellement d’armes de jet. Arcs et javelots, d’après ce que j’ai pu apercevoir. Néanmoins, étant donné qu’ils ne subissent jamais d’attaque d’ennemis, il est possible qu’ils aient autre chose d’efficace. De très efficace. Je ne vous conseille pas d’essayer de découvrir de quoi il s’agit. Laissez-leur leurs secrets. Après tout, nous ne sommes pas là pour les convertir. Dieu merci, nos gouvernements nous ont épargné la présence d’un prêtre. À moins que, au contraire, le clergé ne fomente quelques idées en secret. Enfin, pour l’instant nous n’avons pas à nous préoccuper de politique ni de religion. Eh bien madame, messieurs, si j’ai répondu à vos questions, je vous propose d’aller tous nous coucher. Départ à 5h avant l’aube. Bonne nuit. »

    La nuit fut-elle semée de rêves et de suppositions, elle recouvrit chacun et leur permis de recouvrer leurs forces.

    Une brise légère et le froid du matin. Quatre compagnons s’affairaient. L’un triait ses livres, documentations, matériel d’échantillonnage. Une autre préparait son matériel d’observation, microscopes et matériel de chimie portables. Le troisième passait ses armes en revue, son matériel de communication. Le conquérant était déjà dehors. Il s’occupait des chevaux. Il avait préféré les utiliser plutôt que des machines qui auraient pu souffrir des vents du désert. D’autant plus que les ressources en carburant étaient très limitées. Les chevaux, eux, avaient l’avantage de se déplacer plus facilement quel que soit le relief du terrain. Ils pouvaient, éventuellement, devenir aussi une monnaie d’échange. C’était peut-être faire peu de cas de leurs montures mais il fallait faire des choix.
    Ils partirent. Quatre cavaliers et quatre montures de bât. Personne ne parlait. Chacun observait le paysage qui défilait lentement comme les aiguilles d’une horloge. Ils devaient franchir la barrière des collines avant de pénétrer dans la contrée d’investigations.
    Arrivés au sommet, ils firent une halte pour déjeuner et pour s’occuper des chevaux. À présent, la plaine s’offrait à leurs regards.
    Le conquérant sourit : « Voici le nouveau monde ! ».
    Les deux scientifiques et le commandant avaient déjà endossé leurs jumelles et chacun scrutaient, guettaient, détaillaient la contrée sauvage. Chacun cherchait selon ses motivations. Le conquérant, quant à lui, examinait la route à suivre jusqu’au village où ils étaient attendus. Ils y seraient au soir estima-t-il.
    C’était le début de l’après-midi. Le conquérant donna l’ordre du départ. Pendant toute la chevauchée jusqu’à leur destination, l’homme de science notait toutes ses observations dans son carnet de voyage. La botaniste faisait de même mais, par moment, elle mettait pied à terre pour prélever un échantillon soit de terre, soit végétal. Le commandant, de son côté, vérifiait ses cartes et faisait constamment le point. Mis à part le conquérant qui demeurait calme et serein, les activités intenses de ses trois autres compagnons révélaient une nervosité qui trahissait leurs inquiétudes.

    Lorsqu’ils arrivèrent enfin aux abords du village, le soleil était commencé à se rapprocher de l’horizon. Sa lumière tamisée peignait les maisons d’une couleur dorée. La citadelle apparaissait aux cavaliers comme revêtue d’or. Sur la place principale, un groupe d’hommes et de femmes les attendait.
    Le conquérant mit pied à terre et s’avança vers le personnage le plus important qu’il connaissait comme leur chef. Les habitants portaient un air sévère, déterminé et farouche. Ils étaient chez eux. Le conquérant salua le chef du village et ses guerriers, se présenta lui-même puis, présenta également ses compagnons. Le chef parla brièvement à l’une de ses villageoises. Celle-ci invita les quatre étrangers à la suivre et les emmena dans une grande habitation qui, apparemment, leur était attribuée. Des serviteurs transportaient leurs bagages tandis que d’autres emmenaient leurs chevaux aux écuries.
    L’hôtesse leur montra leurs quartiers et fixa avec le conquérant le rendez-vous pour le repas du soir.

    Quand tout fut prêt, ils arrivèrent, tous ensemble vers le banquet. On plaça le conquérant à côté du chef du village. Sa fille s’installa à la gauche du conquérant. Les trois autres compagnons s’attablèrent de l’autre côté. Aussitôt, la fête commença.
    Les cuissots de gibier, accompagnés de légumes sauvages et acidulés révélèrent les sens de tous les convives. Les coupes s’emplirent de vins éclatants. Des plateaux pourvus de mets étranges quant aux couleurs, quant à leur substance s’échangeaient de place en place. Ils étaient accueillis. Le conquérant, alors, se leva et, tout en brandissant sa coupe, présenta ses hommages à ses hôtes. Il leur fit part de ses désirs de concrétiser, tous ensemble, des échanges constructifs. Avec autorité, il s’adressa à l’assemblée et parla d’échanges, de communications, d’avenir et d’amour.
    Des danseuses entrèrent en scène. Elles ravirent chacun des invités. Au milieu, la fille du chef, parée d’habits aussi somptueux que légers, fixait de son corps et de ses ondulations les quatre étrangers. Son regard s’attachait au conquérant.
    Le repas somptueux se termina. Chacun se retira. Les quatre compagnons regagnèrent leurs quartiers. Lorsque le conquérant regagna sa chambre. La fille du chef était là. Elle se leva. Fit glisser sa tunique. Le conquérant la toucha. Il était sensible à l’offrande, il était sensible à la femme, il était sensible à cette femme qui offrait le plus profond des messages de son peuple. Il caressa sa nuque, enlaça ses épaules et l’invita à se coucher avec lui.

    Le maître

    Le maître embrassa du regard ses invités. Ils étaient tous arrivés à présent.
    « Bienvenu et merci à tous d’être venus. Je me réjouis d’avance de la soirée que nous allons passer ensemble ! ». Chacun des invités salua son hôte. Tous s’unirent et se congratulèrent avec un respect, une admiration et un amour fraternel profondément empreint.
    Le maître de la maison invita ses hôtes à le suivre dans la salle à manger où le couvert était mis. La pièce était haute de plafond. C’était une place de rencontres et de serments. Chaque invité retrouvait sa place, son siège et son emblème. Silencieusement, comme pour une cérémonie, comme pour une séance théâtrale, les acteurs se mirent à leur place. Nul besoin de mots ni de phrases. Seule la communion de chaque regard décrivait la scène.
    Le repas, alors, commença. Les sourires détendirent les traits des convives. On parla un peu de tout d’abord ; des nouvelles ; des enrichissements ; des ajustements ; des réconciliations. Les salades de fruits exotiques conquirent maints palais, les poissons enrichis de saveurs apportèrent leurs goûts de voyage, les cuissots marinés concrétisèrent leurs richesses de bouquets et de fumets, les vins couronnaient chaque plat par leur mariage subtil et harmonieux. Un festin pour honorer les hôtes ; des hôtes pour honorer un festin.
    Lorsque tout fut consommé, lorsque les serviteurs eurent débarrassé l’immense table dodécagonale, lorsque tous furent rassasiés, les lampes diminuèrent lentement leur clarté, les volets tamisèrent la froideur de la nuit, les cheminées tempérèrent la chaleur de la salle de réunion.
    Le maître se leva et parla.
    « Mes amis, comme je vous l’ai indiqué dans mes précédents messages, certains évènements m’ont contraint à agir et à vous demander votre aide ».
    De l’autre côté de la table le baron répliqua aussitôt « Si tu nous as convoqué, c’est certainement d’une très haute importance ! Jamais tu ne nous aurais réunis sans raison ! Et si nous sommes tous venus à ton appel, tu te doutes bien que nous avons compris, à la valeur de ta requête, son importance. ».
    Le maître leva aussitôt ses mains « Avant que chacun ne pose de questions, laissez-moi vous exposer les faits ».
    « Ces derniers temps, j’ai longuement parcouru les contrées de la terre. J’y ai trouvé quatre faits marquants qui m’ont fait réagir plutôt qu’agir. C’est dire à quel point je n’y étais pas préparé alors que j’aurais dû rester vigilant. Je suis au regret d’avouer que j’aurais mieux fait de suivre mes intuitions il y a quelques années ; j’aurais perdu moins de temps. Mais qu’importe ! Le réveil, tant douloureux soit-il, est notre meilleur allié, même s’il doit être cinglant.
    Premièrement. Il est réapparu une stèle. Cette stèle avait été découverte lors d’une campagne en Égypte par un général conquérant il y a de cela plusieurs siècles. D’autres stèles avaient été découvertes dont l’une a permis de décrypter la signification des textes anciens. Pour dissimuler sa présence, on se mit à rapporter beaucoup de souvenirs, plus importants les uns que les autres jusqu’à mentionner l’importance des pyramides et ramener en occident un obélisque. Plus hautes étaient ces découvertes, plus profonde était dissimulée la stèle.
    Deuxièmement. Beaucoup d’alchimistes, d’écrivains et d’aventuriers ont parlé d’une table d’émeraude enfouie et cachée, selon les légendes. Des légendes qui ont été volontairement brouillées pour semer les pistes et permettre l’oubli. Pourtant, des rumeurs certaines (je répète bien : certaines) me laissent à penser que cette table n’est pas seulement d’une importance symbolique mais marque bien une frontière entre deux mondes.
    Troisièmement. Plusieurs évènements non relevés par les autorités sur la planète mais observés par plusieurs médiums, que j’ai recrutés et isolés les uns des autres pour éviter toute supposition hâtive et inconsidérée, m’ont orienté vers une certitude. Des voyageurs étrangers à notre monde sont en train de venir à notre rencontre.
    Quatrièmement. Au risque de mettre en doute notre science, il est apparu que le temps ne s’écoule pas tout à fait de la même manière sur l’ensemble de notre planète. Il y a des scissions, des ruptures, des ralentissements. Comme si une main déterminée prenait le contrôle du monde.
    J’ai, bien entendu, moi-même, examiné et observé chacun de ces phénomènes. Comme vous me connaissez tous, je vous aurais fait part de chaque découverte par des messages à chacun. Mais là, la simultanéité de ces quatre évènements, vous en conviendrez, est telle que j’ai organisé cette réunion car je crois que chacun d’entre nous, par son expérience, peut nous aider à comprendre. Et chacun d’entre nous doit posséder des informations pertinentes. J’en appelle à chacun. ».

    L’initiée prit alors la parole. « La stèle n’existe pas. Même pas officiellement. Tout a été accompli pour taire son existence. Je ne sais pas par quel moyen ni par quelles circonstances son existence a émergé de l’oubli. Tout ce que je peux en dire, c’est que le secret a été scellé. Seuls quelques gardiens choisis en ont pris la garde. Néanmoins, et malgré les précautions entreprises, d’autres initiés ont offert leurs vies pour en transmettre la trace. Au fil des générations, j’en suis, aujourd’hui, la dernière détentrice. Cela m’a été transmis comme une légende, une histoire lointaine. Je dois, je l’avoue, faire un effort de mémoire pour en faire ressurgir tous les détails, mais je sais de source sûre qu’elle a été écrite, en grec ancien, par le christ, lui-même, bien avant de revenir en Galilée. ».
    « Et le plus étrange, » intervint celle que tous connaissaient comme la magicienne « c’est qu’assurément, l’écriture est celle d’une femme. ».
    « En effet, c’est l’une des raisons, parmi d’autres, qui ont plongé le clergé dans le plus grand désarroi si ce n’est le plus grand schisme de l’ère chrétienne. ».
    L’ermite prit la parole : « Il existe une ancienne croyance oubliée qui affirmerait que chaque être, lors de son passage sur terre, possède son équivalent masculin ou féminin, selon son sexe, mais qui ne peut coexister en même temps de son existence. Être incarné homme et femme simultanément ne saurait être ; sinon être l’égal de Dieu. ».
    L’initiée reprit : « Et nous savons que ni sa mère, ni sa future compagne n’ont pu graver la stèle. Elle est bel et bien de la main du christ. »
    Un long silence accompagna l’écoute de ce premier échange.

    Le maître rompit le silence et demanda : « Qui donc, parmi vous, peut maintenant nous éclairer sur la Table d’Émeraude ? »
    La magicienne parla : « La table d’émeraude est à la fois un départ et un aboutissement. Un départ parce qu’elle donne la connaissance et le pouvoir à celui qui arrive à y accéder. Un aboutissement parce que son rôle est de terminer un cycle. Celui qui l’approche devra à la fois évoluer et changer de monde. On peut aussi la voir comme une porte, un seuil. On entre par la porte d’émeraude mais on sort également de son monde. Certains écrits affirment aussi qu’elle a été dissimulée jusqu’à ce que l’homme atteigne le degré de sagesse nécessaire et d’autres écrits signalent sa découverte comme le déclenchement de l’apocalypse. J’ai eu connaissance, dernièrement, qu’on l’aurait localisée à l’intérieur d’une montagne. »

    « Qui sont à présent ces voyageurs ? »
    Le mage répondit : « Certains écrits mentionnent des êtres de lumière qui auraient créé le monde. Un peu comme les dieux et demi-dieux de la mythologie. Cependant, vu le nombre de civilisations qui nous ont précédées, il est possible également que certains êtres humains aient atteint la pureté de l’esprit. Ce qui les aurait fait passer dans un plan supérieur et donc invisible à notre monde. D’autres sources, également, et qu’on ne peut pas écarter parlent de vies et d’intelligences extra-terrestres. Quoiqu’il en soit, ou bien nous demeurons incrédules et avons à faire de plus en plus d’effort pour refuser chaque nouvel argument, ou alors il faut accepter que tous ces êtres légendaires ou fabuleux sont bel et bien la représentation d’une intelligence parallèle à la nôtre. De plus des connexions de plus en plus nombreuses s’établissent venant de leur part. »

    « Qu’en est-il de l’écoulement apparemment incohérent de notre temps ? »
    L’astronome, alors, se leva. « Pour bien comprendre le cycle étrange du temps, je vais devoir utiliser des chemins parallèles. Comme nous le savons ou, du moins, le comprenons, la création du monde s’est accomplie par une formidable énergie. Dieu venait de créer le monde. Et cette création fut accompagnée d’évènements tout à fait paradoxaux. À titre d’exemple, avez-vous remarqué, bien que nous soyons au cœur de l’hiver et bien que nous traversions une tempête ce soir combien l’air est pourtant doux comme un soir d’été à l’intérieur ? Lorsque Dieu créa le monde, l’énergie primitive fut fantastique, épouvantable. La différence entre l’amour qui était insufflé et l’énergie d’expansion était, je dirais, semblable aux différents points d’un trou noir. Tellement dissemblable que nous pouvons dire, à présent, que cette énergie symbolisait le mal. Quel paradoxe ! Quelle folie divine ! Un amour de création tellement puissant que sa crête, ses extrémités en étaient le mal ! L’énergie d’amour créait sans cesse des paradoxes semblables. À chaque entité de matière créée, une antimatière apparaissait pour l’annihiler. À chaque nouvel atome sorti de la forge, des groupes tentaient de les emprisonner dans un état stable et inerte. À chaque molécule organisée, une organisation stable et inerte. À chaque cellule naissante, une organisation de vie dans le but de manger et d’être mangé. À chaque intelligence révélée, un désir belliqueux de compétition. En définitive, chaque nouveau pas vers l’évolution est précédé par le mal. Mais il faut voir le mal, non pas comme une malédiction, mais comme la trace sinon comme l’impulsion nécessaire de l’amour. Lorsque l’homme a commencé à peupler la terre, le mal ne pouvait diriger l’amour. Immatériel et dissemblable, il n’avait aucune prise. Alors, comme le mal était instigateur, il a concrétisé l’amour dans le cœur de l’homme par l’économie. Aujourd’hui, les richesses du monde circulent non pas dans tous les êtres, harmonieusement comme l’amour, mais comme un manque. Au contraire de l’amour qui se donne, la richesse se retient. Au contraire de l’amour qui ne se stocke pas, l’argent s’accumule. Le mal pousse cette contradiction jusqu’à ce que le rideau se déchire. Le mal est actuellement en train de pousser les limites de l’homme jusqu’à se rendre compte de sa propre déchéance. En résumé, le mal est en train de botter le cul des hommes à coup d’argent de plus en plus fort jusqu’à ce que celui-ci soit annihilé.
    Un autre élément de la création divine est le temps. Le temps est la main de Dieu qui guide, en parallèle, sa création. Et tout comme le mal éprouve le cœur de l’homme, tout comme le mal arrive au point limite de la résistance de l’être de lumière, ainsi de la même manière, la main de Dieu devient creuset d’épreuve. Elle se distend par endroit, se retourne sur elle-même, se déchire et se dissout. ».

    Le maître sourit : « Voici le nouveau monde ! ».

    Le sage

    Le sage découvrit des lignes fuyantes, de plus en plus rapides. D’abord blanches puis, colorées, puis irradiantes. Le scintillement fantastique était, pour lui, le prologue merveilleux de sa nouvelle expérience de vie.
    Lorsque ses sens s’éveillèrent, lentement, il ouvrit son nouveau regard.
    Un univers s’ouvrait à lui. D’abord en tout point semblable à ses connaissances puis, il s’aperçut qu’il avait acquis une autre direction. Si au début l’univers lui ouvrait un horizon, si après l’espace s’étendait à la hauteur de ses perceptions, si après il discernait la profondeur du cosmos qui l’entourait, soudainement, comme une trouée, comme un déchirement, comme une aspiration créative, il participait désormais à la quatrième direction de cet univers dans lequel il se trouvait impliqué. À la fois point, à la fois droite, à la fois espace, à la fois transformé, cet espace où il venait de s’éveiller l’émerveillait.
    Puis, comme une musique céleste, l’espace s’harmonisa.
    Fontaine de Lumière.
    Le changement fut soudain. Il ne flottait plus dans l’espace. Il n’errait plus dans l’obscurité. Il se présentait devant une cathédrale de lumière. Une cathédrale dont les tours se perdaient dans les nues hors de la portée de son regard. Une blancheur immaculée noyait toute autre couleur. Il pénétra dans la nef. Toujours la blancheur. Douze piliers imposants délimitaient le hall.
    Au fur et à mesure qu’il marchait, il regardait ses mains et ses pieds, se touchait le visage. Son vieux corps ridé n’était plus, il avait une nouvelle enveloppe qui lui seyait comme un nouveau vêtement. Il était serein et une douce énergie le portait. Il flottait presque. Il allait en confiance.

    Le sage sourit : « Voici le nouveau monde ! ».

    Trois petits enfants riaient et jouaient ensemble. Trois petits êtres dynamiques. Trois petits êtres qui manifestaient leur joie. Le premier était blond comme un soleil. Le deuxième était brun comme une lune noire. Le troisième avait des cheveux roux tel un brasier ardent. Dès qu’ils aperçurent le sage, ils s’approchèrent de lui. Ils n’avaient ni crainte ni ressenti quant à sa présence. Ils semblaient même heureux de son arrivée parmi eux.

    « Bonjour, homme nouveau, tu viens jouer avec nous ? » dit le petit être blond avec enthousiasme.
    – Oui, bien sûr ! Répondit le sage. Je sais même chanter et danser !
    – Bravo, bravo, bravo ! Approuvèrent chacun des enfants.

    Ils se donnèrent la main et commencèrent à former une ronde rythmée par des chansons gaies et entraînantes. La danse fut exécutée magistralement et suivie avec attention. C’étaient de bons danseurs. Sa nouvelle enveloppe physique était emplie de bonheur. Quelle joie de bouger !

    « Bravo, bravo, bravo ! » applaudirent les enfants. « Viens goûter avec nous maintenant ! »
    Ils entrèrent dans une immense pièce où trônait une table accueillante chargée de plateaux de fruits très variés et de boissons colorés dans des tons très vifs. Une nature vivante. Ils s’approchèrent. Les enfants mangeaient goulûment. Le sage s’approcha à son tour et mordit dans un beau fruit rouge. Aucun goût aussi exquis ne semblait exister dans l’univers. Il en dégusta un autre pour faire une autre découverte aussi agréable. Chaque fruit aiguisait ses sens gustatifs. Chaque fruit paraissait parler à son être dans son langage de saveur.

    Lorsqu’il fut rassasié, il remarqua alors une musique très douce qui semblait venir de toutes parts.

    « Viens avec nous, tu dois te reposer maintenant car demain, tu devras partir pour suivre ta voie. »

    Ils l’emmenèrent alors vers une chambre à la lumière chaude et tamisée. La musique qu’il avait entendue auparavant semblait encore plus douce, plus berçante. À peine allongé sur la couche, il s’endormit aussitôt.

    Ses rêves furent agréables. D’abord, un ballet de lignes s’étirant vers l’infini qui se courbaient et se recourbaient. Puis, qui explosaient en une infinité de petits rayons lumineux. Puis des formes, des souvenirs se précisaient. Sa vie terrestre lui revenait. Il se revoyait enfant. Il revoyait sa mère, son père, l’univers de sa petite enfance. Son adolescence. Ses premières amours. Son premier amour. Sa vie d’homme et l’évolution de sa carrière. Il revivait tout son univers avec ravissement. Comme s’il était heureux d’avoir vécu, comme s’il devait remercier quelqu’un pour avoir connu tout cela.

    Lorsqu’il se réveilla, il était parfaitement reposé. Il sortit de sa chambre et se dirigea vers la salle à manger où il retrouva ses trois petits amis.

    « Bonjour! » dirent en chœur les trois enfants. « Viens déjeuner avec nous ! Il y a de la crème, c’est très bon ! ». C’était, en effet, aussi délicieux que la veille. Meilleur, même. Plus raffiné.
    Il était en train de terminer son repas lorsqu’un personnage de très haute stature fit son entrée.
    « Au revoir ! » sourirent ensemble les enfants. « Nous avons passé un très agréable moment en ta compagnie. Merci pour tes chants et tes danses ; nous les garderons toujours dans nos cœurs. »
    Le sage les salua de la main et se tourna vers le nouvel arrivant qui lui sourit :

    « Viens avec moi. Tu es prêt ! »

    L’être surdimensionné ne parlait pas ; il guidait. Il emmena le sage dans sa voie. Il marquait le pas. Le sage à son côté suivait cet étrange compagnon. Lorsqu’ils arrivèrent au seuil de la maison, il lui montra le chemin. « Va maintenant, elles t‘attendent ». Le sage lui adressa son salut, comme un adieu et se retourna et quitta la citadelle.

    Il marcha longtemps. Longtemps. Pourtant les pas qu’il mettait l’un derrière l’autre ne lui causait aucune fatigue, aucune souffrance. Comme si le nouveau corps impalpable qui lui avait été prêté était programmé pour l’accompagner.
    À l’orée des forêts, quatre femmes l’attendaient.
    Toutes étaient magnifiques. Comme si leur féminité surpassait leur être. C’étaient des femmes accomplies.

    La première prit la main du sage et l’entraîna en lui souriant. Elle lui présenta une coupe. Il la but et, aussitôt, il sentit son corps devenir eau. Tout en lui prenant sa main, elle l’attira. Il la suivit. Le lac, devant eux, était majestueux. Le lac d’un Roi, pensait le sage. Elle se tourna vers lui. Son sourire illuminait sa vision. Le sage, alors, s’avança et, ensemble, ils pénétrèrent dans le lac. Le contact de l’eau. Froide. Les jambes ensuite. Le corps puis, la tête. À présent, ils étaient, tous les deux, submergés. Le sage découvrit alors que leurs corps devenaient transparents. Devenaient eau. Chaque pas, chaque découverte se fondait dans cet élément. Leur progression se concrétisait cependant. Bientôt ils atteignirent une grotte immergée. La sirène lui fit progresser des marches de pierre, comme l’invite d’un passage vers l’inconnu. Leurs yeux étaient devenus bleu foncé ; le bleu du plus profond des océans. Elle l’embrassa tendrement et s’en fut.

    La deuxième femme lui prit la main. Sa main était chaude. Brûlante. Le sage était fasciné par son aura de feu. Ils sortirent de l’eau et, dans un flamboiement, les flammes de la terre firent un barrage. La pression dans sa main devint plus forte. Il suivit alors la fille du feu. Lorsqu’ils traversèrent la barrière du feu, leurs corps devinrent incandescents. Pourtant, sans se consumer, ils transcendaient l’essence même du feu. Leurs cœurs, alors, se mirent à battre, un sang rayonnant parcourait leurs corps. La frontière franchie, la troisième femme le prit en charge.

    Elle était noire de cheveux. Noire des yeux. Noire comme le plus profond des abîmes de la terre. Autant profonde était-elle, autant elle resplendissait comme la mère universelle. Le sage était très ému de la rencontrer. Elle le guida alors au travers des entrailles des cavernes de la terre. Grottes et souterrains. Chemins enfouis et gouffres sans fond se succédaient. Tout au long du chemin, leurs corps se densifièrent. Ils traversèrent le labyrinthe oublié de la terre mère. Leurs corps prirent une teinte orangée ; leurs peaux s’étaient minéralisées. Lorsqu’ils émergèrent à la surface, vers le ciel, la quatrième femme était là.

    Le vent sauvage surprit le sage. Elle le harnacha rapidement et, ensemble, s’envolèrent au-delà des abîmes. D’abord la pression du vent. Étourdissant. Une chute vertigineuse. Puis, dans un soubresaut, comme un ressac, la remontée. La quatrième femme était fille du vent. Tandis qu’ils remontaient, elle lui souriait comme pour faire passer un message d’amour. Tandis qu’ils remontaient, leur poumons se remplirent d’air, leur esprit fut agité par le souffle. Lorsqu’ils atteignirent la crête des montagnes, ils étaient vivants.

    Le personnage de haute stature était là. Il l’attendait.

    Tableau de Laureline Lechat

  • CONTE DE JANVIER

    Le voyageur est matinal et part quand l’aube est imminente
    Et devine l’aurore pâlir sur les collines embrumées.
    Il fixe le point cardinal du parcours qu’il expérimente ;
    Il ne craint pas de se salir et nulle crainte à s’enrhumer.

    Il est l’énergie qui avance, cette énergie qui crée l’espace,
    Et qui aussi crée le néant jusqu’aux confins de l’univers.
    Il est l’énergie qui devance, cette énergie qui nous dépasse
    Et qui fait paraître géants les infinis les plus divers.

    Le voyageur

    Le voyageur se leva tôt le matin. L’air était glacial, l’aube imminente. Il leva les yeux et vit les collines embrumées. Il se mit en marche. Il était insatiable de nouvelles découvertes. Les premiers rayons du soleil commençaient à se blesser sur les crêtes aiguisées des collines jusqu’à les embraser. Il rassembla ses affaires et partit. Il prendrait plus tard un moment pour sa toilette et déjeuner. À présent, il savourait les premiers instants de l’aube et en goûtait ses saveurs. Son rêve s’éveillait.
    L’eau glacée de la rosée matinale craquait sous ses pas ; il aimait cela, c’était son élément. Il marchait à vive allure. Ses bagages étaient légers. Il avait l’impression que ses membres, encore engourdis de la nuit, lui demandaient de forcer le pas. Ils avaient besoin d’exercice et de fonctionner à plein régime. Au fur et à mesure que ses jambes trottaient et que ses bras balançaient, une bouffée enivrante et euphorisante envahissait son corps. Son énergie était au maximum. C’était le meilleur moment de la journée.
    Le soleil avait maintenant fait pleinement son apparition et se postait devant le voyageur tel une enseigne. C’était le moment. Il descendit vers le port. Malgré l’heure matinale l’activité était intense ponctuée par des cris, des ordres brefs parmi les voix des bateaux. Il entra dans une auberge, alla se rafraîchir et faire quelques abutions. Puis, il s’installa à une table et commanda un déjeuner. Salade, poisson au riz, omelettes et légumes, fruits et surtout, le café brûlant. Ainsi en allait-il de quelques richesses de la vie : Une tasse de café brûlant, un bon siège et le froid au dehors ; un moment propice de repos mis à contribution pour réfléchir à la destinée de la journée qui commence à peine.
    « Tu as bon appétit, voyageur ! Toi qui sais bien composer tes repas, saurais-tu en composer pour d’autres ? ». Le voyageur sourit. Il savait écouter et guetter chaque coïncidence qui se présentait. Celle-ci en était une. Une authentique.
    « Tu as quelque chose à me proposer matelot ? » répondit le voyageur en désignant la chaise en face de lui et en invitant son interlocuteur au dialogue.
    « C’est-à-dire que je suis salement emmerdé ! » Le marin s’installa lourdement et commanda un pichet. « Nous devrions être partis depuis hier. Un petit voyage de quelques semaines à peine. Une petite équipe d’une cinquantaine d’hommes. Chacun à sa place, chacun a son rôle. Pas de place pour les rêveurs. Le cuistot qui devait nous accompagner s’est fait porter pâle la veille du départ. Depuis, je retourne le port, j’interroge les camarades pour trouver un remplaçant. En vain. J’ai même offert une bonne prime. Mais, prime ou pas, je n’ai trouvé personne. Chaque jour qui passe met mes fournisseurs et mes clients dans l’embarras et moi avec. Alors en te voyant devant ce repas complet, je me disais comme cela que tu étais, peut-être, le gars dont j’avais besoin. La place est bonne et il y une prime. Alors, compagnon, ta réponse ? ».
    Le voyageur avait continué son repas pendant que le marin racontait ses déboires. Il termina son café, régla sa note et se retourna vers son compagnon de fortune. « Montre-moi ton bateau, marin, j’ai un peu d’expérience en cuisine. Il faut que je voie ton équipement, les réserves, les hommes et que tu me parles un peu plus du voyage. Ne t’emballes pas encore, laisse-moi peser ma décision ; ça devrait aller. »
    « Suis-moi ! » dit le marin avec une lueur d’espoir dans le regard.
    Pendant le trajet à travers le port, le marin lui parla de son navire, de son équipage, du voyage, un échange de commerce vers le nouveau continent et le voyage de retour. Quelques escales. Tout était prêt, le ravitaillement assuré, rien de retenait la communauté.
    Le voyageur monta à bord, fut présenté à chacun des hommes de l’équipage. On lui montra ses quartiers, la cuisine et les provisions. Tout concordait à ce qu’il espérait, ce qu’il attendait. Il donna son accord. Aussitôt une liesse submergea les marins. Le bateau pouvait partir.
    Quand le port commença lentement à s’éloigner, le soleil était haut dans le ciel. Le départ semblait noyé dans un silence où chacun était concentré sur sa tâche.
    Le voyageur entra dans son univers et se mit à peler les patates.

    Le conquérant

    Le conquérant marchait au zénith. Le soleil à son point culminant l’irradiait de la lumière blafarde de l’hiver. Il avait neigé pendant la nuit.
    Ce n’était pas un guerrier. Il avait appris à observer, à comprendre, à entendre, à entreprendre.
    Le feu des rayons du soleil l’auréolait ; il était à son aise dans son élément.
    Il nettoyait son épée, lustrait le cuir de ses vêtements, passait sans cesse en revue tout son équipement. Il devait être prêt, toujours attentif. Il savait que s’il relâchait, ne serait-ce une fois, sa vigilance, alors il était vulnérable. Vulnérable envers la nature, vulnérable envers les aléas de la vie, vulnérable envers lui-même. Son esprit se devait d’être sans cesse aiguisé, à l’affût. Il avait du chasseur la patience et la détermination, il avait de la victime les sens en alerte et la crainte. Bien souvent, il devait négocier, marchander, lutter. Lors de ses confrontations, il devait jauger ses adversaires, évaluer leurs forces et tenir bon. Tenir bon pendant tout le temps de la lutte. Enfin, après qu’une période nécessaire de temps ait été passée, la confiance qu’il avait semée germait et finissait par s’épanouir. L’adversaire d’hier devenait alors le partenaire du présent. Quelquefois, la graine ne germait pas. Il tranchait alors d’un geste ni rageur ni colérique mais déterminé les liens qui restaient. Son adversaire, alors, n’existait plus.
    Aujourd’hui, il devait rencontrer ses compagnons. Il devrait vérifier les forces et les armes de chacun et veiller à ce que tous soient prêts. L’année commençait. C’était le bon moment pour être vigilant. La bonne période. C’en était même rassurant.
    Le village était en vue, maintenant, en pleine lumière du début d’après-midi.
    Lorsqu’il arriva au point de rendez-vous, il était en avance. D’abord, il repéra les alentours. Sans rien dire, il parcouru les ruelles. Silencieusement, il nota les entrées et sorties du village. Puis, il se fondit parmi les habitants. Il était en attente. Il appréciait énormément, comme un des trésors de la vie, ces petits moments d’attente, avant le combat, avant l’action. Rien ne pouvait en ces moments-là de penser à ce qui allait se passer. Alors, il se mettait dans un état double. En même temps, il se préparait physiquement et mentalement à l’action. En même temps, il traversait un autre monde dans lequel il se retrouvait seul avec, pour compagnon, la voix de son âme qui s’interrogeait et la voix de son cœur qui lui répondait. Il puisait dans cet échange étrange, l’eau de la source de sa vie.
    L’heure était venue. Il se dirigea au point convenu. Visiblement, ils étaient trois. Deux hommes et une femme. Le premier homme semblait assez vieux, des traits maigres, précis et ridés. Le deuxième était assez jeune et paraissait le plus valide et le plus fort de tous. La troisième personne, féminine, était la plus énergique. Elle agitait ses mains, bougeait sans cesse, faisait des petits pas. Le genre « influenceuse » dont on ne peut pas se passer où que l’on aille, pensa le conquérant. Il s’avança d’un pas décidé.
    « Bonjour madame, messieurs. Je vois à vos bagages que vous êtes prêts. Avez-vous reçu mes instructions concernant l’expédition ? »
    « Heureux de vous rencontrer, monsieur et excusez-nous. Nous ne vous avions pas vu venir et avions une conversation assez animée. Mais je puis vous assurer que chacun est prêt à vous accompagner de tout son enthousiasme. ».
    Le conquérant était homme d’action et de décision. Il prenait son temps pour réfléchir avant l’action, il pesait tous les aléas et tous les risques avant de commencer une quête. Mais lorsque le temps du mouvement était venu, sa pensée faisait comme de grands pas imaginaires comme chaussée de bottes spirituelles.
    « Bien. L’après-midi commence, je propose de partir tout de suite, nous discuterons plus en détail sur l’expédition ce soir à la première étape ».
    L’équipe se hâta vers les voitures. Dans un grincement, les véhicules s’ébranlèrent et emmenèrent leurs quatre passagers. Le soleil haut dans le ciel semblait leur indiquer la direction à suivre comme une boussole stellaire. Le meilleur des guides pensait le conquérant.
    Il s’installa sur son siège et ajusta ses lunettes solaires.

    Le maître

    Le maître parcourait son domaine le soir. Les derniers rayons du soleil profilaient les collines d’une aura étrange. Il leva les yeux et contempla les terres alentour. Il nota les travaux à entreprendre, les constructions achevées, les possibilités d’expansion. Son domaine s’étendait partout où s’étendait son regard. Il savourait particulièrement le soir car c’était, pour lui, le moment des bilans, des comptes.
    Il avait des devoirs. Des devoirs envers lui-même ; d’abord ; et envers les autres. Maîtriser ses acquis, connaître ses besoins et anticiper ses ambitions. Il devait aussi entreprendre ses démarches. Soir après soir, il faisait la synthèse de ses journées ; soir après soir, il envisageait de nouvelles opportunités.
    La terre qu’il égrenait entre ses doigts lui était familière ; son élément. Il en était issu, il en était nourri, il en était le maître.
    Ses occupations étaient nombreuses. Trop. Il se demandait si celles-ci ne devenaient pas plus importantes que ses biens. L’énergie humaine qu’il mettait à les gérer dépassait, de loin, le croyait-il, la matière elle-même. Quelle dérision de s’apercevoir que ce qu’il avait engrangé lui était plus difficile à percevoir que ce qu’il pouvait apercevoir. Il enviait, parfois, le héros de son enfance lorsque, prisonnier du méchant, il parvenait le soir après son travail à retrouver l’énergie de s’évader.
    Le soleil n’était presque plus visible mais la clarté du soir éclairait cependant le paysage. La blancheur de la neige de la veille donnait une lueur comme vibrante. Comme si toutes les maisons alentour, les collines, les prairies avaient été taillées dans une roche dure et énergétique. Plus la lumière du jour faiblissait, plus la lueur du matériau neigeux semblait irradier. La Terre s’endormait, le ciel rabattait depuis l’horizon un drap stellaire par-dessus la contrée.
    Il rentra dans sa maison. Celle-ci avait été bâtie sur le faîte de la montagne, haut perchée. Une très grande bâtisse. Elle dominait toute la vallée. De ses terrasses, on pouvait apercevoir tous les villages environnants sur une distance vaste. Très vaste. Du lever du soleil à son coucher, quiconque, posté là, aurait pu décrire toutes les activités de la journée sans en perdre le moindre détail comme si la maison du maître avait été construite dans cette intention. Bien souvent, le maître aimait emprunter l’un de ces sentiers, à pied, marcher pendant des kilomètres, arriver dans l’un de ces villages si pittoresques, y passer un moment agréable avec un ou deux vieux amis et trinquer à la santé du monde. Il considérait sa contrée comme son fils. Il l’aimait.
    Le soleil avait jeté ses derniers rayons mourants tel un adieu. La nuit enveloppait toute la contrée de son manteau étoilé. L’air était froid, mais pur. Le maître se mit à reconnaître les constellations et à les saluer par leur nom comme de vieilles amies.
    Le moment du soir, l’instant où la lumière bleue devient nuit étaient sa période préférée de la journée. Loin de la majesté éclatante du soleil, au crépuscule, les choses étaient ce qu’elles étaient ; sans éclat rajouté, sans lumière courtisane, sans aura rapportée. Chaque arbre était un vrai arbre, chaque rocher était un vrai rocher, chaque animal le véritable habitant de la planète. La nuit étoilée était alors le palais extraordinaire dans lequel régnaient le monde minéral, le monde végétal, le monde organique.
    Ce soir, il donnait une grande réception. Les serviteurs avaient allumé les lampes. D’abord, celles au dehors qui bordent le chemin, puis celles autour du grand portail, ensuite les lanternes qui longent l’allée principale, enfin les réverbères qui délimitent les terrasses. Une fois franchi ce parcours, la maison tout entière se dresse baignée dans une lumière forte, puissante mais accueillante.
    Le maître s’entretenait encore avec son intendant quand les premiers invités arrivèrent. Il descendit alors dans le hall pour mieux les recevoir. Il leur ouvrit ses grands bras et les salua.

    Le sage

    Le sage veillait la nuit.
    Le sage n’était pas un voyageur mais il voyageait.
    Le sage n’était pas un conquérant mais il bâtissait.
    Le sage n’était pas un maître mais il maîtrisait sa vie.
    Il ne voyageait pas ; pourtant il voyageait souvent.
    Il ne conquérait pas ; mais il conquérait souvent.
    Il n’était pas souvent maître ; mais il était toujours maître de sa destinée.
    Le sage était aussi fou ; souvent ; toujours et de temps en temps.
    Il n’avait plus de compte à rendre.
    Il était fou.
    Le fou marchait la nuit. Il avait enfermé ses secrets. Il les avait verrouillés avec son amour. Il avait oublié.
    L’air du soir sifflait autour de ses oreilles et l’euphorisait, c’était son élément.
    Chaque nouvel élément qu’il assemblait à son univers le rendait de jour en jour plus grand, plus solide et pourtant, il lui paraissait tellement instable en stabilité. Il se mettait alors à penser au héros de sa jeunesse qui semblait toujours gérer sa vie aventureuse d’une simplicité déconcertante et tellement plus réelle.
    Cette nuit n’était pas comme les autres. Elle ne serait plus jamais comme toute autre d’ailleurs. C’était sa dernière nuit.
    Il descendit les marches. Cela lui prit beaucoup de temps mais, à présent, il avait tout son temps. Il avait aménagé les vastes souterrains de son château. C’était son laboratoire dans lequel il avait fait un nombre incalculable d’expériences parmi les plus secrètes. Non pas qu’elles auraient changé la face du monde, simplement qu’elles auraient passé pour folles, incohérentes et l’auraient fait passer pour un fou dangereux. Un fou, passe encore. C’eut été même un hommage. Mais quand les hommes commencent à vous trouver dangereux, ils deviennent alors encore plus dangereux que celui qu’ils accusent. Mais c’était très bien ainsi, pensait le sage. Cela apprend la discrétion, l’humilité et la persévérance. C’est là la plus belle pierre philosophale du monde. De l’or pur. Tellement pur et transparent qu’il faut avoir des yeux trempés de sagesse pour le percevoir.
    Il arriva dans la salle qu’il avait préparée. Une immense voûte surmontait une pièce polygonale. À chaque arête, un immense pilier remontait puis se fondait avec ses compagnons de pierre dans la voûte tel un feu d’artifice minéral. Au centre, un grand fauteuil de cuir noir. Le bruit de chaque pas se répercutait sur les parois et s’amenuisait jusqu’à l’infini. Une étrange lumière noire baignait la nef.
    Il s’installa sur le siège de commande du vaisseau de pierre. Il était impatient. Cette ultime expérience était celle qu’il avait attendue toute sa vie. La plus grande, la plus importante, la plus profonde. Sans avoir hésité mais après une réflexion puissamment enrichie, il lança le processus.
    D’abord un son lointain, très lointain. Comme pour rappeler l’origine du monde.
    Ensuite une obscurité très profonde. Tellement profonde qu’elle dévoile tout ce qu’elle ne parvient plus à cacher. Tellement obscure que ce qu’elle contient commence à apparaître par leur seule existence.
    Enfin un froid cristallin. Un froid fragile.
    Lorsque les éléments de ce monde s’unirent, l’espace bascula, le temps devint un plan puis, se renversa, les atomes de son corps se mirent à vibrer en harmonie.
    Lorsque le départ eut sonné, le sage était déjà mort. L’expérience avait réussi. Le sage avait désormais un nouveau terrain d’exploration. Il sourit.

    Tableau de Laureline Lechat